Trahir le temps: 10. Génération

 

NEUTRALISER LA CHRONOLOGIE:

"GENERATION" COMME

PARADIGME SCIENTIFIQUE

 

 

   Les tenants de la notion de "génération" butent sur de très gros obstacles. Toute la littérature qui lui est consacrée, elle est immense, dit le désarroi qu'elle provoque. Car qui ne fait pas appel à cette catégorie, dans son discours de tous les jours, au moins? Qui ne la sait pas extrêmement problématique? Pour ne pas refaire, pour la énième fois, le bilan des efforts, souvent pathétiques, de surmonter ces obstacles, renvoyons d'un côté à la position, hautement hostile, de Lucien Febvre([1]), de l'autre côté à celle, nuancée mais favorable, de Marc Bloch: "La notion de génération est donc souple, comme tout concept qui s'efforce d'exprimer, sans les déformer, les choses de l'homme. Mais elle répond aussi à des réalités que nous sentons très concrètes"([2]). "Génération" répond donc à nos intuitions, mais son usage s'avère presque impossible. Pour comprendre cette tension, je propose de partir de la maladie d'enfance du terme,c'est à dire du décalage, et souvent de l'incompatibilité entre le sens original de "génération", qui est individuel, et son emploi courant, qui est collectif, entre ses connotations continuistes et sa partique discontinuiste. Ces deux oppositions sont intimement liées, on les distinguera uniquement pour les besoins de la démonstration.

 

I. Individuel - collectif.

   Le premier à parler de génération semble être Héraclite. Plutarque: "[d'aucuns] fixent à l'âge de trente ans, comme Héraclite, la durée d'une génération: c'est l'espace de temps pendant lequel le père voit son fils devenir capable d'engendrer"([3]). Censorinus (IIIe siècle): "C'est Héraclite qui a donné à cet espace de temps le nom de génération, parce que cet espace de temps comprend un cycle de vie humaine; il l'appelle cycle de vie parce que c'est le temps que met la semence humaine pour produire une autre semence([4])"

   "Génération", le sens même du mot l'indique, les définitions antiques aussi, est donc un phénomène purement individuel, c'est pourtant un phénomène collectif qu'elle désigne. L'année de naissance et la généalogie, facteurs constitutifs du sens originel de "génération", sont impossibles à concilier avec le groupe. Exemple révélateur: le livre de Jacques Bainville, L'Histoire de trois générations (1815-1918) (1934), raconte l'histoire du fils, du père et du grand-père. C'est pourtant de la succession de trois générations de Français qu'il s'agit là. "Génération" est donc hautement, contradictoirement métaphorique. Cournot, pourtant grand adepte de "génération", écrit: "Dans la société, il est vrai, tous les âges sont mêlés, toutes les transitions sont continues, les générations ne se placent pas bout à bout comme un tableau généalogique". Ce qui ne l'empêche point de poursuivre: "Aussi n'y a-t-il que l'observation des faits historiques qui puisse nous apprendre au juste comment le renouvellement graduel des idées résulte du remplacement des générations les unes par les autres, et quel temps il faut pour que le changement devienne sensible, au point de distinguer nettement une époque d'une autre"([5]).

   L'éclatement de la notion va plus loin. Il touche la participation différentielle, et parfois décalée, au groupe: on ne fait pas partie d'une, mais de plusieurs générations (de la Guerre d'Algérie, de Mai 68, de la Nouvelle Vague, des Nouveaux-Parents, du Micro-Ordinateur); entre plusieurs générations contemporaines, on fait plus, et plus souvent moins partie d'une que d'autre (de la Guerre d'Algérie, de 1956); et souvent on ne fait pas partie de la génération à laquelle notre âge nous prédermine (de la Guerre d'Algérie, de Mai 68). Ces virtualités, tous les jours concrétisées, sont dûes à l'impossible glissement du temps individuel au temps collectif. Est même si on est conscient du piège, on en reste prisonnier; témoin, une fois encore, Cournot: "Ici, au contraire, ce n'est plus par siècles, c'est par vingtaines ou par dizaines d'années que comptent les connaisseurs, pour marquer des changements sensibles, des phases distinctes..."([6]). Tout se passe comme si le raccourcissement de la durée résolvait quoi que ce soit.

