Trahir le temps: 6. L'ère chrétienne

 

 

ESQUISSE D'UNE HISTOIRE DE L'ERE CHRETIENNE

 

 

   Notre histoire-fiction de l'ère de la Passion devait rendre étrange, à la limite du compréhensible, la pratique devenue si familière qu'est le découpage de l'histoire en siècles. Mais pour bien cerner la nature spécifique du siècle, il faut l'inscrire dans une cascade d'"anomalies", dont il n'est que la dernière "chute", dans les deux sens du termes, et de ce fait la plus radicale. Remontons le courant

- Découper le Temps en tranches de cent ans

- Découper le Temps en unités arithmétiques quelconques

- Découper le Temps

- Dater le Temps (la chronologie)

- Dater à partir d'un point "une fois pour toutes fixé" (M. Bloch), i.e. en ère.

Ainsi, le siècle clôt un parcours long, linéaire quoique peu régulier, qu'on  intitulera "L'homme (occidental) fait violence au Temps" -par "violence", et c'est là une définition minimale, on entend toute opération dont la science des civilisations comparées démontre le caractère exceptionnel. Et si c'était la définition-même de l'Histoire?

   Si l'on adhère à cette analyse, deux phénomènes, aux deux extrêmités de la cascade, présentent un intérêt particulier: le siècle - et l'ère chrétienne qui en est la source. Le siècle serait l'expérience cruciale de notre façon de "faire de l'histoire", une sorte d'"idéaltype": "Plus l'idéaltype est net et univoque, plus il est étranger à l'univers concret, et plus il rend de services à la terminologie, à la classification et à l'heuristique".

   Le siècle - 100 - est inhérent au système décimal; il est donc naturel qu'on conçoive le siècle comme un sous-produit automatique et immédiat de la chronologie décimale dont l'ère chrétienne est un exemple paradigmatique. Il n'en est rien. L'idée même de découper l'Histoire en périodes, a fortiori en périodes mathématiques,est un monopole de l'ère chrétienne([1]).

   De même que le siècle est étonnamment récent, l'ère chrétienne est loin d'avoir l'âge du christianisme. Si le Christ est né vers l'an 1, l'an 1, lui, est né beaucoup plus tard. L'idée même d'établir une chronologie propore à l'Eglise fut complètement étrangère aux premiers chrétiens. De même, la césure, pour nous si évidente, de l'avant-et-de-l'après J.-C., le monde chrétien l'a tout aussi longtemps ignorée. "Ignorée", écris-je; un lapsus qui trahit la naturalisation de l'ère chrétienne dans nos esprits.

   Tout aussi étonnante est notre ignorance de ces faits. Sauf erreur de ma part, il n'y a même pas d'étude de synthèse sur l'ère chrétienne, absence, naissance, diffusion, effets. A la limite, il serait peut-être plus urgent de s'interroger sur cette lacune que de la combler. L'une et l'autre de ces missions dépassent le cadre de mon étude (et de mes compétences). Mais il est essentiel d'en dégager les grandes lignes. Car bien avant que le siècle n'"impose sa tyrannie à l'historien" (Le Goff), il y a eu, comme condition préalable quoique décalée d'un millénaire, la tyrannie de l'ère chrétienne.

 

 

L'embarras du choix comme signe d'indifférence

 

   Quand les hommes qui vivaient autour de la Méditerranée éprouvaient le besoin de dater, ils avaient l'embarras du choix. L'article "Ere" de la Grande Encyclopédie en recense cent quatorze; un spécialiste de l'épigraphie grecque affirme que chaque ville de l'Asie Mineure disposait de son propre système de datation([2]). Cette multiplicité d'"ères" ne signifie ni richesse ni créativité débordante, mais indifférence. Ce raisonnement, qu'on nuancera sous peu, repose sur une règle générale: l'hétérogénéité des réponses est en relation inverse avec l'importance accordée à la question. Ainsi le polythéisme, comme toute coexistence pacifique entre croyances contradictoires, semblent lui obéir([3]). Deux moments forts de l'histoire illustrent cette corrélation négative: la christianisation de l'Empire romain et la Révolution française. La première a transformé la question somme toute secondaire de la foi en enjeu majeur, voire unique; la deuxième inscrit au centre de l'agenda national des questions peu débattues jusqu'alors, comme la langue, le découpage de l'espace français, les poids et les mesures, etc. Mais ces deux exemples sont problématiques. Ils impliquent l'équation "incohérence = indifférence", qui est à démontrer plutôt qu'à postuler. Ce qui nous invite à formuler la règle II: chaque réforme qui va dans le sens de l'uniformisation transforme - rétrospectivement -l'indifférence en désordre. Ainsi, la départementalisation de la France a rendu flagrante la "pagaille" administrative qui la précéda, on s'étonne même comment les hommes pouvaient se repérer dans une telle "anarchie". En conséquence, règle III: chaque homogénéisation réécrit l'histoire en termes téléologiques.

 

  C'est dans ce piège que sont tombés ceux qui ont travaillé sur la chronologie, et qu'on s'efforcera d'éviter avec un succès variable. L'ère chrétienne, cas d'uniformisation par excellence, et à l'échelle mondiale, y est l'horizon vers lequel aspire l'incroyable désordre qui caractérisait la chronologie avant la conquête finale (sa marche triomphale rencontre d'ailleurs toujours quelques poches de résistance, dont une de taille: l'ère de l'Héjire). On est ainsi condamné à chercher, donc à trouver, les trop nombreux précurseurs de l'ère chrétienne, ce qui ne peut que produire l'effet d'une abondance chronologique avant la rationalisation du système. Insister sur les possibilités de dater, et celles-ci ont rarement manqué dans l'Antiquité et au Moyen Age, et non pas sur leur caractère le plus souvent complètement hypothétique, constitue un procédé de nivellement d'autant plus efficace qu'il paraît, au premier abord, inévitable.

   Grave dilemme, en effet, car comment procéder autrement? Ce serait comme si, en écrivant l'histoire de la France littéraire, on mettait l'accent sur l'indifférence à la chose littéraire dans ce pays qui n'en manque guère... Ou, pour ajouter à la vraisemblance de la comparaison, imaginons une histoire de la littérature romaine qui privilégierait la Rome inculte, celle qui n'avait que faire de Lucrèce ou de Virgile.

 

  L'histoire qu'on se proposait d'esquisser s'est même révélée doublement biaisée. Car si le besoin de dater était (est?) l'exception, toutes les études permettent de l'affirmer, le véritable enjeu de cette histoire devrait être  la création de ce besoin plutôt que sa rationalisation! Reformulé, cela donne trois séries de questions, qui nous serviront ici de guides:

- Qui avait besoin de dater, qui, surtout, avait besoin d'une stabilisation, puis d'une rationalisation de la chronologie?

- Quels ont été les gains de ce processus, et pour ses artisans, et pour ceux qui lui étaient a priori indifférents?

- Qu'est-ce que l'ère chrétienne permet de faire, ou facilite, par rapport à l'état antérieur?

- Quels sont, pour les uns et pour les autres, les pertes causées par ce processus?

- Qu'est-ce que l'ère chrétienne empêche, ou rend difficile, de faire?

 

 

Le (super)marché des "ères" avant l'Ere

 

  Quand le rare besoin de dater se faisait malgré tout sentir, chrétiens et non-chrétiens privlégiaient les systèmes suivants([4]):

- Les Olympiades: Selon le calcul d'Aristote, la première Olympiade eut lieu en 776 avant J.C.; l'an 1 correspond ainsi à la première année de la 195e Olympiade. Selon Polybe, la supputation par Olympiades fut introduite en Grèce par Timée (352-256 avant J.-C.); selon Giry, les historiens hellenistes l'ont employé jusqu'au IVe siècle.

- Eponymes: C'est la technique la plus répandue dans le monde romain, rendue possible et véhiculée par les listes quasi-complètes des magistrats aux commandes du royaume, puis de la république, puis de l'Empire. Les premiers historiens chrétiens ont eux aussi privilégié ce système, ils étaient même les seuls à avoir utilisé:

- Ab urbe condita: La fondation Rome, fixée par Varron à 753 avant J.C., n'est jamais devenue le point de départ d'une ère historique à Rome. Même Tite-Live, qui en fait le titre de son grand ouvrage, ne l'emploie point comme ère. De même, une seule inscription sur les 40,000 recensées par le Corpus Inscriptionum Latinum est ainsi datée ab Urbe condita DCCCXXXXIIX ([5]); le plus illustre pratiquant de ce mode de datation est Paul Orose (vers 410).

- "Ere" des Séleucides: Présente l'avantage d'un large consensus quant à son point de départ, correspondant au 3 octobre 312 avant J.-C., date de la fondation du royaume de la Syrie hellénistique. Assez répandue en Orient, auprès des Juifs jusqu'au XIIe, voire XVIe siècle, alors que l'Eglise nestorienne en Turquie l'a pratiquée tout au long du Moyen age([6]).

- "Ere" d'Espagne: Les spécialistes divergent sur l'origine de cette ère et sur la date de sa mise en place. Son point de départ est 38 avant J.-C. - ce qui en fait le négatif presque-parfait de notre ère de la Passion; dans les royaumes de Castille et de Léon elle demeura le comput officiel jusqu'en 1383, au Portugal, jusqu'en, 1422. Et si on comptait à partir de l'"Ere" d'Espagne...?

