L'"HISTOREME": VERS UNE REDEFINITION
DU CONTEXTE HISTORIQUE
Quelle est l'unité minimale en histoire? est soit une question que les historiens ne se posent pas, soit un piège dans lequel les historiens ne tombent pas.
Et pourtant. Le thème de l'unité indivisible a joué un rôle prépondérant dans bien des sciences. Et d'abord dans l'étude de la Nature - devenue chimie et physique - et de la communication - les futures linguistique et sémiologie. Leur histoire est inséparable des interminables, et pour nous souvent ésotériques, discussions sur l'a-tome et les plus petites unités découvertes au XXe siècle dans l'une, sur le mot et les divers "èmes" dans l'autre. D'autres disciplines ont suivi; citons, dans les sciences humaines, l'anthropologie structurale, la poétique, le folklore, le cinéma, disciplines profondément marquées par ce type d'interrogation.
L'origine de la quête millénaire des indivisibles est de toute évidence dans la structure de la langue, celle qui commande notre façon de raisonner. Faire sens implique la sélection d'unités minimales dans un fonds préexistant (lexique, paradigmatique), et leur combinaison selon des règles consensuelles (grammaire, syntagmatique). Pour penser le réel en termes de lois de connexion et d'agencement, on passe forcément par la recherche des particules indivisibles, donc pré-grammaticales. En chimie et en physique, l'atome ("particule qui forme la plus petite quantité susceptible de se combiner") - puis le proton, le neutron, l'électron; en linguistique, le mot - puis le morphème, le sème, etc.; en folklore et en narratologie, le motif; en cinématographie, le cadre, le plan, la scène, la séquence - ou les "photo-fragments de réalité" (Eisenstein); constituent tous la première étape - logique! - dans la découverte et la description des régularités "grammaticales". La définition de la plus petite unité et la recherche des règles combinatoires renvoient à deux opérations analytiques foncièrement distinctes, même si dans la pratique les deux sont indissociables.
On le voit, même si cette piste a produit des monstruosités, elle a été surtout au départ d'avancées dont nous sommes toujours tributaires. On aura donc beau fustiger l'"atomanie", elle a fait, pour ainsi dire, ses preuves. N'empêche. Qu'en histoire le virus n'ait jamais pris paraît, à première vue, tout à fait anodin. D'aucuns prétendraient même que ce faisant, que ce non-faisant, plutôt, l'histoire a su s'épargner une maladie d'enfance dont on voit mal le bien.
Commeçons par le "lexique" de l'histoire. Quel pourrait être l'"historème"? Deux candidats viennent à l'esprit pour être écartés aussitôt. L'Homme (et avant lui, le Grand Homme)? Non, car primo, l'homme est tout sauf une unité indivisible, même si en grec "a-tome" signifie aussi "in-dividu" (Curiosité: Gabriel Tarde, après avoir défini la chimie comme la psychologie de l'atome, appelait de ses voeux l'"atomologie du moi, j'allais dire la sociologie du moi"()); et secundo, il ne présente aucune spécificité pour la science historique. L'événement? Non plus, car il est déjà une succession d'unités plus petites; les tenants de la causalité auraient même dit que l'événement est un agencement de "causèmes". Quant aux unités pratiquées en histoire quantitative: années, enfants, tirages, bougies, quintals de blé -, outre le fait qu'elles sont mathématisées, donc abstraites, elles n'offrent ni spécificité historique, ni indivisibilité.
Faute de candidat acceptable, la lacune aurait donc été de toute façon impossible à combler. Il serait toutefois hasardeux d'arrêter déjà notre spéculation. Car si l'unité minimale est totalement absente du discours historien, une idée d'unité maximale lui est constitutive: le contexte. Donnons-en une définition: le contexte est champ unifié qui s'étend dans le temps et dans l'espace, et qui agence (terme plus faible: agrège) des X (nos fantaisistes "historèmes").