 

II. Continu- discontinu

   Hérodote (- Ve siècle): "Trois cent générations en lignée masculine représentent 10,000 ans; car trois de ces générations font 100 ans" (Histoires, Livre II, chapitre 142); ailleurs, Hérodote préfère 25 ans: "Ils [...] régnèrent l'espace de 22 générations en ligne masculine, pendant 505 ans, le fils recevant le pouvoir des mains du père"(Histoires, I,7). Ainsi, l'origine de génération est continuiste - transmission génétique de père en fils. Mais son emploi dominant en sociologie, anthropologie, histoire, est discontinuiste - concurrence et conflit entre "père" et "fils". Le mise entre guillemets de "père" et "fils", résultat inéluctable du passage de l'individuel au collectif, marque déjà le caractère métaphorique de cet emploi.

   Si "génération" renvoie à la discontinuité, c'est qu'entre temps elle est devenue un formidable instrument de périodisation. Certes, son origine généalogique, dynastique qui plus est, aurait pu faire de génération le corrélat exact des périodes-règnes successifs: la "génération Louis XIII", la "génération Louis XIV", etc. Il n'en fut rien, et pas à cause de l'irrégularité des durées règnales. La raison a été souvent débattue ici, c'est même un des arguments centraux du livre: la périodisation, dans le sens fort du terme, est un phénomène récent, né d'une rupture existentielle. Le besoin de découper l'Histoire en tranches clairement distinctes, en opposition l'une à l'autre, ne pouvait donc correspondre à la continuité dynastique. Et en effet, on a démontré plus haut ("...et la Révolution  le siècle") que ce besoin s'est pour la première fois fortement manifesté avec la Révolution française. Sans recherches empiriques, de la manière déductive qui est aussi une des constantes du livre, j'hasarderai l'hypothèse suivante: comme la notion de "siècle", celle de "génération" devrait être issue de 1789-1793. On en a déjà eu une illustration dans le sentiment de dépaysement éprouvé par Suard, protoype de ce qui est devenue la génération pré-révolutionnaire, quand il fut projeté dans l'Empire; et par Thierry, prototype de la nouvelle génération, lisant la biographie de ce même Suard: "Ces hommes sont prersque contemporains, et il y a des siècles entre nous et eux". Cette hypothèse rend aussi plausible l'affirmation de Thibaudet, selon laquelle "le terme génération s'impose avec Musset. Ce sont les premières pages de la Confession d'un enfant du siècle qui font entrer l'idée de génération dans le langage courant et les lieux communs de la littérature"([7]). La "génération romantique", dont Musset est représentatif, est au départ d'une longue tradition dont nous sommes les si dociles héritiers (ou dupes): la "lutte des générations".

   (L'historique de "dor", équivalent hébreu de "génération", est édifiante. Dor signifie "chaînon dans l'histoire familiale", il sert pourtant à dire "âge". Ainsi, la plupart des occurrences du mot dans le Talmud renvoient à un segment temporel marqué par un événement - le dor de Babel -, par une personnalité historique - le dor de Noé. Le plus courant est l'âge marqué par un rabbin prééminent - le dor d'Hilel et de Shamaï, le dor de Yehuda Hanassi. Par un léger glissement métaphorique, dor ne désigne plus la transmission génétique entre père et fils, mais la transmission du savoir entre maître et disciple (dans le cas de quelques autorités illustres, Yochanan ben Zakaï et Akkiva en premier lieu, les études n'ont commencé qu'à l'âge de quarante ans...). C'est donc une "fausse" périodisation, car fondamentalement continuiste, la suite des générations rabbiniques  étant une "chaîne ininterrompue" dans laquelle chaque dor prétend n'être que le fidèle continuateur-exégète du dor précédent.)