 

  Face à ces "ères", toutes plus ou moins hypothétiques, toutes limitées à des aires culturelles définies, il existe deux systèmes de datation qui présentent, a priori, un profil "universel", l'Indiction et l'era mundi.

   - L'Indiction: Cycle de 15 ans, dont l'origine semble remonter à l'intervalle entre les impôts extraordinaires prélévés par l'Etat romain pour rééquilibrer ses finances. Venue d'Egypte, où les papyrus l'attestent dès la fin du IIIe siècle, elle s'est surtout répandue en Occident où elle devient même obligatoire sous Justinien (547). Les cycles de l'Indiction sont comptés à partir de la conversion de Constantin en 312. Selon Charles Jones, c'est à travers le cycle pascal alexandrin que Denys le Petit a fait connaître l'Indiction à L'Eglise, fait qui, on le verra plus tard, a son importance([7]).

   Loin d'être ésotérique et idyosyncratique, l'Indiction est usitée comme note chronologique au bas des chartes et diplômes tout au long du Moyen Age: en France jusqu'au XVe siècle, en Italie jusqu'au XVIIe siècle, des notaires turinois l'emploient au XVIIIe siècle encore, le Saint Empire jusqu'en 1806 - alors que les Bulles des papes sont datée (aussi) en Indiction jusqu'à nos jours.

   Deux points méritent pourtant d'être soulignés: I.l'Indiction est uniquement cyclique. Contrairement aux Olympiades, succession d'unités de quatre ans numérotées, les cycles de 15 ans ne sont pas numérotés (sauf en Egypte). Ainsi, "Indictione quartâ" signifie "la quatrième année d'une Indiction indéterminée". II.l'Indiction est uniquement administrative. Contrairement aux cycles du calendrier chinois, par exemple, les tranches de 15 ans ne sont jamais sorties du cadre des chancelleries. Il s'ensuit que les contemporains ne  pensaient pas leur présent en indictions.

  Comparée aux autres systèmes, a fortiori à l'Ere chrétienne, l'Indiction ne représente que des handicaps. Pour les contemporains, d'abord, qui n'en avaient cure, et dont les origines, perdues, n'ont pas été réinventées? Pour les historiens, ensuite, qui, pour s'y repérer, ont besoin d'autres indices chronologiques. Elle n'invite donc ni ses usagers, ni les historiens, à une quelconque forme de périodisation. C'est à ce "désordre" que devait remédier la rationalisation chronologique incarnée par l'ère chrétienne? Soit. Mais comment expliquer le long succès de ce système? et sa survivance aux côtés de l'ère chrétienne?

 

-L'Era Mundi

   Le monde chrétien s'est longtemps contenté d'enregistrer le Temps à travers des grilles "païennes". Et l'anno mundi? On prétend que les calculs de la Création du monde représentent le souci de christianiser la chronologie. Dès le premier siècle les Chrétiens se sont mis à calculer le nombre exact des années séparant la Création du Christ (Incarnation et/ou Passion). Saint Augustin écrit ainsi dans La Cité de Dieu: "Il serait trop long de le montrer par le calcul; d'autres l'ont fait maintes fois avant nous" (XVIII,43). A partir de 400, et suivant l'exemple d'Eusèbe, de saint Jérôme, de Paul Orose, tout chroniqueur chrétien qui se respecte se sent obligé de proposer son propre calcul détaillé. Citons, parmi les plus illustres, Prosper d'Aquitaine, Cassiodore, Grégoire de Tours, Isidore de Séville, Bède le Vénérable([8]).

   Et pourtant, l'anno mundi n'a pas pris. En Occident du moins, l'ère de la Création n'a jamais existé en tant qu'ère historiographique. Les chroniqueurs et les annalistes, qui la calculent à longueur de textes, l'abandonnent dès qu'ils se mettent à écrire l'histoire "moderne". Saint Jérôme préfère ainsi, dans son Interpretatio Chronicae Eusebii, l'"ère d'Abraham", puis les ères païennes; Paul Orose, qui commence son Historiarum avec le calcul de l'Era Mundi, passe  rapidement à l'ab Urbe condita; Prosper d'Aquitaine fait appel aux Consuls - et à la Passion du Christ...; Cassiodore, qui calcule l'anno mundi dans l'Epilogus, ne date point ni le Chronicon, ni l'Historia ecclesiastica vocata tripatria; et si Isidore de Séville, qui calcule les années à partir d'Adam dans les Etymologies, qui en fait même usage dans son Chronicurum Epitome, le voici qui date en "ère" d'Espagne dans son grand ouvrage historique, Historia Gothorum Wandalorum Svevorum.

   Nous aurons l'occasion de revenir à Bède. Penchons-nous plutôt sur Grégoire de Tours. "Nous tâcherons, si Dieu nous prête son appui, de calculer la suite des années écoulées depuis la création du premier homme jusqu'au temps présent" - c'est ainsi que commence L'Histoire ecclésiastique des Francs. le Livre I est de ce fait consacré à l'era mundi (ou plutôt à l'era hominis). Qu'est-ce qui pousse Grégoire à cet exercice, et à y investir tant d'efforts (il s'y perd même, comme on l'a souvent souligné), alors qu'il connaît, mieux, vénère les calculs antérieurs, citant ceux d'Eusèbe, de Jérôme, d'Orose et de Victorius (infra)? Cette question est d'autant plus légitime qu'à partir du Livre II (397), Grégoire ne fait plus appel à l'ère du monde([9]), ni à aucune autre ère. Sa terminologie temporelle obéit en effet à une toute autre logique: "Après la mort de...", "Ensuite", "Dans le même temps", "Cette année", "Cependant", "Vers le même temps", "Après cela", etc. Quant à l'époque récente, dont il maîtrise mieux les dates, Grégoire emploie les années de règne: "Dans la huitième année de Childebert", par exemple.

   Pourquoi faire son propre calcul de l'era mundi, pourquoi ne pas l'employer ensuite? - cette double question comporte déjà sa double réponse. Calculer les années qui séparent Adam du Christ est alors une convention du genre historien, une sorte de trait distinctif de ce métier, marqué par l'ambition de toujours écrire l'histoire universelle. Mais les variations, souvent minimes, mais parfois conséquentes, entre les divers calculs, les rendaient difficilement utilisables pour la datation moderne. Entre les 5503 de Jules l'Africain, les 5202 de Jérôme, et les 3952 de Bède, l'Eglise ne s'est jamais dérangée pour trancher. En 1738, Des Vignolles affirme avoir inventorié plus de 200 calculs différents, qui vont de 6984 à 3483 ans entre la Création et la Nativité: "Des libertez si fréquentes, si peu confirmées, et si peu fondées, ne me paraissent propres, qu'à rendre incertaine la Chronologie de l'Ecriture Sainte, et même à ébranler l'autorité des Livres Sacrez"([10]). Comment mieux illustrer l'indifférence de l'Occident chrétien envers les dates, les chronologies, les ères? Ainsi, pour être historien, il fallait calculer l'annus mundi. Pour écrire l'histoire, il fallait l'ignorer!

   Ce paradoxe est accantué par la comparaison de la situation en Occident avec l'Orient et le Judaïsme, deux civilisations où l'annus mundi est bel et bien devenu ère officielle:

-  A Byzance, pour des raisons amplement analysées par le Père Venance Grumel([11]), l'ère du monde s'est graduellement imposée. Dans les milieux ecclésiastiques d'abord, où l'on rencontre des documents (rares) ainsi datés dès la fin du VIIe siècle; dans la cour impériale, au Xe siècle; chez les chroniqueurs, au XIe siècle. Trois facteurs, intimement liés, semblent avoir assuré cette stabilisation: le centralisme byzantin; le consensus sur la doctrine selon laquelle l'Incarnation avait lieu au milieu du VIe millenium, soit vers 5500; et l'"indexation" des calculs de l'ère du monde sur des calculs autrement plus importants pour la Chrétienté: le comput pascal. Or, pour anticiper, nous aurons souvent l'occasion d'apprendre qu'en ces temps-là, seul le souci de bien calculer Pâques pouvait créer une "ère" chrétienne.

- Le judaïsme compte lui aussi en ère de la Création, et ce jusqu'à nos jours. La tradition veut que cette pratique remonte à l'époque talmudique. En réalité, on n'en trouve des traces qu'à partir du IXe siècle, et son emploi systématique date du Xe siècle. Fait qui ne manque pas d'étonner, vu la dispersion des Juifs, dispersion qui les rendait alors peu propice à l'homogénéisation - certainement pas en ce domaine a priori secondaire. On y reviendra.