Ainsi, à la base du contexte historique se trouve la métonymie. Le contexte est fonction de liens de voisinage horizontal et vertical. Suivant la narratologie, distinguons les liens métonymiques faibles, fondés uniquement sur la proximité dans le temps et dans l'espace, des liens métonymiques forts, où à la proximité s'ajoute la causalité. Des deux liens pouvant constituer le contexte, la proximité est nécessaire, alors que la causalité est un "surplus".Le contexte historique "normale", le XVIIIe siècle français, par exemple, est constitué de de plusieurs chaînes causales parallèles: ainsi, pour schématiser à outrance, la série politique, la série littéraire et la série religieuse, et des éléments "libres" dont on s'efforce de réduire le nombre et le poids; l'optimal étant, comme dans le montage parallèle cinématographique, d'établir de cette somme hétérogène une certaine cohésion. Ainsi, seule la métonymie saurait constituer un contexte historique, pas la métaphore (l'analogie). C'est au nom de cette règle d'or de l'histoire que fut menée la critique de l'"histoire des idées", accusée de constamment rapprocher, juxtaposer, corréler les éléments les plus divers sur la seule base de la resemblance.
Mais de quoi, au juste, est fait un contexte? Quels X agence-t-on métonymiquement? Des morceaux (choisis?) du réel historique. On atteint ici le tournant de l'argument, où il prend une allure sciemment irréel - c'est-à-dire d'hypothèse d'école. Appelons ces morceaux "historèmes", entités fictives dont on ne tardera pas de se débarasser. On pourrait alors définir l'"historème" comme le plus petit contexte observable/dicible. L'"historème", en d'autres termes, serait ce qui est dans le même temps et dans le même espace; l'image arrêtée cinématographique, mieux, l'instantané.
Ce qui nous conduit à la "syntaxe" historique. Si l'on accepte notre monde (im)possible, on s'aperçoit que la plupart des travaux historiques obéissent à une bien curieuse logique. Entre les "historèmes" et le contexte par eux constitué, il n'y a pas de démarcation logique ou analytique, mais une homologie. En d'autres termes, l'"historème" est la plus petite unité de temps et d'espace disséquable, le contexte, la plus grande unité de temps et d'espace maîtrisable. (On reveindra sous peu à la substitution de "disséquable" et de "maîtrisable" par "pertinente"). Si on part de l'"historème", le contexte historique résulte d'un procédé assimilable à l'agrandissement photographique, et plus encore, à l'élargissement de l'angle de la caméra, du close up au long shot au panorama au travelling; et inversement, si on choisit de partir du contexte, l'"historème" est le point d'arrivée d'un procédé de réduction et de miniaturisation. Dans les deux cas, il n'y a pas lieu de parler de syntaxe mais d'un jeu d'échelle - micro-macro, si l'on veut. Pour utiliser une image parlante, celle de la pierre jetée dans l'eau, l'historien peut suivre trois itinéraires. Soit partir de la pierre: un document, un épisode, un moment problématique -, pour dessiner des cercles de plus en plus excentrés autour; soit partir du bassin: la France au XVIIe siècle -, pour rétrécir de plus en plus son champ; soit partir, ce qui est le plus courant, d'un cercle intermédiaire: Paris entre 1650 et 1730, les Jésuites en Amérique du Sud, l'affaire Galilée -, pour effectuer des va-et-vient vers la (une) pierre ou vers les bords du bassin. Cette imagerie évoque le célèbre premier chapitre du Père Goriot, qui nous promène du quartier à la rue à la façade de la pension Vauquer au jardinet au rez-de-chaussée à la salle à manger aux étages des appartements et finalement aux pensionnaires eux mêmes - avant que le livre ne s'engage dans l'autre sens, vers Paris et le "Monde". Va-et-vient qu'illustre le fait que Balzac commença par inclure le roman dans les Scènes de la vie parisienne, mais une note manuscrite le ramena dans les Scènes de la vie privée.
Il faut pourtant nuancer. La science historique a vu des tentatives qu'on peut qualifier de "grammaticales". Citons Marx, Max Weber, Elias, qui, condition nécessaire à toute grammaire, ont bâti des modèles de causalité reproductibles hors de leur "contexte" d'origine. A un plus haut niveau d'abstraction, la démographie historique met en jeu des corrélations les plus universelles possibles entre variables tels qu'âge de mariage, fécondité, patrimoine. Or faut-il insister sur le fait que ces "grammaires de civilisations" sont l'objet d'une critique frontale depuis une trentaine d'années, au nom du contexte (= au nom de l'histoire), précisément.