 

 

Expérience de pensée: Génération comme paradigme scientifique

 

  La source des ambiguités est le fait que le sens métaphorique de "génération", qui est incompatible avec son sens littéral (ou plutôt originel), est devenu le sens dominant. La clarification passe forcément par une décision arbitraire de faire de l'acceptation collective et discontinue de "génération" le sens littéral. Il s'agit donc de couper "génération" de ses racines! Pour ce faire, on ignorera l'origine - etymologique et logique - de "génération", pour ne considérer que ses traits constitutifs actuels; disons qu'on adoptera une approche fonctionnaliste, voire même behavioriste, de "génération".

   Le langage générationnel repose sur la cohésion (du groupe) et l'opposition (entre groupes) - ce qui n'est pas sans rappeler les deux plliers de l'art de la définition d'Aristote: genus proximus (cohésion) et differentia specifiica (opposition). Pour ne pas tomber dans le cercle vicieux où le facteur temporel décide de la cohésion et de l'opposition de collectivités, il faut étudier la génération dans le cadre général de la création de groupes soudés et antagonistes. C'est dans ce cadre qu'on verra le rôle de l'âge, ou de toute autre communauté datée (par exemple le fait d'avoir été marqué par le même événement). En d'autres termes, il s'agit ici de neutraliser ce facteur. Pour ce faire, j'ai cherché un modèle dans lequel cohésion de groupe et opposition entre groupes jouent un rôle primordial, le temps, un rôle secondaire. Soit le concept de paradigme scientifique. La pensée paradigmatique dans les sciences, esquissée par Ludwik Fleck dès 1935 ([8]), est justement associée avec le nom de Thomas S. Kuhn([9]). Ici on s'appuira sur ces deux textes classiques, ainsi que sur la contribution de Mario Biagioli([10]).

   A première vue, le choix paraît surprenant. Le modèle paradigmatique n'évacue nullement le facteur temps - voir les titres des ouvrages de Kuhn et de Fleck: "révolution", "genèse", "développement"([11]). Il se justifie, selon moi, par deux constats:

1. Contrairement à leur ambition affichée, c'est dans l'explication de la coexistence des paradigmes, l'un à côté, voire face à l'autre, plutôt que dans celle de la succession des paradigmes, l'un après l'autre, que ces thèses sont novatrices. La résistance, incarnée par Karl Popper, l'a été justement au nom de ce principe, à savoir qu'on n'y fournit pas de critères de préférence pour une théorie plutôt qu'une autre. Pour pousser le relativisme jusqu'au bout, si toutes les théories se valaient - ce que Kuhn et Fleck sont évidemment loins de penser - leur cohabitation serait plus probable que l'élimination de l'une par l'autre. Pour employer le jargon darwiniste, on dira que Kuhn et al. expliquent mal l'émergence, et encore moins l'extinction des espèces, mais très bien la répartition des resources disponibles et la création de nouvelles ressources.

2. Même si l'axe temporel joue un rôle dans cette pensée, la cohésion et la résistance d'un paradigme ne dépandent point de son inscription dans un temps spécifique, ni dans une durée pré-limitée du type générationnel. Autrement dit, la communauté biologique n'est jamais un élément d'explication chez Kuhn et Fleck, car l'histoire des sciences a connu, et dans bien des disciplines connaît toujours, des paradigmes séculaires, voire millénaires!

 

   A partir d'ici, le lecteur est invité à s'essayer dans l'exercice suivant: traduire "paradigme", "communauté", "collectivité de pensée", "espèce scientifique", par "génération", voire par une génération particulière, "Mai 68" ou "les désenchantés de 1956", par exemple. La possible interchangeabilité des termes servira de test de la thèse ici avancée.

 

   Selon Kuhn, la science repose sur une communauté de savoir, de définitions, d'objectifs (d'autres ajouteront des aspects plus sociologiques et institutionnels de cette communauté). L'activité scientifique, que notre imaginaire veut iconoclaste, ennemie jurée de tous préjugés, ne serait en effet possible que grâce à un consensus fort. Pour avancer, le scientifique ne peut pas être cartésien à plein temps. Le doute, certes nécessaire, est en réalité appliqué à une infime partie de son champ; le "reste": méthodes, connaissances "préliminaires", questions légitimes et questions qu'on ne peut pas poser - doit "aller de soi"; ou, pour le dire moins brutalement, ce "reste" n'est remis en cause que quand le paradigme cesse d'être rentable. Tant que ce besoin ne se fait pas sentir, ce qui est le cas dans 99.99% de la science, la science "normale", comme l'appelle Kuhn - terme qui a littéralement scandalisé Popper, Lakatos, Feyerabend([12]) -, repose sur un grand conservatisme.

