RAOUL GLABER INVENTE L'AN MIL
MAIS RATE LE SIECLE
On vient de montrer que la connaissance des Histoires de Glaber constituait la condition nécessaire - mais point suffisante - de l'apparition, et surtout de la diffusion de la légende de l'An Mil. Car si d'autres indices contemporains existent, ils ont été beaucoup trop ambigus pour l'assoir, pour l'esquisser même. Sans Glaber, point d'An Mil.
Parallèlement, on a dégagé une deuxième condition nécessaire à l'An Mil: le découpage de l'histoire en siècles, découpage qui rend l'année 1000 extrêmement visible. Ainsi, Baronius fut le premier historien catholique à adopter cette technique récemment inventée par des historiens protestants (c.1560; et si ceux-ci n'ont pas précédé Baronius dans l'An Mil, c'est qu'ils ignoraient les Histoires de Glaber). Depuis, tous ceux qui ont véhiculé la légende pensaient l'histoire en siècles, ce qui n'allait pas de soi avant la Révolution française.
D'où une troisième condition qui explique l'essor de l'An Mil après 1830: la division de l'Histoire en "Avant" et "Après". Ce qui nous ramène à Raoul Glaber, et au célèbre passage des Histoires - un blanc manteau d'églises" - dont peu de médiévistes font l'économie, et qui a décidé, non seulement de l'existence de la légende, mais aussi de sa fonction historiographique.
De ce morceau d'anthologie naît le scénario qu'on peut suivre, de Le Vasseur et Fleury à Michelet et Quinet, et jusqu'aux médiévistes d'aujourd'hui, scénario selon lequel 1000 marque un tournant dans l'histoire universelle, a fortiori dans l'histoire de France. Scénario si puissant, si élégant aussi, que, les terreurs apocalyptiques réfutées, il n'a pas été écarté pour autant, loin s'en faut, mais, par un processus de déplacement qu'il serait intéressant de démonter, on l'a ancré sur des bases autrement "plus" solides - car non-événementielles; ainsi, de nos jours on parlerait plus volontiers de l'an 1000 comme tournant en histoire des techniques, de l'agriculture, de la famille, de l'"architecture" (je compte aborder ailleurs la question "Pourquoi on ne peut pas se débarasser de l'An Mil/1000?").
La légende de l'An Mil est avant tout due à un raisonnement déductif: L'Apocalypse selon Jean étant l'invariable, les Chrétiens avaient donc toutes les raisons de redouter "les mille ans accomplis". Mais pour concrétiser historiquement ce raisonnement, de Baronius à nos jours, trois facteurs étaient nécessaires: Glaber, le siècle, l'idée de tournant. Une technique, le siècle, rendait inévitable la valorisation de la date 1000; une vision discontinuiste de l'Histoire, possible à dater après 1789, incitait la projection de la rupture si fortement vécue sur le passé lointain; et une source, d'autant plus authentique que rustique, les Histoires de Raoul Glaber, en faisait une opération historiographiquement plausible. (Ce qui pourrait expliquer la suspicion jetée sur l'An Mil dans les années 1870-1890: le discrédit de la philosophie de l'histoire a délégitimé toute enquête à prétentions déductives; or privilégier l'induction signifie qu'une source, une seule, ne saurait étayer un argument historique; enfin, auprès des historiens "positivistes", la pensée continuiste primait sur la pensée discontinuiste).
Reste Raoul Glaber. Sur la base du même invariable, l'Apocalypse, mais sans le siècle, sans une révolution, sans sources, le voici qui perçoit(?) l'An Mil. On peut dire, Richard Landes s'en est chargé (supra), que les "positivistes" se sont trompés, et nous après, et qu'une véritable fièvre apocalyptique s'est emparée de la Chrétienté vers 1000. Il s'ensuivrait que Glaber n'écrivait que "ce qui s'est réellement passé". Thèse séduisante, certes, mais il ne s'agit, pour le moment, que d'une thèse spéculative et déductive (!) - que les sources tardent à suivre; et, surtout, on verra qu'elle ne résoud pas tous les problèmes soulevés par l'emploi de l'An Mil chez Glaber (à la limite, on pourrait même suspendre la question).A accepter donc la thèse courante, que les terreurs de l'An Mil n'ont pas eu lieu, il faudra s'interroger sur leurs origine et fonctions dans les Histoires. Pourquoi Raoul Glaber invente-t-il l'An Mil?