  

   Il y a une autre raison qui expliquerait l'insuccès de l'era mundi dans la Chrétienté occidentale: sa trop facile récupération eschatologique. Richard Landes l'a bien démontré([12]): les calculs plus ou moins savants, ceux qui acceptent littéralement les chiffres des Ecritures, ne tardent pas à buter sur la rencontre des Six Epoques et des Mille Ans. Rappelons que saint Augustin, suivant une tradition déjà ancienne, a divisé la vie terrestre de l'homme en six époques, d'Adam à la fin des temps, la septième étant celle du retour du Christ; division évidemment calquée sur la semaine d'un côté, la vie humaine de l'enfance à la vieillesse de l'autre. Rappelons aussi l'Apocalypse XX, qui annonce la venue de Satan après les derniers mil ans. Rencontre explosive, en effet, qui rend dangereusement imminent l'an 6000, de sinistres perspectives. (Notons que le Talmud parle aussi de 6000 comme l'âge du monde; mais d'autres rabbins proposent le premier 4291, le deuxième 7000, le troisième 5000; voir Sanhedrin, 97). Et même si saint Augustin a explicitement interdit toute interprétation littérale des Mil Ans, de même que tout calcul de la fin du monde, la tentation était trop grande. Ceci explique la dissociation entre le calcul eschatologique et le travail historique - Landes démontre d'une façon convaincante le caractère anti-historique de l'era mundi, celle-ci étant orientée plutôt vers l'avenir.

   En dernière analyse, ceci explique l'effort de l'Eglise pour reculer cette date fatidique de 6000 en réduisant, de plus en plus, l'espace entre Adam et Christ. Effort dont Bède le Vénérable présente l'aboutissement. En 725, Bède propose un calcul tout à fait original, à la limite de l'hérésie, qui s'écarte de la moyenne jusque là acceptée - c.5200 ans - de quelques 1300 ans! Ce faisant, Bède repousse l'an 6000 à une certaine "science-fiction" (pour l'époque, s'entend; car nous n'en sommes pas si éloignés, à présent, l'an 2048 étant, selon ce calcul, une date de très mauvaise augure...). Augustinien acharné, Bède s'élance, après ce calcul, dans une longue digression eschatologique (voir infra).

 

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   Si Grégoire de Tours, historien, se privait de toute chronologie, même de celle qu'il a lui même établie, à plus forte raison ses contemporains s'en passaient allègrement. Certes, le panorama qu'on vient d'esquisser donne l'impression d'une panoplie extrêmement riche: l'homme de notre 550 pouvait vivre en l'an 862 de l'ère séleucide, en l'an 588 de l'ère d'Espagne, en l'an 266 de l'ère de Diocléctien (dont il sera question plus loin). Il n'en fut évidemment rien. La preuve: chaque document daté en une de ces "ères" est une véritable trouvaille scientifique, objet d'un article à lui seul... Selon notre conception, il faudrait plutôt parler de sociétés a-chronologiques - "a-chronologiques" n'est pas à confondre  avec "anhistorique", a fortiori pas avec "a-temporel". Tout permet en effet de supposer que la conception du Temps d'un homme qui ne connait qu'"après la mort de X", "un peu plus tard", ou "lors de la troisième année du règne de Y", différe radicalement de la nôte. Pour revenir au rapprochement, problématique mais fécond, entre temps et espace, A1."après la mort de Philippe Auguste" est à A2."c.1224" et à A3."Moyen-age central" ce qu'est B1."juste à la sortie de Rouen, sur la route qui mène à Paris", à B2 "49o30'N 1o10'E" et à B3."département de Seine-Maritime". A1 et B1 sont des propositions renvoyant à une logique fragmentaire, close sur elle même, A2 et B2, à un système d'ensemble, à une continuité extérieure et indépendante, A3 et B3, à un découpage qui repose sur cette continuité fixe.

   C'est pourtant à ces hommes "sans chronologies" que nous devons l'ère chrétienne. La question n'est donc pas d'ordre factuel, mais d'ordre fonctionnel: Pourquoi inventer une chronologie chrétienne dans une société qui se passe de toute chronologie?

 

 

PRIMAUTE AU CALENDRIER: PAQUES

 

   L'ère chrétienne ne serait qu'un instrument, parmi tant d'autres, dans l'"impérialisme" intellectuel, culturel, social de l'Eglise. Cette hypothèse, la première venant à l'esprit, n'est pas tenable, non pas à cause de son caractère intentionnel a posteriori - quelle explication y échappe? -, mais parce qu'elle est en contradiction avec l'indifférence patente de l'Eglise en cette matière. On l'a vu: L'Eglise ne s'est jamais prononcée sur l'ère à adopter; elle n'a pas tranché les débats sur la date de la Création; elle n'a même pas légiféré la date de l'Incarnation ni de la Passion.

   Elle s'est par contre beaucoup occupée du jour de l'Incarnation et de la Passion. Pour bien comprendre cette histoire, il faut voir que les préoccupations temporelles de la chrétienté ne sont point chronologiques, mais calendaires. Et dans le calendrier, ces deux jours ont la pééminence, car ils décident des deux principales festivités chrétiennes, Noël et Pâques (on verra que l'ordre d'importance est inverse). Ainsi, on pouvait jongler avec l'era mundi sans être inquiété outre mesure. Mais le premier concile, celui de Nicée, a déjà proclamé hérétique une pratique pascale "judaïsante", celle des Quartodecimans, qui fêtaient Pâques le 14 nissan; trois siècles plus tard, l'establishment ecclésiastique combat l'Eglise irlandaise pour la même raison. De fait, pas une Eglise qui ne se soit prononcée sur Pâques.

 

   "Calendrier", "ère", "chronologie", sont devenus quasi-synonymes dans les dictionnaires et encyclopédies modernes, l'article sur l'un ne manquant pas de renvoyer à l'article sur l'autre. Il s'agit pourtant de catégories temporelles différentes, l'une étant logiquement antérieure à l'autre. "Calendrier" désigne la division de l'année: en saisons, en mois, en semaines, en jours - et les pratiques civiles et liturgiques qui en découlent. "Ere" désigne la continuité des années qui se succèdent à partir d'un point de départ fixe. Il n'y a donc pas d'ère sans calendrier, mais pas vice versa: le calendrier est la condition nécessaire de l'ère, mais pas sa condition suffisante. Le chapitre de Temps et récit intitulé "Le temps calendaire" illustre parfaitement la confusion; en y énumérant "les trois traits communs à tous les calendriers", Paul Ricoeur, suivant Emile Benveniste, cite "le moment axial à partir duquel tous les événements sont datés; c'est le point zéro du comput"([13]) - or ce trait ne concerne que les rares calendriers devenus ères.

   L'évolution divergente des divers calendriers le démontre assez. La plupart, tel le calendrier égyptien, qu'on affirme être le plus ancien, n'a jamais dépassé le cadre de l'année. D'autres, tels les calendriers asiatiques, connaissent des cycles de 60 ans, chacun composé de cinq mini-cycles de douze animaux et de six mini-cycles de dix pierres précieuses - ou encore le calendrier maya, des cycles de 52 ans. Ils ne sont pourtant pas passés au stade "ère", car les cycles n'y sont pas numérotés, ce qui n'est pas sans rappeler l'Indiction([14]). Enfin, les calendriers devenus ères à part entière, dont le musulman, le chrétien et le juif, constituent les cas paradigmatiques (les cas uniques?!)

 Le premier type ne nous intéresse pas ici.Notre démonstration gravitera autour de l'opposition entre calendrier <-> cycle et calendrier -> ère (-> histoire)([15]). Les flèches l'indiquent: le propre du cycle est de se replier sur le calendrier qui le commande; l'ère, par contre, est linéaire par définition, non seulement à cause de son caractère unidirectionnel ([16]), mais aussi à cause de son autonomie par rapport au calendrier. Ma thèse est que l'ère chrétienne est le sous-produit tardif et non-recherché d'un calendrier <-> cycle.

  Rappelons les données du problème([17]). Le calendrier ecclésiastique a pour base le calendrier romain (julien), il est donc solaire. Les fêtes chrétiennes substituées aux fêtes païennes, tel Noël, ne posent, de ce fait, aucun problème: ce sont les fêtes fixes. Il en va tout autrement des fêtes juives christianisées, le calendrier juif étant lunaire mais ajusté sur le soleil tous les quatre ans. L'année solaire est plus longue que l'année lunaire, car le mois lunaire ne dure que 29 1/2 jours. En conséquence, ces fêtes n'ont pas de date fixe sur le calendrier julien, elles sont mobiles. Or Pâques en est une. Pâques, la plus ancienne des fêtes, datant de la période judéo-chrétienne (alors que Noël ne date que du IVe siècle au plus tôt). Pâques, qui en est, de loin, la plus importante: non seulement commémore-t-elle la Passion et la Résurrection; elle détermine aussi la Semaine Sainte, le Dimanche des Rameaux et du Carême, l'Ascension, la Pentecôte!

 L'Eglise était ainsi confrontée à un problème d'une complexité et d'une gravité extrêmes: comment assurer que le monde chrétien, qui vit au rythme du calendrier solaire, observe le même jour une Pâque "lunaire". Vu l'ambition d'une Eglise universelle, il était insupportable que chaque communauté la fête selon ses propres calculs - c'est ce qui s'est pourtant le plus souvent passé; deux exemples: en 417, Rome fête Pâques le 25 mars, Alexandrie, le 22 avril (Jones, p.56); en 590, dit  Grégoire de Tours, Pâques fut fêtée à Tours le 2 avril, mais ailleurs en Gaule le 26 mars ([18])

   Le problème fut d'une telle gravité, que pratiquement tous les grands de l'Eglise s'y sont penchés avec plus ou moins de bonheur. Le résoudre exigeait plusieurs types d'activités: accumuler les précédents historiques, base essentielle des calculs; trancher sur la démarcation d'avec la Pâques juive; améliorer les instruments scientifiques permettant d'établir des tables pascales de plus en plus performantes, et imposer les tables ainsi déterminées. Peser sur l'"affaire Pâques" passait ainsi par l'histoire, la théologie, l'astronomie et les mathématiques - et le pouvoir. D'où l'abondance de cette littérature([19]), d'où aussi sa centralité dans la production intellectuelle chrétienne tout au long du premier millenium.