   Curieusement, les sciences "pures" sont bien plus conservatrices que les sciences sociales, a fortiori les arts. Le paradoxe n'est qu'apparent. Plus une activité intellectuelle est paradigmatique, plus tranchantes y seront les frontières entre "normal" et a-normal", entre légitime et illégitime. Exemple bête, sauvage, éloquent: depuis le XVIIe siècle, la science a décrété une antinomie définitive entre astronomie et astrologie; et à l'intérieur de l'astronomie, entre Copernic et Ptolémée. Du coup, évoluer dans un système exclue toute possibilité de "faire des sauts" dans l'autre, la stricte obédiance au paradigme étant la condition sine qua non de son existence, donc de sa fécondité. Rien de tel en histoire ou en peinture, pour ne citer qu'elles. L'école dite des Annales n'exclue nullement l'école dite "positiviste" qu'elle a pourtant proclamée caduque - ceci explique qu'on préfère qualifier de "proto-paradigmes" les tendances en sciences sociales; a plus forte raison on ne peut raisonnablement parler d'exclusion mutuelle entre Réalisme et Impressionisme - les styles artistiques sont franchement a-paradigmatiques (d'autres les qualifient de "modes").

  Une thèse centrale - et choquante à bien des égards - de Kuhn concerne les procédés qui forgent la cohésion d'une communauté scientifique. Choquante, car elle apparente celle-ci aux corporations de métier, dans les deux cas le groupe est formé par l'apprentissage d'un bagage commun et de techniques qui ont maintes fois fait leur preuve. Pire. Selon Kuhn, la formation des futurs chercheurs passe par une radicale simplification du réel et de la discipline; les compagnons ne sont exposés qu'aux thèses finies; on leur fait grâce des balbutiements et des incertitudes. L'histoire du champ est présentée comme un long success story; sa philosophie est perçue comme un corps étranger à la "vraie recherche" - tout au plus y revient-on à soixante ans; alors que toute considération sociologique est bannie.

   Formés ainsi, les scientifiques ont une tendance prononcée à percevoir le réel à travers ce que Kuhn appelle, exagérément sans doute, un gestalt. Le paradigme devient une grille de vision et de lecture: ce qui le dépasse est au mieux non-intéressant, au pire inexistant. Ce phénomène a surtout des bienfaits: le fait de ne pas remettre constamment en cause les acquis assure une grande économie d'énergie, donc des résultats. Il est inutile d'insister sur ses méfaits, les contradicteurs de Kuhn l'ont souvent fait: pratique non-critique, aveuglement partiel, obstination à intégrer, coûte que coûte, les données dans le paradigme. Il n'empêche, la science normale fonctionne grâce à la non-problématisation des bases. Jusqu'à ce que l'investissement dans l'adaptation des données au paradigme est trop important, il le rend de ce fait non-rentable; une "révolution scientifique" naît.

  

   La collectivité de pensée (Denkkollektiv), dit Ludwik Fleck, est un groupe social dont les membres partagent un style de pensée (Denkstil) stabilisé. "Style de pensée": ce qui délimite le possible et l'impossible, le pertinent et le non-pertinent, l'intéressant et l'inintéressant; et même le visible et l'invisible. Cette série d'opposition démontre à quel point la communauté dont parle Fleck repose sur l'exclusion, à la fois formelle, sociale, et de contenu, à travers des statuts, des coutumes, un langage, ou du moins une terminologie qui lui sont propres.