Or cette question a été savamment contournée grâce à une ruse d'autant plus efficace qu'inconsciente et sincère: la condescendance frôlant, et souvent atteignant, le mépris pour Glaber. Le phénomène est trop paradoxal, quoique pas si rare, pour ne pas mériter notre attention. En voici d'abord quelques spécimens, échantillon représentatif de deux siècles de fréquentations intimes avec Glaber:
Les Bénédictins de Saint-Maur, éditeurs des Histoires: "[Glaber] occupe la première place dans ce recueil non pas pour son âge, que pour l'étendue de son ouvrage, lequel cependant n'est qu'un tout informe et mal digéré"().
Des mêmes: "Il n'y a ni bon goût, ni choix, ni ordre dans la plupart des faits, ni beaucoup de jugement [...] Malgré tous ces défauts, l'ouvrage de Glaber ne laisse pas de contenir d'excellentes choses tant pour l'histoire générale que particulière"().
A. Molinier, bibliographe de l'histoire de France: "C'est une oeuvre bizarre, de style incorrect et prétentieux, et l'auteur s'y montre tel qu'il était, superstitieux même pour son temps, confus et prolixe [...] La suite chronologique des faits lui est indifférente [...] C'est un moine mystique, d'esprit borné et de culture faible. Malgré ces défauts, l'ouvrage est du plus haut intérêt pour l'histoire des idées au moyen âge"()
Edmond Pognon, récent traducteur de Glaber, oscille dans la notice biographique et dans les notes entre l'ironie et la franche hostilité: "La vérité, c'est qu'il ne faut pas prendre Raoul trop au sérieux: c'est avant tout un bavard. Il raconte ce qu'il lui vient à l'esprit, sans ordre, sans souci de contrastes, mettant des couleurs gaies ou sombres suivant son humeur du moment. Et, si l'on pouvait discerner en lui quelque chose de permanent, ce serait peut-être son conformisme [...] Ce conformisme trop peu réfléchi pour s'aviser des contradictions est peut-être ce qui donne le plus de prix à l'ouvrage de Raoul: grâce à lui, les histoires sont un miroir aux mille faces, reflétant mille aspects divers"().
C'est Guizot, premier traducteur de Glaber qui résume le paradoxe: "Peu d'ouvrages de ce temps, et c'est beaucoup dire, surpassent le sien en confusion et en inexactitude. Ce n'en est pas moins un des monuments les plus curieux et les plus complets d'une époque qui nous en a si peu laissé"().
Mais Georges Duby: "Raoul n'a pas bonne réputation. On le dit bavard, crédule, maladroit et l'on trouve son latin diffus. Il convient de ne pas juger son oeuvre en fonction de nos habitudes et de notre propre logique. Si l'on veut bien se couler dans la démarche de son esprit, il apparaît aussitôt comme le meilleur témoin de son temps, et de loin"().
Le jugement de Duby reflète le déplacement survenu en histoire depuis un demi siècle, qui va de la chronologie vers les mentalités(). Glaber doit, en effet, sa mauvaise réputation, en partie importante à sa datation peu fiable (l'autre partie, à ses supersitions). La rareté de textes comparables le rendait incontournable, même au creux de sa carrière d'historien (voir Guizot, et déjà les Bénédictins de Saint-Maur). Le sacrifier, c'est comme si l'on décidait d'étudier le VIe siècle "français" sans Grégoire de Tours, voire le VIe siècle grec sans Hérodote. Impensable. Mais depuis que l'exactitude chronologique compte beaucoup moins que la description de l'"esprit de l'époque", mieux, que cette description vaut plus quand elle émane d'un "ignare", Glaber est complètement réhabilité.
Ces deux positions, si opposées - caricaturalement, pour les besoins de la démonstration -, s'accordent néanmoins sur un point non-négligeable, et selon moi contestable, savoir qu'il s'agit d'une source "brute", dans le sens plein du terme. Point contestable, dis-je, car il ne résout guère le problème ici soulevé: Pourquoi Raoul Glaber invente-t-il l'An Mil? - An Mil qui reste, qu'on le veuille, qu'on le réfute, ou non, sa contribution majeure, définitive à l'histoire du moyen-âge().