Où est le drame, me dira-t-on, et on aura en grande partie raison. Car pourquoi chercher une grammaire pour étudier un phénomène - le social en devenir - qui n'en a certainement pas? Ailleurs, j'ai moi-même démontré l'aberration d'une "grammaire cinématographique" - surtout du côté de la compréhension des films, dont l'écrasante majorité n'exigent aucun apprentissage "linguistique" autre que celui de connaître la réalité qui nous entoure. A ceci près, que la discipline historique fait et défait les recherches et les thèses en grande partie au nom du contexte. Et l'absence de réflexion sur l'opposition "plus petite unité" - "agencement" , est, selon moi, en corrélation directe avec l'absence de réflexion sur le contexte.
Si le contexte est l'unité la plus large d'espace et de temps maîtrisable, il s'ensuit que le contexte optimal, l'horizon vers lequel on devrait aspirer, est le Tout, i.e. toute l'histoire de l'Homme sur cette Terre; horizon que seules nos limites contingentes empêchent d'atteindre. Toute autre position serait logiquement indéfendable: comment en effet justifier la décision d'arrêter ici et pas là? Pour employer notre image de la pierre, il n'y a aucune légitimité de dessiner les contours du bassin en suivant ceux de la France ou du XVIIe siècle. Il y a donc un seul "contexte historique": l'Histoire (qui comprend bien évidemment la pré-histoire)...
Argument ad absurdum, on pourrait l'écarter comme ancien et inévitable: Horace n'a-t-il pas déjà distingué entre deux manières de commencer un récit, ab ovo et in medias res? Comme il est impossible de toujours démarrer avec Adam et Eve, il faut opter pour un point de départ plus ou moins arbitraire. Reste alors à atténuer le poids de l'arbitraire.
Pour le faire, on propose, à la place de "maîtrise", "pertinence": le contexte historique serait donc la plus large unité de temps et d'espace pertinente. Mais comment déterminer la pertinence? Le critère qui domine la pratique historiographique est le plus évident, le plus simple, le plus économique: la proximité dans l'espace et dans le temps. En termes juridiques, un "historème" est plus pertinent à un "historème" voisin qu'à un "historème" lointain - à moins qu'on ne prouve le contraire. Mais comme les candidats au contexte restent quasi-infinis, on ajoute à la proximité spatiale et temporelle un troisième critère: la "parenté thématique". Ainsi des "historèmes" voisins dans le temps et dans l'espace qui appartiennent aussi à la même série (économique, artistique, etc.), seraient a priori plus pertinents que d'autres. Là aussi, la précédence va à la métonymie. Associer des "historèmes" de la série littéraire qui ne sont pas voisins dans le temps et dans l'espace - Platon Hegel et Marx - relève d'une démarche que la discipline rejette comme non-historique (quoique tout à fait valable). Nous revoici devant le principe de l'homologie entre petit et grand contexte qui préside, selon moi, à la pensée historique. Et qui explique pourquoi seuls les découpages d'espace et de temps sont à même de produire du "contexte historique". Le découpage, qu'on prétend être uniquement à but méthodologique - n'est-il pas un moyen parmis d'autres d'éviter l'histoire du Tout, en décidant des contours de la pertinence -, acquiert rapidement le statut d'une substance. On appelle ce procédé réification.
Ici, on a privilégié un découpages temporels, le siècle. Car qu'est-ce que le siècle, tranche verticale de 100 ans, couchée horizontalement, et d'une façon peu régulière sur un espace mal défini, et construite autour d'un ou de plusieurs "historèmes" avec lesquels elle entretient des rapports homologiques (de synecdoque)? Qu'est-ce que le XVIIIe siècle, sinon un contexte, c'est-à-dire un principe de pertinence? Il serait en effet trop aisé, trop cruel surtout de démontrer à quel point l'historien, dans une démonstration, préférera les "historèmes" "appartenant" au même siècle (et ayant une parenté thématique) à ceux du siècle antérieur! On voit à présent mieux l'intérêt de notre "ère de la Passion" qui, en décalant la chronologie de 33 ans, décale le contexte pertinent de E = MC2, de la Révolution d'octobre, du Dada d'un siècle!
Anachronisme. Accuser un historien d'anachronisme signifie qu'il applique, qu'il impose à un contexte historique - disons le XVIe siècle - un langage qui n'est valable qu'à un contexte plus tardif - disons le XVIIe siècle. Autrement dit, à chaque contexte - à chaque siècle... - son outillage mental propre; et l'allusion au Problème de l'incroyance au XVIe siècle; la religion de Rabelais de Lucien Febvre est tout sauf gratuite.