  Ce qui nous mène à un concept occupant une place stratégique dans la pensée de Kuhn: l'incommensurabilité. Deux paradigmes concurrents, i.e. qui prétendent expliquer grosso modo les mêmes phénomènes, ne partagent pas le même langage. Cela crée une impossibilité de dialogue entre les deux - une incommunicabilité, si l'on veut, Kuhn va parfois jusqu'à parler d'intraduisibilité. Cette position est foncièrement relativiste, qui postule le caractère indécidable de la science. Cela explique son rejet catégorique dans le camp popperien. Celui-ci semble affirmer que comme il y a une seule rationalité, se dire incommensurable ne peut être qu'un jeu rhétorique: bien sûr qu'ils peuvent communiquer, mais ils ne le désirent pas.

   On peut imaginer une troisème voie. Appelons-la fonctionnaliste-dynamique. Selon cette approche, l'incommensurabilité ne sera plus à prendre à la lettre, à savoir que Descartes, pour prendre un exemple célèbre, n'a vraiment pas pu traduire Aristote. Par une telle prouesse, on suspend la question de la sincérité, voire même de la réalité du phénomène, pour se limiter à l'observation de son rôle dans l'émergence, et encore plus dans la cristallisation des nouveaux paradigmes.

   Dans l'analyse de Fleck, plus une communauté de pensée est sylisée, moins elle est disposée à communiquer avec d'autres communautés. Mais quel sens y aurait-il de trancher, dans cette configuration, entre "réalisme" et "rhétorique"? Prenons le cas de Galilée. Dans ses débats farouches avec les aristotéliciens, étudiés par Biagioli, Galilée ne cesse d'insister sur le fait que lui et eux appartiennent à deux "Denkstille" incompatibles. Est-ce que Galilée ne pouvait vraiment pas parler avec ces concurrents? Certainement pas. L'analyse de leurs travaux respectifs, le sens commun aussi, prouvent que, statistiquement parlant, le commun dépassait largement le différend. C'est pourtant sur la partie non-compatible que les uns et les autres ont construit leur "dialogue"! Pour des raisons socio-anthropologiques, certes, mais aussi pour des raisons purement intellectuelles, il leur était tous plus rentable de mettre l'accent sur l'impossibilité de communiquer. Ainsi le célèbre Dialogue de Galilée, dont le but déclaré est de convaincre ses opposants, fait tout pour les éloigner. En réalité, c'est aux adhérents de son paradigme que ce texte est adressé, l'objectif de Galilée étant de renforcer la cohésion de son groupe à travers l'impossible dialogue avec l'Autre.L'incommensurabilité devient, selon ce schéma, un étape indispensable dans la construction d'une identité collective. Biagioli va beaucoup plus loin, qui avance que ce qui n'était qu'une stratégie finit par devenir réalité: passé un cerain seuil, les paradigmes-"espèces" ne peuvent réellement plus communiquer entre eux (i.e. se reproduire). On ne le suivra pas.

   Pour casser l'image trop bétonné du paradigme kuhnien, je fais appel à l'analyse de Ludwik Fleck. Selon lui, la collectivité de pensée est une sorte de conglomérat plus ou moins hétérogène au centre magnétique fort. En d'autres termes, l'adhésion s'y fait d'une façon souvent partielle. Pour rendre compte de l'adhésion différentielle, Fleck propose une distinction extrêmement féconde entre cercle esotérique et cercle exotérique. Ce passage mérite d'être cité in extenso:

 

"La structure générale d'une collectivité de pensée consiste en un petit cercle ésotérique et un plus large cercle exotérique; chaque cercle est constitué de membres appartenant à cette collectivité et formés autour d'une oeuvre de l'esprit (Denkgebilde), tel un dogme religieux, une idée scientifique, une rêverie artistique. Une collectivité de pensée est faite de nombreux cercles qui s'entrecoisent. Chaque individu peut appartenir à plusieurs cercles exotériques, mais probablement à peu, et même à aucun cercle ésotérique. Il y a une hiérarchie graduée des initiés, et divers fils qui relient les grades ainsi que les cercles. Il n'y a pas de relation directe entre le cercle exotérique et la création, mais uniquement de relation médiane. Ainsi la plupart des membres de la collectivité de pensée ne sont reliés aux oeuvres produites par le style de pensée qu'en se fiant aux initiés. Mais les initiés ne sont pas indépendants pour autant. Ils sont plus ou moins dépendants, consciemment ou inconsciemment, de l', donc du cercle exotérique.([13])"