  Des cycles d'ajustement entre l'année lunaire et solaire ont existé depuis longtemps. Mais le besoin de stabiliser la liturgie chrétienne en a transformé l'échelle. Leur histoire est celle de la cristallisation des différents rites, des différentes Eglises: à Rome, en Irlande, en Angleterre, à Alexandrie, à Byzance, en Arménie. De cette histoire, qui reste en grande partie à écrire, on ne retiendra que ce qui a directement trait à l'ère chrétienne - d'où l'accent sur leur historicité. Une des spécificités des cycles pascals est l'importance accordée aux témoignages des Pâques anciennes. "Si je pouvais créer une table pascale pour tous les temps, écrit Victorius d'Aquitaine en 457, je pourrais tester tous les cycles avec les Pâques déjà connues et connaître ainsi leur validité" (Jones, p.63). Le souci d'enregistrer chaque année le jour de Pâques a été, selon quelques spécialistes, à l'origine des annales chrétiennes, dont la plus ancienne est la Chronique pascale de 354([20]). Chaque cycle impliquait surtout le choix d'un point de départ fixé une fois pour toutes. C'est des différents points de départ des tables pascales que sont nées les "ères chrétiennes", la nôtre y compris.

   Les premières tables de ce type sont rédigées à Alexandrie vers 400. Celle de Théophile, évêque d'Alexandrie, est dédiée à Théodose le Grand: "J'ai placé l'année de votre premier consulat [380] à la tête de la table, car il est convenable qu'après votre temps, chaque fois que quelqu'un de l'Eglise d'Alexandrie cherche une date absolument certaine de Pâques, il aura à rencontrer votre nom. Ainsi votre nom sera pour toujours préservé parmi les hommes" (Jones, pp.29-30). Celle de Cyrille, neveu et successeur de Théophile, diffère de la première sur deux points. Le premier point, purement computistique, fera sa fortune: l'oncle a rédigé une table de 100 ans, chiffre sans fondement astro-mathématique, alors que le neveu choisit 95 ans, soit cinq cycles de 19 ans, choix que Bède le Vénérable prouvera être le plus apte à concilier année solaire et mois lunaires. Deuxième point, historique, Cyrille adopte un point de départ moins récent, à savoir la prise de pouvoir de Dioclétien: 284 - c'est l'"ère de Dioclétien", dite aussi "ère des Martyrs"([21]). On prétend qu'elle était l'ère de l'Eglise copte au XVIIe siècle encore([22]).

  En Orient, les tables de Cyrille ont vite fait autorité. En Occident, par contre, il n'y avait point de consensus pascal. A la suite des débats déchirants autour de la Pâques de 455, Hilaire, archidiacre du pape Léon le grand (440-461), commande à Victorius d'Aquitaine une table pascale définitive. Cette table présente deux particularités: c'est la première commandée par Rome; elle part de la Passion du Christ (qu'il situe en l'an 28 de "notre" ère). L'ère de la Passion, que je croyais issue de mon imagination, est née il y a plus de quinze siècles déjà...

  On aurait d'ailleurs pu la dater dès 433, avec la Chronique de Prosper d'Aquitaine. Prosper, après avoir longuement calculé l'annus mundi, opte, pour la partie moderne de son ouvrage, pour la Passion comme point de départ. Il est significatif que le premier point de départ chronologique purement chrétien, après les Consuls, la Fondation de Rome, Dioclétien, voire Abraham, soit la Passion. La Passion, non pas l'Incarnation. Mais à y réfléchir, quoi de plus logique? Historiquement, c'est la mort, et non la naissance du Christ qui fut le point de départ de la nouvelle religion; liturgiquement, c'est Pâques qui comptait, pas Noël, dont la première apparition attestée en Gaule date de 461([23]). La primauté de Pâques a été respectée tout au long du Moyen Age, comme l'explique Georges Duby: "Dans le christianisme du XIe siècle, Pâques avait beaucoup plus d'importance que Noël. Autour de cette fête s'organisait le cycle liturgique; elle marquait le début de l'année. Et dans l'existence des hommes, en un temps où se développaient les rites de funérailles et de la célébration des défunts, c'était l'anniversaire du décès d'un homme, et non point celui, mal connu, de son entrée dans le monde, qui était l'objet d'attention et de cérémonie"([24]).

 Préférer, à l'Incarnation, la Passion, et dans une chronique, et dans une table pascale, reflètait donc parfaitement la logique chrétienne du Temps. Mais de là à parler d'"ère" il y a une distance que l'histoire ne permet point de survoler. R.L. Poole pèche par anachronisme qui affirme que "le cycle de Victorius était en passe de devenir une ère [l'"ère de la Passion"...] quand l'écriture historiographique s'est éteinte dans la nuit du VIIe siècle", appuyant cette affirmation sur une seule source, la Paschale Campanum, c.600([25]). Comme il serait futile de voir une "ère de la Passion" dans les deux cas où Grégoire de Tours se donne la peine de dater: "De la Passion du Seigneur jusqu'à la mort de saint Martin, on compte 412 ans"([26]). L'an de la Passion de Prosper relève de la curiosité, car complètement isolé: l'indifférence de l'époque envers ce genre d'exercice était totale. Quant à la table de Victorius, elle avait "tout" pour produire une proto-ère: la sanction de Rome, le choix de la Passion, la découverte du grand cycle pascal de 532 ans, cycle théorisé par Bède en 725. Mais pour cela, elle devait d'abord s'imposer comme table. Or pour des raisons difficiles à élucider, à part la Gaule([27]), à part des traces sporadiques en Espagne, en Afrique, en Irlande, elle ne s'est jamais imposée([28]). Et sans table universelle, point d'ère universelle!

 

 

De Denys le "vulnérable" à Bède le Vénérable

 

  La version canonique veut que l'inventeur de l'ère chrétienne soit Denys le Petit - Dionysus Exiguus. "Moine", "Scythe", "petit", "c.500 - c.560", de sa biographie on ne sait pas grand-chose. Il est crédité d'un recueil de 401 canons ecclésiastiques, en particulier ceux du Concile de Nicée; il est connu pour ses tables pascales, version modifiée des tables de Cyrille d'Alexandrie; il est célèbre pour le point de départ qu'il leur a choisi: l'Incarnation du Christ, par lui fixée au 25 décembre de l'an 753 de la Fondation de Rome.

   Qu'est-ce qui incite Denys à établir une table pascale? Qu'est-ce qui le pousse à la commencer avec la Nativité? En 525, date de la rédaction, on ne trouve plus de trace à Rome de la table de Victorius d'Aquitaine - rien ne prouve d'ailleurs qu'elle y fût, à une période quelconque, observée. La table cyrillienne est en vigueur ou, selon quelques historiens, c'est Denys qui leur a octroyé le statut de canon nicéen (Jones, pp.70-73). Or cette table s'arrête en 531, il fallait la prolonger. Et c'est alors que Denys bute sur le choix de Cyrille: "Saint Cyrille fait commencer son premier cycle en l'an 153 de Dioclétien et achever le dernier en l'an 247; plutôt que de commencer en l'année 248 de ce même tyran, nous avons refusé d'infecter l'esprit des nôtres de la mémoire d'un impie et d'un persécuteur et nous avons préféré compter à partir de l'année de l'Incarnation de notre seigneur Jésus Christ"([29]).

   Denys le dit suffisamment clairement: son unique souci est le cycle pascal. Et pourtant, les meilleurs historiens refusent de le croire. Jones: "On a justement remarqué que Denys n'a pas reconnu les usages éventuels de son innovation. Peu d'inventeurs l'ont fait"(p.117) - le voici membre d'une lignée illustre d'inventeurs "par hasard", qui va d'Archimède à Newton à Mendel à Alexander Fleming. Fleming, justement, qui avait "découvert" le pénicilline sans s'en rendre compte(1927); mais même s'il fallait attendre les travaux de Chain et de Florey pour que s'en dégage le sens clinique (1939), la communauté scientifique lui a rendu son dû, en lui attribuant le prix Nobel (1945) en même temps qu'à Chain et Florey. Il en irait donc de même de l'ère chrétienne. Bède le Vénérable l'a certes officialisée; mais il a lui-même reconnu à Denys le Petit les droits d'auteur - et la communauté historique l'a docilement suivi.

   Analogie attrayante, mais fausse. Denys n'a pas découvert l'an 1 de l'Incarnation, il l'a inventé - il l'a même très mal calculé... Plus important, les travaux de Chain constituaient le prolongement logique, quasi-nécessaire, de ceux de Fleming; alors que ceux de Bède, computiste et historien, impliquaient un saut conceptuel, du cycle à l'ère, qui était inconcevable pour Denys. La preuve: il ne fait jamais appel à l'an de l'Incarnation hors de sa table pascale; ni à une autre "ère"; Dionysus Exiguus ne date pas.