On peut démontrer que l'"accusation" d'anachronisme est le produit direct, quasi-inéluctable, de la périodisation. Car c'est la période, entité cohérente et bien distincte des entités qui l'entourent, qui définit les contours du contexte dont tout débordement a de bonnes chances d'être qualifié d'anachronique. Dans Les misères de Historicisme, Karl Popper a démontré l'alliance peu-sacrée entre périodisation, organicisme et holisme, alliance qui veut qu'à chaque totalité, sa propre logique, et qu'on ne peut pas passer impunément d'une totalité à l'autre. Ailleurs ("...et la Révolution le siècle"), on a montré que la périodisation ne pouvait apparaître qu'à la suite d'un traumatisme découpant le présent en deux parties incommensurables (et voir les remarques pénétrantes de Philippe Ariès, supra). Il s'ensuit que l'"anachronisme" est lui aussi datable! Nietzsche l'a bien vu qui écrit, à propos des traductions: "On peut juger du degré d'esprit historien que possède une époque d'après la manière dont elle traduit et cherche à s'assimiler les époques et les livres du passé. Les Français de Corneille et jusqu'à la Révolution s'approprièrent l'Antiquité romaine d'une manière telle que nous n'en aurions plus aujourd'hui le courage - grâce à notre esprit historien supérieur" (Le gai savoir, § 83). En ce sens, l'historiographie contemporaine est née de l'expérience poignante, oh combien réelle d'incommensurabilité entre deux "contextes". Auquelle est venue s'ajouter, depuis un demi siècle, l'idéologie de l'altérité que l'histoire a pour ainsi dire assimilé de l'anthropologie. Comment, en effet, parler de l'Ancien Régime avec les concepts du nouveau, du "Nouveau Monde" avec le langage du "Vieux Continent".
Le refus de l'anachronisme a donc eu son rôle dans le progrès - incontestable - de la recherche et de l'écriture historiques. Il faut pourtant voir les fondements extrêmement peu solides sur lesquels il repose. On vient d'évoquer Popper, pour qui l'historicisme est intenable entre autre à cause de sa vision organiciste de la période. Il y a plus. Pour juger l'accusation d'anachronisme, pour mesurer sa portée implicite, il est intéressant de la rapprocher de la notion d'"erreur catégorielle". "Catégories philosophiques sont des classes, genres ou types supposés marquer une division nécessaire dans notre schéma conceptuel, division que nous devons reconnaître pour donner un sens littéral à notre discours sur le monde. Dire que deux entités appartiennent à des catégories différentes signifie qu'elles n'ont littéralement rien en commun, qu'on ne peut pas leur appliquer les mêmes termes sans parler d'une façon métaphorique ou équivoque"(). Peut-on tenir sérieusement les mêmes propos pour décrire l'"importation" de concepts d'un siècle à un autre, voire même de l'Antiquité au Baroque? C'est pourtant ce qu'on peut lire dans un ouvrage justement intitulé Les catégories en histoire, à savoir qu'"il n'existe pas de catégories historiques proprement dites en dehors des catégories périodologiques: Préhistoire, Antiquité, Moyen-Age"(). Il ne s'agit pas de tourner en dérision ce genre d'affirmation, représentative de la façon dont est normalement, quoique rarement explicitement,conçue l'idée d'anachronisme, mais de rappeler à quel point cette idée, pourtant fondamentale en histoire, repose sur un postulat inacceptable. Et s'il en est ainsi, la faute en est à l'absence de réflexion poussée sur la notion de contexte, tout comme sur son corrélat, la pertinence.