 

   Ainsi, le noyau dur d'un collectif a le monopole de la créativité; mais les limites de leur liberté créatrice sont rigoureusement dessinées par les adhérents "passifs". L'exemple de la mode est probant: Yves Saint-Laurent, Christian Dior, Pierre Cardin sont maîtres du jeu tant qu'ils n'en violent pas les règles; règles qu'ils ont certes fixées, mais qui appartiennent plus aux femmes et hommes ayant adhéré au jeu et qui sauront les faire respecter.

   Plus on est proche du centre, plus on est engagé - et vice versa. Il s'ensuit que les membres des cercles exotériques ont des liens souples avec le style de pensée du collectif, ce qui leur permet de faire partie, sans trop de contradiction, d'autres collectifs que rien ne paraît pourtant rapprocher. En règle générale, dit Fleck, "une personne participe plus souvent à des collectivités de pensée éloignées qu'à des collectivités proches. Des physiciens, par exemple, professent, de nos jours encore, le style de pensée religieux ou spirituel, mais peu d'entre eux se sont intéressés à la biologie dès que celle-ci est devenue discipline indépendante([14])". Les combats fratricides sont de loin les plus féroces, ainsi entre Trotskistes et Maoïstes-Léninistes.

  

           *                  *                 *

  

   Nous approchons la fin de l'expérimentation. Elle aura atteint son objectif si le lecteur a vu la vraisemblance de la traduction de "génération" par "paradigme", "communauté", "espèce scientifique", "collectivité de pensée". Elle aura été décisive s'il a vu dans cette vraisemblance la preuve que le facteur temps n'est pas indispensable pour rendre compte du phénomène générationnel.

   Comme dans toute expérience de pensée, l'intérêt de celle-ci réside dans la poursuite d'une idée jusqu'au bout, ad absurdum, si l'on veut. Il convient donc de revenir, en fin de parcours, à une position plus réaliste. Force est à présent de constater que le facteur temps, s'il n'est pas constitutif à l'existence d'une génération, lui est instrumental; vu sous un autre angle, il est probable. Un groupe quel qu'il soit trouve souvent sa cohésion, comme son opposition à d'autres groupes, dans des points de repère temporels: avoir autour de 22 ans en 1968, avoir plus de 15 ans en 1944, avoir connu l'Israël d'avant 1967. Ces paramètres ont servi, et servent toujours, de techniques d'inclusion et d'exclusion. Chacun de nous pratique, avec les uns et contre les autres,ces signalements si commodes, si efficaces. Mais pour employer la terminologie de Fleck, il ne s'agit, là aussi, que de la condition minimale pour être des cercles exotériques, et encore. Décrire le cercle ésotérique à travers ces clés contingentes, comme c'est le cas dans le maniement de la notion de génération, serait abberrant.

   Il reste à s'interroger sur le pourquoi de l'appel constant, et qu'on a dit en grande partie trompeur, au facteur biologique dans la formation d'un groupe. Le recours au modèle paradigmatique dans la compréhension du phénomène de "génération" pourrait mener, en dernière analyse, à une remise en question profonde de son "être" face à son "paraître". On est parti de l'incompatibilité entre les "racines" de génération: individuel et transmission, et son emploi actuel: collectif (cohésion) et discontinuité (opposition). Kuhn, Fleck et Biagioli ont illustré la complémentarité de ces deux processus, à savoir que la cohésion du collectif passe par l'opposition radicale: "On a rien à se dire!", voire "On ne parle pas de la même langue!". Si l'on accepte que l'incommensurabilité est construite sur une partie infime de le communication, et qu'elle ne concerne que le cercle ésotérique, on s'explique mieux ce qu'on ne cesse de constater: la continuité entre les générations; on s'explique aussi ce que les relativistes se refusent bien évidemment d'admettre: le caractère cumulatif de la science - disons-le: le progrès. Ce qui nous ramène au sens originel de "génération", qui est celui de la transmission génétique entre père et fils! La psychologie et la sociologie nous apprennent à voir, derrière l'apparence conflictuelle de ces deux protagonistes, une force de répétition, d'imitation et de reproduction. C'est à se demander si le modèle paradigmatique en histoire des sciences n'aurait pas à gagner à faire un détour du côté de la génération.