 

   La diffusion du cycle dionysien est un sujet de débat entre spécialistes. Retenons l'absence d'accord comme révélateur: le cycle de Denys avait autant de mal à circuler que celui des cycles précédents. On en trouve des traces ici et là; en Angleterre, le Concile de Whitby en 664 le dégage de la multitude des tables pascales disponibles alors en Occident([30]). Les annales anglaises, sorte d'annexes des tables pascales, adoptent donc l'an de l'Incarnation. Mais la datation et la chronologie ne sont point à l'ordre du jour: même l'Eglise d'Angleterre ne date ainsi ses documents qu'après le Concile de Chelsea en 816. Car pour "linéariser le cycle", il fallait d'autres préoccupations, il fallait surtout un esprit hors du commun.

 

   Soit Bède le Vénérable (Beda Venerabilis), l'abbé de Jarrow (c.673-c.735)([31]). Comment lui rendre hommage, à cet homme qui incarne, pour certains, à lui seul la rupture entre le VIIe et le VIIIe sicèle, et qui annonce ce qui va devenir la "renaissance carolingienne"([32])? Théologien majeur, Bède s'est forgé une spécialité qui lui assurera sa postérité: le Temps. Il lui consacrera une série d'ouvrages, qui le mènera du temps cyclique, pascal, au temps linéaire, historique. Du comput à l'Histoire.

  703: De Temporibus Liber.  A peine ordonné, Bède rédige cette initiation pédagogique aux problèmes calendaires (dont l'importance peut se mesurer par le nombre de manuscrits qu'il en reste: 60, dont 20 au moins sont du IXe siècle). Il y est question du cycle de 19 ans, bien entendu, ainsi que de Denys le Petit (chapitre xiv) - mais pas de l'an de l'Incarnation. Un seul chapitre, le dernier, laisse présager l'intérêt de Bède pour le calcul des années - mais dans la vieille tradition, celle de l'era mundi. Il ne s'agit pourtant point de calcul traditionnel: des 5199 (ou 5201) ans entre Adam et le Christ d'Eusèbe-Jérôme, sans parler des 5500 des Alexandrins, Bède passe à 3952! (Curieusement, ce chiffre n'est pas loin de l'ère juive de la Création, qui donne 3761, ni, surtout, du premier calcul "scientifique", celui de Josèphe-Juste Scaliger, qui propose en 1583 le chiffre de 3949).

   725: De Temporum Ratione, le texte immédiatement reconnu comme définitif sur la question pascale, somme et sommet de la littérature compustique (Jones en recense 133 manuscrits, 50 du IXe siècle; pp.141-161). Sommet, car il propose la théorisation scientifique du grand cycle victorien de 532 ans. Somme, car il révèle une connaissance encyclopédique de la question. Dans un ouvrage postérieur, Bède établit sa propre généalogie compustique, qui va de Théophile d'Alexandrie et de Cyrille d'Alexandrie à Denys le Petit([33]). Pour des raisons techniques, De Temporum est construit comme une défense de Denys le Petit, cité 14 fois, contre les autres, et en premier lieu, contre Victorius d'Aquitaine (chapitre li; Jones, p.137). En prenant le parti de Denys contre celui de Victorius, Bède tranche pour l'an de l'Incarnation contre l'an de la Passion (chapitre xlvii, "De annis Domincae Incarnationis"). Les jeux sont faits - mais "notre" an de la Passion n'est pas passée loin.

   Les "jeux" sont faits, certes, mais uniquement sur le front pascal. Ainsi, la Chronique qui clôt De Temporum Ratione date encore en era mundi. La projection du temps cyclique sur le temps linéaire constitue une mutation intellectuelle que le Bède compustique n'effectue pas. Pas encore.

   731: Histoire ecclésiastique du peuple anglais. L'ouvrage qui a littéralement sauvé de l'oubli quelques cent cinquante ans de l'histoire anglaise (ce qui n'est pas sans rappeler le "sauvetage" du VIe siècle gaulois par Grégoire de Tours). Il s'agit aussi d'un des grands "best-sellers" de la littérature historiographique médiévale:

1. Paul Orose 245 manuscrits

2. Geoffroy de Monmouth 200

3. "Turpin" 170

4. Bède 165

5. Vincent de beauvais 100

6. Grégoire de Tours 50

7. Froissart 49

8. Sigebert de Gembloux 43 ([34]).

   Bède devrait ce succès au milieu dans lequel il a évolué, l'Eglise anglaise. Seule celle-ci aurait permis l'érudition et la maîtrise technique que le travail de Bède impliquait. Seule celle-ci lui aurait permis une si grande et rapide diffusion, grâce à l'emprise des moines britanniques sur la vie religieuse, donc intellectuelle et politique, de l'Occident chrétien - et christianisé en large partie par eux([35]). Sans l'exportation massive de ses écrits, à la limite du "dumping", il aurait pu devenir un génie méconnu, ou très peu connu, de plus. Mais si la diffusion est oeuvre collective et posthume, les innovations chronologiques appartiennent à Bède.

 

   On insistera sur L'Histoire de Bède, car elle constitue l'"acte de naissance" de notre ère chrétienne. Mieux, elle marque la naissance de l'ère, dans le sens plein du terme. "C'est son système de dater l'histoire à partir de l'an de Grâce qui constitue sa contribution majeure à l'écriture historique"([36]); "Depuis le temps de Bède, l'année en Angleterre fut calculée à partir de l'Incarnation; et ce fut la découverte de l'ère qui a rendu possible le renouveau historiographique"([37]). Mais en quoi consiste, au juste, l'originalité de Bède? Elle n'est tout de même pas dans l'adoption de l'an de l'Incarnation; en ces temps d'"indifférence chronologique", ce type de choix n'avait guère de signification, chaque historien ayant la liberté totale en la matière? J'avancerais une série de facteurs.

   Selon la classification proposée par Poole, Harrison, Guenée, le Moyen Age disposait de trois genres assez distincts pour dire le passé: annales, chronique, histoire. Les annales enregistraient le temps "en direct" - et on a déjà insisté sur leurs liens étroits avec Pâques; la chronique était une sorte d'"abrégé" de l'histoire universelle, l'histoire, un récit élaboré. Alors qu'annales et chroniques, par leur nom déjà, étaient ancrées dans la chronologie, l'histoire ne l'était pas - voir Eusèbe, dont la Chronique est datée, l'Histoire ecclésiastique pas([38]), voir aussi Cassiodore. Il ne faut pas suivre à la lettre cette classification, trop figée - plutôt que de genres, parlons de registres - pour voir, dans l'entreprise de Bède, une synthèse unique entre annales, chronique et histoire.

   Pour effectuer cette synthèse, il fallait manier et le temps pascal et le temps historique. Les deux versants du Temps, comput et histoire, sont distincts dans la pratique. Jérôme, Orose, Cassiodore, Grégoire, Isidore, s'ils n'étaient pas indifférents à la question pascale, n'ont pas eu de contribution computique originale. Bède est donc le premier grand historien qui est aussi, et d'abord, computiste. Mieux, il devient presque immédiatement la référence dans les deux disciplines.

   Si Bède combine Pâques et Histoire, c'est que pour lui les deux sont inséparables. Expliquons-nous. L'Histoire de Bède a comme raison d'être de "Raconter l'histoire du développement du plan divin pour la conversion du peuple anglais et la construction d'une église unique dans le pays"([39]) La conversion concerne les païens comme les chrétiens selon lui "hérétiques" (i.e. acquis à la cause irlandaise) - et elle passe par Pâques! Le leitmotiv de l'Histoire ecclésiastique peut être résumé en huit mots: Sans pratique pascale commune, pas d'Eglise anglaise. D'où l'importance, quantitative et qualitative, que le livre accorde à la question pascale. Elle est traitée à longueur de pages, dans des endroits on ne peut plus stratégiques de l'argument, comme le premier discours de saint Augustin de Canterbury, adressé aux évêques britanniques en 603:

"Vous faites de nombreuses choses qui sont contraires à nos coutumes ou plutôt aux coutumes de l'Eglise universelle. Toutefois, si vous êtes prêts à vous soumettre sur trois points, nous serons contents de tolérer le reste. Les trois points sont: observer Pâques au moment convenable; accomplir le sacrement du baptême; prêcher avec nous la parole de Dieu au peuple anglais"(II,2).

   Le contentieux n'a pas été reglé, les hostilités pascales entre Anglais et Irlandais continuant tout au long du VIIe siècle. En 664, l'adoption des tables dionysiennes à Whitby - sous l'impulsion de Wilfrid, maître de Bède - aboutit à une nouvelle rupture entre les deux Eglises. Et les deux dernières conquêtes "catholiques", des païens Pictes (715) et des moines réfractaires d'Iona (716), ne peuvent avoir qu'une expression, leur adhésion aux tables anglaises, établies par Bède (Histoire, V 21,22). L'Eglise de l'Angleterre est. Et elle a une Pâques, et une ère dérivée des tables pascales pour raconter enfin son histoire. Tables pascales et Histoire dont la diffusion a assuré, à son tour, le succès de l'an de l'Incarnation.

 

   Avant d'évaluer les atouts de l'ère de Bède le Vénérable, survolons l'historique toujours tâtonnant de sa diffusion.