Mais peut-on penser le contexte historique autrement qu'à travers les notions de temps et d'espace? Pour ce faire, une véritable révolution conceptuelle s'impose. Mais on l'évite en jonglant indistinctement sur deux tableaux qu'on devrait pourtant clairement différencier. 1."contexte historique", où n'est pertinent que le métonymique ("voisinage dans le temps et dans l'espace"); ou pour employer le langage de la théorie littéraire, n'y est pertinent que la motivation réaliste, ou orientée vers le monde: le choix des éléments, et surtout leur agencement, se veut conforme à l'organisation du réel que le texte est censé refléter. 2. "contexte rhétorique" où est pertinent (tout?) ce qui se rapporte à la démonstration, à l'argumentation, à l'explication; il renvoie à la motivation rhétorique, ou orientée vers le destinataire: le choix des éléments et leur agencement dépend de l'effet recherché par le texte. Il va de soi que ce contexte, loin de se limiter à la seule proximité "réaliste", implique l'emploi des rapprochements les plus divers: analogie, métaphore, hyperbole, ironie, oxymore, allusion, association plus ou moins libre. Chaque texte référentiel implique les deux types de motivations. En littérature, la fictitionalité du monde raconté trahit déjà la prépondérance de la motivation rhétorique. En histoire, par contre, on peut user de cette deuxième logique de pertinence à condition de ne pas (trop) offenser les sensibilités des adeptes du seul contexte ontologiquement motivé, qui restent les gardiens du Temple historique. Bref, le contexte rhétorique est légitime tant qu'il reconnaît sa subordination au contexte historique. On peut donc dire la différence entre fiction et histoire à travers la hiérarchie des motivations: dans l'une prime la rhétorique, dans l'autre, la réaliste.
Selon moi, l'autre façon de faire de l'histoire doit passer par l'abandon, du moins provisoire, de cette hiérarchie. Si l'on s'en tient à la première définition du "contexte historique": "la plus large unité de temps et d'espace maîtrisable"-, le contexte optimal englobe le Tout; du coup, tout lui est pertinent, et la distinction entre ontologique et rhétorique s'estompe. Si l'on s'en tient à la deuxième définition: "la plus large unité de temps et d'espace pertinente", on tombe, soit sur la première définition, à travers la métonymie, soit sur la "rhétorique" - démonstration, explication, etc. -, qui seule décide où s'arrêter. Ce deuxième cas de figure signifie, de fait, qu'il n'y a pas de pertinence intrinsèque - donc pas de contexte historique a priori - tout au plus un degré de probabilité presque statistique de pertinence. L'historiographie moderne semble adhérer à cette idée, qui proclame haut et fort qu'un contexte n'est pas donné mais construit. La production historique de ces 50 dernières années, et d'abord les travaux quantitatifs, est extrêmement riche en contextes peu concevables avant. On peut même avancer que bon nombre d'ouvrages qui ont marqué l'histoire - Les rois thaumaturges, Le problème de l'incroyance, La Méditarranée, Les deux corps du roi, pour ne citer qu'eux - l'ont fait entre autre à travers leur créativité contextuelle. Les historiens persévèrent néanmoins dans leur tendance à respecter les contraintes métonymiques comme limites de leur imagination. Ainsi, les manipulations les plus téméraires s'efforcent de ne pas (trop) transgresser les découpages les plus élémentaires, du type siècle ou région.
Reste alors un seul pas, selon moi décisif, à franchir, mais qui n'est en effet que le prolongement logique de ce que l'histoire contemporaine ne cesse de revendiquer: primauté au problématique. Il s'agit ni plus ni moins de l'affranchissement de l'histoire de la primauté, à plus forte raison du monopole de la proximité temporelle et spatiale dans la construction de contextes historiques pertinents. Comme la pragmatique, qui part de ce qu'on veut faire avec la langue, l'histoire, si elle en éprouve le besoin, ce qui paraît peu probable, déterminera l'"historème" comme le plus petit élément de pertinence. Il en découlera une autre définition du contexte historique: "Ce qui, dans le passé, est pertinent à une question posée par l'historien" - par son "architecture intérieure", pour employer le langage de Calvino. L'étude des métaphores de Surveiller et punir illustre parfaitement ces propos. Entre les contextes créés par le découpage de l'Histoire en siècles: "XVIIIe vs. XIXe siècle", et ceux créés par les champs métaphoriques: "organisme vs. machine", Foucault a démontré la superiorité des derniers, superiorité qui n'est pas uniquement heuristique, mais aussi réaliste!
[1]) Gabriel Tarde, Fragments d'une histoire future, Genève, Slatkine, 1978 (1904), p.119; je dois à Paul-André Rosental cette référence.
() Paris, Payot, 1956 (1944-1945).
() M. Thompson, "Categories", in P. Edwards, éd., The Encyclopedia of Philosophy, N.Y., 1967.
() L.E. Halkin, in Chaïm Perelman, Les Catégories en histoire, Bruxelles, 1969, p.13.