 

 

   (Dérive. Le statut de l'intellectuel dans cet édifice est paradoxal. Le topos de la génération romantique, et déjà les "couches" philosophiques grecques de Thalès à Aristote, montrent que génération tend à être associée aux intellectuels. Mais de quels côtés des oppositions "transmission - opposition" et "individuel - collectif" se situent-ils? L'image de l'intellectuel idéal qu'ils se véhiculent: frondeur et individualiste, est à cet égard contradictoire, car elle ne laisse pas de place à la constitution d'un groupe. A la regarder de plus près, cette image de marque est bâtie sur quelques exceptions, Socrate, Diogène, Nietzsche, Foucault, mais ne correspond point à la masse de ceux qui se disent "intellectuels". La gent intellectuelle manifeste en effet toutes les caractéristiques d'une corporation; de plus, sa principale fonction sociale reste la transmission culturelle, pas sa problématisation. Pour être fidèle à sa mythologie, l'intellectuel devrait donc adopter une autre plateforme, qui aboutira à l'incommensurabilité entre cohésion et véritable opposition. Il n'y a d'opposition qu'individuelle, il n'y a d'intellectuel qu'anarchiste. Quelle utopie.)

 

  

 

 



([1]) Lucien Febvre, "Générations", Projet d'un article pour le vocabulaire historique, Bulletin du Centre de synthèse international, N 9 (juin 1929), pp.36-43.

([2]) Marc Bloch, Apologie pour l'histoire, op.cit., pp.150-151.

([3]) Plutarque, Des oracles qui ont cessé, II, 415 E; les citations de Plutarque et de Censorius sont tirées des Présocratiques, Paris, Gallimard, "Pléiade", 1988, pp. 143-144.

([4]) Censorius, Du jour de la naissance, XVII,2. Censorius y fait une distinction pour nous suggestive: "Un siècle est la plus longue durée de la vie humaine, comprise entre la naissance et la mort; donc ceux qui ont pensé qu'un siècle durait trente ans paraissent s'être largement trompés".

([5]) Antoine-Augustin Cournot, Considérations, op.cit.,Tome I, p.126.

([6]) Ibidem,, p.134.

([7]) Albert Thibaudet, "Réflexion sur la littérature: L'idée de génération", Nouvelle Revue Française, Tome XVI (1921), pp.344-353 (citation p.351).

([8]) Ludwik Fleck, Entstehung und Entwicklung einer wissenschaftlichen Tatsache: Einführung in die Lehre vom Denkstil und Denkkollektiv, Bâle, 1935; on s'appuie ici sur l'édition anglaise, Genesis and Development of a scientific Fact, Ed. T.J. Trenn & Robert K. Merton, trad. F. Bradley & T.J. Trenn, Préface Thomas S. Kuhn, University of Chicago Press, 1979.

([9]) Thomas S. Kuhn, La Structure des révolutions scientifiques , Paris, 197 (1962, 1970).

([10]) Mario Biagioli, "The Anthropology of Incommensurability", in Galileo's Strategies for the Social and Cognitive Legitimation of Science, Ph.D., Université de Berkeley, 1989, pp.372-416, à paraître.

([11]) Tout comme l'argument carrément évolutionniste de Biagioli sur la cristallisation de l'"espèce" galiléenne contre l'"espèce" néo-aristotélicienne.

([12]) Voir les articles de J.W.N. Watkins, S.E. Toulmin, K. Popper, I. Lakatos, P.K. Feyerabend, et la réponse de kuhn, in Criticism and the Growth of Knowledge, eds. Imre Lakatos & Alan Musgrave, Cambridge University Press, 1970 (1965).

([13]) L. Fleck, Genesis..., op.cit.,p.105, c'est moi qui traduit.

([14]) Ibid, p.110.

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