 

L'ERE CHRETIENNE APRES BEDE, UNE SI LENTE HISTOIRE

 

   Car le succès s'est fait encore longtemps attendre. L'invention, géniale, ne pouvait métamorphoser d'un trait l'indifférence chronologique de l'époque. Les documents des VIIIe-Xe siècles montrent une demande en datation chronologique toujours des plus limitées, malgré la disponibilité d'un système si performant. Même l'Eglise ne se presse pas de l'adopter: 816 en Angleterre, 969 à Rome. Les chancelleries royales non plus, comme le montre le cas franc:

- 742: Premier document officiel daté en ère chrétienne sur le continent; il s'agit des canons des premiers conciles francs de 742,743 et 744. L'influence anglo-saxonne n'y est pas étrangère; ni le fait que le trône était alors vacant, ce qui privait les Francs du système classique de la datation en années de règne. Dès l'avènement de Pépin le Bref la cour délaisse cette pratique([40]) - et ce jusqu'en 967, deux intervalles mis à part:

- 800-814: Charlemagne se met à dater en an de l'Incarnation, le sacre n'étant pas étrangère à cette décision.

- 876-898 (sous Charles le Chauve et Eude). Il s'agissait semble-t-il d'une importation d'outre-Rhin, 876 étant aussi la date de l'entrée de l'an de l'Incarnation dans la chancellerie de Louis le Germanique, frère de Charles.

 

   "Au Xe siècle, écrit Gibbon, l'usage de l'ère chrétienne est devenu légal et populaire"([41]). Ce constat est peu fondé, il a pourtant raison sur un point: quelque chose est en train de changer au Xe siècle. A partir de 960 environ se mulptiplient les sources datées. Pas uniquement en ère chrétienne, d'ailleurs. Celle-ci cohabite toujours avec d'autres systèmes, en premier lieu avec l'Indiction et les années régnales, et même avec la Passion au XIIIe siècle encore. Gervais de Canterbury (1145-1210) se plaint de l'anarchie chronologique en plein XIIe siècle([42]). L'ère est toujours réservée aux cours, aux monastères et aux historiens. Très tard encore des gens instruits ignorent en quelle année ils sont. Cependant, le Xe siècle marque un tournant dans la diffusion de l'ère chrétienne. Pourquoi?

   La pacification de l'Europe, après les dernières invasions  sarrasines, hongroises, normandes sert souvent d'explication implicite. Cette pacification signifiait une réglementation légale des biens, qui allait de pair avec un nouveau type de recherche historique. Pour défendre leurs droits, les monastères compilent des cartulaires à partir du Xe et surtout du XIe siècle; du coup, les historiens-moines revendiquent l'usage des documents originaux([43]). Ce sont donc les archives des monastères et des cathédrales qui commandent les histoires, qui les rendent possibles. Les historiens se mettent à rédiger des histoires de leur ordre, monastère, abbé; et même lorsqu'ils "visent plus haut", ils restent tributaires de ces archives, donc des annales/tables pascales.

   L'explication est partielle, car elle ignore que le phénomène dépassait alors le cadre de la chrétienté occidentale, donc de "notre" ère chrétienne. La fin du Xe siècle a en effet vu la cristallisation, autour de la Méditerranée, non pas d'une, mais de quatre ères: l'Incarnation, l'era mundi byzantin, l'era mundi juif, l'Hégire.

   En Orient chrétien, on l'a vu, les calculs de l'anno mundi remontaient au IIe siècle; mais, écrit Grummel, "on peut dire que la prédominance et la généralisation définitives de l'ère byzantine se situent vers la fin du Xe siècle [...] il faut descendre jusque dans la deuxième moitié du Xe siècle pour rencontrer des documents patriarcaux partant d'années du monde"; les autres types de documents ont suivi: les documents impériaux dès 988, les chroniques à partir du XIe siècle ([44]). De même l'ère de la Création juive n'est attestée pour la première fois qu'en 822 et en 827, au sud de l'Italie, et son emploi systématique date du Xe siècle, en Italie et en Espagne([45]).

   Ces dates et ces lieux renvoient bien évidemment à l'Islam. Celui-ci est alors maître de l'Espagne, de l'Afrique du nord de de la Sicile; il a aussi une suprématie intellectuelle non contestée, avant tout en mathématiques et en astronomie([46]). De même, l'Islam est alors la seule religion-civilisation qui applique une chronologie canonique et unifiée, l'ère de l'Hégire: "Selon les autorités les plus fiables, ce fut 'Umar Ier, le second calife (634-644), qui introduisit l'ère en usage dans le monde musulman. Quand on attira son attention sur le fait que ses lettres n'étaient pas datées, il consulta les hommes de Médine puis ordonna que l'année de l'héjire, la fuite du Prophète de La Mecque à Médine, servirait d'ère pour l'Etat et la communauté musulmans"([47]).

   Il se peut donc que l'interférence culturelle - terme plus adéquat qu'"influence" - soit à l'origine de cette conquête simultanée de la chronologie([48]). S'il en était ainsi - je suis conscient du statut uniquement suggestif de l'hypothèse - l'ère chrétienne serait le "vecteur" de deux forces, l'anglaise et l'arabe, qui s'ignoraient apparemment - le hasard, dit Cournot, est la rencontre de deux chaînes causales indépendantes...([49]). Ainsi, l'ère ayant le point axial le plus tardif (622) aurait servi de "locomotive" aux ères aux points de départ reculés (la Création et l'Incarnation); mais, par une évolution qui mérite à elle seule une étude, la dernière venue, l'ère chrétienne, s'est assurée un quasi-monopole chronologique: la Turquie, héritière de la culture byzantine puis arabe, n'emploie que l'Incarnation; des pays musulmans, seuls ceux de la Péninsule arabe restent fidèles à 'Umar, alors que les autres, tels l'Egypte, le Maroc, la Syrie, emploient ère chrétienne et ère de l'Héjire; plus compliquée encore est la situation en Israël, où on vit et on date en ère chrétienne, tout en rendant un hommage appuyé mais ésotérique à la Création et à l'Héjire.

 

 

A QUOI SERT L'ERE "BEDIENNE"?

 

   L'Histoire passe par la chronologie - et cette chronologie est couchée en ère chrétienne. En quoi sert-elle à mieux appréhender le Temps? Selon moi, l'emploi qu'en fait Bède annonce déjà la plupart des atouts de son invention (ce qui suit recoupe et complète le bilan historiographique de l'outil "siècle" proposé plus haut, dans "...et la Révolution  le siècle"):

   - Orientation. "Comme les annalistes, les chroniqueurs et les historiens peuvent se passer d'ère; cependant, de tels hommes, aux VIe et VIIe siècles en particulier, avaient plus d'une fois de bonnes raisons de se demander - et l'année du règne ne les emmenait pas très loin. Ils ont souffert, comme leurs semblables ont souffert pour un long temps encore, dans la plus grande partie de l'Europe, de l'absence d'une ère que la plupart des hommes pouvaient accepter"([50]).

   - Linéarité, continuité, régularité. Dans la chronologie en ère chrétienne, une année, 680 par exemple, cesse d'être un fragment d'un collage, dont la construction dépend uniquement de l'art de l'historien, elle devient un morceau d'un puzzle prédessiné par le système même de la numérotation. Et, fait crucial, chaque année ne vaut a priori qu'une unité dans ce système: on peut évoquer, une fois de plus, la célèbre définition que Roman Jakobson donne de la fonction poétique: "Projeter le principe de l'équivalence de l'axe syntagmatique sur l'axe paradigamatique"([51]). En d'autres termes, il existe une équivalence de principe - Jakobson va jusqu'à parler d'équation - entre 680, 679, 681 - et aussi 1789 ou 1917. La chronologie renvoie à une continuité à cadence régulière du type 1787=1788=1789=1790. Et plus exactement, à une causalité du type 1787=>1788=>1789=>1790... On va y revenir.

  - L'art de la mémoire. La chronologie unifiée présente des avantages pédagogiques incontestables. Dans la mémorisation du passé, les dates - comme les noms - sont les points de repère de loin les plus efficaces. L'Histoire ecclésiastique illustre parfaitement et la simplification que la chronologie unifiée implique, et les possibilités pédagogiques qu'elle offre. Soit la lettre envoyée par le pape Honorius Ier à Honorius, archevêque de Canterbury, ainsi datée: "Donnée le 11 juin de la 24e année du règne de notre très religieux empereur Heraclius et la 23e année de son consulat, la 23e année de son fils Constantin et la 3e après son consulat; la 3e année de l'illustre césar son fils Heraclius, 7e indiction" - date que Bède peut "traduire" en "DCXXXIIII" (634; II,18). Simplification, donc, et récapitulation: "Afin d'assister la mémoire, j'ai pensé qu'il serait utile de récapituler les événements déjà traités, chacun sous sa date particulière" - c'est ainsi que Bède explique le "Sommaire des événements et des dates" qui clôt son histoire (V,24). Qu'on essaie d'en établir de similaire avec une succession de datations "à l'ancienne", telle la lettre d'Honorius à Honorius... On peut, sans hésiter, affirmer que l'enseignement de l'Histoire est profondément marqué par l'invention de Bède le Vénérable - ce que prouve l'échec de la récente croisade anti-chronologique dans le système scolaire français

  - Périodisation. "Dans la soixantième année avant l'Incarnation du seigneur, Caius Julius Caesar fut le premier Romain à faire la guerre aux Britanniques" (V,25): par ces mots, Bède invente la césure entre l'avant-et-l'après-J.-C. Il s'agit d'une innovation d'autant plus étonnante qu'on ne la trouve nulle part ailleurs. Toutes les ères sont unidirectionnelles, elles n'enregistrent que les événements postérieurs au point de départ fixé une fois pour toutes (le "moment axial", selon le langage de Benveniste). L'ère musulmane n'a jamais connu d'"avant-l'Héjire". Les Juifs ont failli développer un système bidirectionnel, celui de l'avant-et-l'après la destruction du Temple (an 70); mais cette supputation ne s'est jamais imposée comme ère. Etonnante, en effet - et moderne, l'idée de Bède n'a été reprise par l'historiographie que bien de siècles plus tard - pas plus tôt qu'au XVIIe siècle, par Pétavius. Et encore: selon Ginzel, la méthode s'est définitivement installée à la fin du XVIIIe siècle seulement([52])!

  - Unification de l'objet raconté. Citons un autre texte de Bède: "Au nom du Seigneur Jésus Christ notre Sauveur, et au règne de nos très religieux seigneurs, à savoir Ecgfrith, roi des Northumbriens, dans la 10e année de son règne - 17 septembre et 8e indiction -; dans la 6e année du règne de Aethelbred, roi des Merciens; et dans la 17e année de Ealdwulf, roi des Est-Angliens; et dans la 7e année du règne de Hlothere, roi de Kent" (IV,17), qui devient "680: un synode est tenu à Hatfield" (V,24). J'irais jusqu'à dire que sans la chronologie unifiée et neutre, qui n'est pas ancrée dans un lieu, une dynastie ou une pratique religieuse, une histoire du "peuple anglais" - clairement distincte d'une histoire des peuples vivant sur le sol anglais -  aurait été inconcevable, vu les documents qui étaient à la disposition de Bède.

  - Transparence contextuelle. Non marquée par un contexte pré-délimité, l'ère chrétienne aboutit à une certaine transparence ("certaine" - car elle est bien évidemment connotée par l'histoire occidentale). Mais cette transparence est aussi productrice de nouveau contexte, à la fois horizontal et vertical. En datant en "7e année de Hlothere, roi de Kent", on est doublement conditionné quant aux informations pertinentes au récit. Pour employer le jargon linguistique, cette proposition renvoie à une synchronie et à une diachronie extrêmement limitées, spatiale (royaume de Kent), temporelle (règne de Hlothere, tout au plus de sa dynastie). "680", en revanche, est une proposition d'une ouverture a priori vertigineuse, qui inscrit le synode de Hatfield dans une contemporanéité indéfinie: ce qui s'est passé en Angleterre, en Europe, dans l'Univers, en cette année-là; et dans la succession des années qui va de ... à .... Ce qui nous mène à un autre aspect de l'ère:

   - Causalité. La narratologie distingue entre deux types de récits, l'additif (A + B) et le causal (A -> B). J'avancerais que l'écriture de l'histoire sans ère tend vers le premier type, dont les termes clés sont "après", "cependant", "à cette époque",etc.; alors que l'écriture de l'histoire avec ère tend vers le deuxième, 680 étant la somme et le résultat des années qui lui succèdent. L'Histoire ecclésiastique du peuple anglais, par son caractère sciemment téléologique, nous en fournit l'illustration éclatante.

  

   Récapitulons: La chronologie unifiée permet à l'historien et à qui pratique le passé de voyager dans le Temps avec moins de risques de se perdre. Il peut aller et venir, faire des "sauts" en arrière ("flashback"), en avant ("flash forward"), aux côtés (dans l'espace), des digressions de tout ordre, avec beaucoup plus d'aisance et de sûreté que son collègue sans ère. L'historien à ère, ayant ce garde-fou, peut plus facilement construire un sujet - l'ordre du texte -, dont des considérations philosophiques, analytiques, esthétiques n'entravent pas si automatiquement la cohérence et l'intelligibilité.

   Ecartons tout malentendu. Un bon nombre d'historiens médiévaux après Bède, disposant de la chronologie unifiée, n'ont pas pour autant excellé dans la cohérence. Alors que des historiens sans ère, Flavius Josèphe et Tacite, par exemple, ont eu une grande maîtrise de leur matériau. L'ère, toute ère, n'offre donc pas la garantie d'une écriture historique foncièrement mieux contrôlée que celle qui la précède. Il est pourtant plus facile de maîtriser le Temps - et l'espace - avec l'ère (chrétienne) que sans elle.

 

       *           *          *

 

 

 

   La première partie de cet ouvrage a vu se manifester une conviction centrale: l'existence brut d'un phénomène ne prouve en rien son existence pertinente. Dans tous les cas étudiés, j'ai insisté sur le décalage, allant de 200 ans (l'ère chrétienne, l'An Mil) à mille ans (la césure de l'avant-et-après J.-C.), entre la première apparition matérielle de l'instrument temporel et son véritable acte de naissance. Pour parler génétique, il s'agissait d'instruments latents, jusqu'à ce qu'une configuration bien particulière vienne les (ré)activer.

   C'est à travers une démarche qu'on appelle "déductive" faute de mieux que je suis arrivé à ces conclusions. Selon celle-ci, un phénomène aussi étrange que le découpage arithmétique du Temps ne pouvait pas germer puis lentement se développer - l'évolution régulière et téléologique aurait contredit son caractère "aberrant". Décidément, l'ère, le siècle, l'An Mil devaient émerger, dans le sens de la Enstehung de Nietzsche revue par Foucault: "L'Emergence, c'est l'entrée en scène des forces; c'est leur irruption, le bond par lequel elles sautent de la coulisse sur le théâtre, chacune avec la vigueur, la juvénilité qui est la sienne"([53]). Ils ont fait irruption grâce à une conjoncture unique qui rendait subitement fonctionnelles, presque nécessaires, ces possibilités qui étaient jusqu'alors contingentes, à peine visibles.

   Un cas échappe en partie à ce scénario: l'ère chrétienne. On a certes démontré le moment miraculeux où un homme, Bède le Vénérable, transforme, en l'espace de trois ouvrages et de vingt ans, des techniques floues et contradictoires en une méthode sophistiquée. Mais on a aussi insisté sur le caractère éphémère de ce moment - les diverses leçons de Bède ont pris entre trois et dix siècles pour être comprises et retenues. Contrairement au siècle et à l'An Mil, je n'ai pas discerné de véritable émergence de l'ère chrétienne, mais une introduction millénaire. Ce constat a trois implications qui s'excluent: 1. J'ai mal cherché. 2. Le modèle d'"émergence" n'est pas universel. 3. L'absence d'irruption spectaculaire de la datation en ère fixe a eu des conséquences fâcheuses sur son emploi futur. Je pencherais plutôt vers cette dernière hypothèse. Tout se passe comme si le fait que l'ère chrétienne a "sournoisement" glissé dans les moeurs historiques, dans les moeurs temporelles tout court, l'avait rendue "naturelle", intermédiaire incontournable pour penser et dire le temps. Or pour mêler le langage des Formalistes russes et celui de Foucault, ce qui est naturel, automatique, n'est jamais problématisé; il devient de ce fait un écran opaque qui nous empêche de voir le monde, d'autant plus opaque qu'il est invisible!

 

  Ce chapitre, comme celui consacré à la création du "siècle" ("...et la Révolution  le siècle"), s'est achevé par une note triomphaliste. La datation en ère consensuelle s'avérerait incontournable dans l'écriture de l'histoire, ses avantages étant trop flagrants pour ne pas l'imposer partout. Un doute, là aussi, ne tarde pas à glisser dans ce bilan si positif. Et si "maîtriser le Temps" n'impliquait pas forcément "mieux le saisir"? Et si les avantages indiscutables fournis par la chronologie unifiée: orientation, mémorisation, périodisation, contextualisation, causalité, continuité, régularité -, constituaient autant d'obstacles dans l'appréhension du Temps? En d'autres termes, il se peut que "voyager dans le Temps sans trop de risques de se perdre" ne soit pas la meilleure façon de le rendre intelligible. C'est la suspicion qu'on va développer dans la deuxième partie, expérimentale, de l'ouvrage.

 

 

 



([1]) Parenthèse anecdotique et pourtant éloquente: chez les Juifs, l'ère commence à la Création, l'année, au début de l'automne. Ainsi notre année 1989 correspond à l'an 5748-5749. Le calcul est aisé: en septembre 1939 a commencé l'année 5700, donc le 58e siècle! Mais personne ne s'en est aperçu. Il a fallu un historien initié en chronologie juive, et obsédé par le siècle de surcroît, pour faire cette "découverte".

([2]) Salomon Reinach, Traité d'épigraphie grecque, Paris, 1885, pp.478-481.

([3]) Même si d'aucuns voient dans la progression vers le monothéisme un processus de désenchantement du monde, c'est-à-dire de "déreligionisation".

([4]) Les classiques en la matière: A. Giry, Manuel de diplomatie, Paris, Hachette, 1894; le Père Venance Grumel, La Chronologie, "Bibliothèque byzantine", P.U.F., Paris, 1958, dont une abondante bibliographie pp.233-235; et surtout E.J. Bickerman, Chronology of the Ancient World, Edition révisée, Londres, Thames and Hudson, 1980.

([5]) Corpus Inscriptionum Latinoum, Volume VI, 1, p.472, Inscription No 32,326.

([6]) S. Poznanski, "Calendar (Jewish)", Encyclopaedia of Religion and Ethics, Edinburgh, 1910; L. Bazin, Les calendriers turcs anciens et médiévaux, Lille, 1974, pp.604-610.

([7]) Charles W. Jones, Bedae Opera de Temporibus, Cambridge, Mass., 1943: L'introduction de cet ouvrage est, de loin, la meilleure à ce sujet. Pour ne pas encombrer le texte, les renvois à cette Introduction y seront incorporés.

([8]) Pour un aperçu imposant de ces calculs, voir Richard Landes, "Lest the Millenium Be Fulfilled: Apocalyptic Expectations and the Pattern of Western Chronography 100-800 CE", in W. Verbeke, D. Verhelst & A. Welkenhuysen, eds., The Use and the Abuse of Eschatology in the Middle Ages, Louvain, 1988.

([9]) A une exception près, le récapitulatif qui clôt le Livre IV: "Depuis le commencement du monde jusqu'à la mort de Sigebert: 5774 ans".

([10]) A. Des Vignolles, Chronologie de l'histoire sainte, Berlin,1738, p.6.

([11]) Venance Grumel, La Chronologie, op.cit.

([12]) R. Landes, Op.cit.

([13]) Paul Ricoeur, Temps et récit. III. Le temps raconté, Paris, Seuil, 1985, pp.154-160 (citations p.157); Emile Benveniste, "Le langage et l'expérience humaine", Problèmes du langage, Paris, Gallimard, 1966, pp.

([14]) Il est vrai que les historiens chinois sont en mesure de situer le début du premier cycle en l'an 2637 avant J.-C.; "mais les chroniqueurs n'ont pas adopté le système de numérotage de leurs cycles; le lecteur ne peut donc pas savoir à quel cycle correspond une date sans se référer au contexte", T.L. Bullock & L.H. Gray, "Calendar (Chinese)", Encyclopaedia of Religion and Ethics, op.cit. Sur les divers calendriers, les articles dans cette encyclopédie sont une excellente introduction.

([15]) Sur l'importance de ce couple, voir Stephen Jay Gould, Time's Arrow Time's Cycle: Myth and Metaphor in the Discovery of Geological Time, Harvard U.P., 1987.

([16]) La dose cyclique qu'on discerne dans la conception temporelle de l'Occident relève, en  réalité, de la spirale, c'est-à-dire que les répétitions sont integrées dans un processus progressif, comme Vico l'a si bien démontré; et voir Kzystof Pomian L'ordre du Temps, Paris, Gallimard, 1984, p.55.

([17]) Abbé Chauve-Bertrand, La question de Pâques et du Calendrier, Paris, 1936, et l'Introduction, déjà citée, de Charles W. Jones, Bedae Opera...

([18]) Historia Francorum, X, 23, cité par K. Harrison, The Framework of Anglo-Saxon History to A.D. 900, Cambridge U.P., 1976,, p.53.

([19]) Voir les nombreux articles d'Alfred Cordoliani, dont "Comput, chronologie, calendrier", in L'Histoire et ses méthodes, Paris, "Pléiade", Gallimard, 1962, pp.38-51, est le plus accesible.

([20]) "Les premières annales étaient des brèves notes écrites une année après l'autre, dans les marges des tables pascales", Bernard Guenée, Histoire et culture historiographique dans l'Occident médiéval, Paris, Aubier/Montaigne, 1980, p.203.

([21]) On ignore la raison de ce choix insolite. Selon Jones, op.cit., p.38, Cyrille cherchait à concorder sa table avec l'ère de Dioclétien déjà existante, alors que Reginald L. Poole, Chronicles and Annals. A Brief Outline of Their Origins and Growth, Oxford, 1920, p.20, croit savoir qu'il s'agit d'une invention de Cyrille (mais voir aussi Jones, pp.116-7).

([22]) François Blondel, Histoire du calendrier romain, Paris, 1682.

([23]) B. Botte, Les origines de Noël et de l'Epiphanie, Louvain, 1961.

([24]) Georges duby, L'An Mil, Paris, Gallimard, "Archives", 1967, p.39.

([25]) R.L.Poole, "The Early Use...", op.cit., p.8.

([26]) Histoire ecclésiastique des Francs, Livre I; voir aussi L. IV - Grégoire s'y trompe d'ailleurs dans ses calculs...

([27]) Elle est citée comme premier canon du Concile d'Orléans de 541, Jones, op.cit. p.65.

([28]) Jones attribue cet échec aux erreurs compustiques de Victorius, tout en avouant que sa table n'était pas moins performante que celle de Denys le Petit;Charles W. Jones, "The Victorian and Dionysiac Pascal Tables in the West", Speculum, Volume IX (1934), pp.408-421. Par ailleurs, l'explication selon laquelle la fin du Ve siècle était peu propice à la propagation universelle - 455 est l'année du pillage de Rome par Genséric, 476, celle de sa (première) chute -, ne me paraît pas concluante, loin s'en faut.

([29]) "Quia vero sanctus Cyrillus primum cyclum ab anno Diocletiani cliii coepit et ultimum in ccxlvii terminavit, nos a ccxlviii anno eiusdem tyranni potius quam principis inchoantes, noluimus circulis sostris memoriam impii et persecutoris innectere, sed magis elegimus ab incarnatione domini nostri Iesu Christi annorum tempora praenotare; quantinus", Krusch, Studien II, p.64, cité par Jones, op.cit., p.69.

([30]) Reginald L. Poole, "The Earliest Use of the Easter Cycle of Dionysus", in Studies in Chronology and History, Oxford, 1934, pp.28-37; et surtout Kenneth Harrison, The Framework..., op.cit., en particulier pp.30-75.

([31]) Sur Bède, on s'appuie, tout d'abord, sur Charles W. Jones, maintes fois cité; ainsi que sur A.H. Thompson, ed., Bede, His Life, Times, and Writings, Oxford U.P., 1935, en particulier Wilhelm Levison, "Bede as Historian", pp.111-151; et sur l'Introduction de B. Colgrave & R.A.B. Mynors, Bede's Ecclesiastical History of the English People, Oxford, 1969.

([32]) Margaret Deansley, Histoire de l'Europe du Haut-Moyen-Age (476-911), trad. française, Paris, 1958, p.340.

([33]) Histoire ecclésiastique du peuple anglais, V,21.

([34]) Beranrd Guenée, Histoire et culture... op.cit., p.250.

([35]) Voir Wilhelm Levison, England and the Continent in the Eighth Century, Oxford, 1946.

([36]) Colgrave, op.cit., p.xix.

([37]) Reginald Poole, Chronicles and Annals, op.cit., p.23.

([38]) Bernard Guenée,Histoire et culture...,op.cit.,p.203.

([39]) Colgrave, op.cit., p.xxx.

([40]) W. Levison, "Bede as historian", op.cit., p.149, Dom françois Clément, L'Art de Vérifier les dates, Paris, 1770.

([41]) Cité par P.W. Wilson, the Romance of Calendar, N.Y.,1939.

([42]) F. Clément, L'Art de Vérifier les dates, pp. x et vii.

([43]) Bernard Guenée, Histoire..., op.cit., pp.33 et 91.

([44]) V. Grummel, La Chrnologie, op.cit., notamment p.127.

([45]) S. Poznanski, "Calendar (Jewish)", op.cit.

([46]) Et en poésie; voir Rina Drory, Débuts des contacts littéraires judéo-arabes au Xe siècle, Tel Aviv, 1988 (en hébreu) - le Xe siècle, précisément.

([47]) Nicola Abdo Ziadeh, "Chronology (Muslim)", Encyclopaedia Britannica, 1974.

([48]) Que la façon de dater constituait un enjeu de pouvoir et d'influence est ce que démontre Reginald L. Poole, "Imperial Influences on the Forms of Papal Documents", Studies in Chronology and History, op.cit., (1917) pp.172-184.

([49]) Exemple au statut anecdotique: l'Histoire des Goths d'Isidore de Séville, quasi-oubliée pendant plus d'un siècle, a eu une continuation en 754, après la conquête arabe; W. Levison, "Bede as Historian", op.cit., p.111.

([50]) Kenneth Harrison, The Framework..., op.cit., p.51.

([51]) Roman Jakobson, "Closing Statement: Linguistics and Poetics", in Style in Language, ed. Th.A. Sebeok, Cambridge, Mass., 1960, 350-377.

([52]) Donald J. Wilcox, Pre-Newtonian Chronologies and the rhtoric of Relative Time, University of Chicago Press, 1987, va jusqu'à dater de cette (ré)invention de Pétavius le départ de l'historiographie moderne, ce que conteste Peter Munz dans sa note critique du livre dans History and Theory, Vol XXVIII, No 2 (1989), pp.236-251; F.G. Ginzel, Handbuch der mathematischen und technischen Chronolgie, Leipzig, 1914, p.182, cité par Munz.

([53]) Michel Foucault, "Nietzsche, la généalogie, l'histoire", in Hommage à Jean Hyppolite, Paris, PUF, 1971, p.156.

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