Pour commencer à répondre à cette question, il faut "oublier" la rareté qui fait le prix des Histoires, qui leur octroît un certain monopole sur le marché historique des années 1000-1050. En d'autres termes, il faut prendre le risque de sacrifier, en partie, la transparence "texte -> réalité". Pour ce faire, à nous d'assumer l'enseignement des sciences humaines modernes, à savoir que toute source est non seulement partielle, mais aussi partiale; que tout énoncé obéit à une logique, à une rhétorique; qu'un texte, et en son sein, ses éléments constitutifs, ont des fonctions discursives. Bref, que le texte transparent est une utopie commode(). Une première lecture des Histoires révélera alors que l'An Mil y occupe une place stratégique, et qui échappe justement à la dichotomie "réalité ou fiction" (place analogue à celle qu'il occupe dans le discours médiéviste moderne!) La thèse qu'on essayera de défendre ici est que l'An Mil de Glaber répondait à des besoins rhétoriques (et c'est à des besoins rhétoriques que l'An Mil répond toujours) ().
Une des accusations souvent portées contre Glaber, on l'a vu, et qui a permis de ne pas poser la question qui nous intéresse ici, est celle du désordre. Maurice Prou, à qui on doit l'édition critique des Histoires, le dit avec beaucoup de bienveillance: "Raoul conte beaucoup, à la manière des vieillards et des enfants; une idée en appelle une autre; l'auteur rapporte les faits au fur et à mesure qu'ils lui reviennent en mémoire, si bien qu'il perd de vue l'objet principal de son récit"().
Non, il n'est pas le plus ordonné des historiens; mais il serait absurde de l'accuser d'indifférence à l'ordre. Bien au contraire:les Histoires en trahissent une véritable obsession. C'est même l'ordre chronologique qui en est, de loin, l'aspect dominant. Pour anticiper, 1000 et ses innombrables déclinaisons, on le verra par la suite, a précisément cette fonction-là: mettre de l'ordre dans le désordre.
La déférence pour la "succession des temps" (seriei temporum) est manifeste dès l'Introduction, qui contient trois indications chronologiques, et une déclaration d'intentions:
* "En près de deux cents ans, depuis Bède (+735)[...] et Paul (+797) [...], il ne s'est trouvé personne qui, animé d'un tel dessein, ait laissé à la postérité le moindre écrit historique".
*"...on peut en dire au moins autant des faits qui passent pour s'être pressés avec une fréquence inaccoutumée environ de la millième année du Christ".
* ... nous avons la certitude que l'an 1002 de l'Incarnation du Verbe est le premier du règne d'Henri, roi des Saxons, et que l'an mille du Seigneur fut le treizième du règne de Robert, roi de france [...] Leurs dates nous serviront à établir la succession des temps".
Après une glose sur le chiffre 4 (la "divine Quaternité" - doit-on y voir l'écho de la numérologie pythagoricienne?), idiosyncratique, mais pour nous non dépourvu d'intérêt, car il rappelle sa manie du Nombre, Glaber définit son projet:"Nous allons donc parler des grands hommes qui, depuis l'an 9OO du Verbe [...] jusqu'à notre temps, se sont illustrés dans le monde romain comme serviteurs de la foi catholique et de la justice"(p.48). Ce goût prononcé pour le chiffre rond, le voici quelques pages plus loin: "Vers la 9OOe année de l'Incarnation du verbe, on vit sortir de l'Espagne le roi des Sarrasins Algalif"(p.56) - datation fantaisite, d'ailleurs, car les "ravages des Sarrasins en Bénévent" dont il y est question ont eu lieu vers 825-830. L'intention, elle, n'est pourtant guère fantaisiste.
Inscrit dans une tradition déjà antique, il se voulait historien universel, il prétend même dépasser Bède le Vénérable. Comme Bède, il croyait à l'importance des dates dans l'écriture de l'Histoire. De ce fait Raoul Glaber, moine bourguignon, est confronté à un défi impossible: maîtriser la "succession des temps". En langage vulgaire, on dirait qu'il a placé la barre beaucoup trop haut. Mais l'échec, et il est patent, n'efface pas les efforts successifs par lui tout au long de l'ouvrage fournis. Une lecture serrée du texte nous a permis de les inventorier, et ils sont étonnemment nombreux et variés.
Ainsi, les chapitres des quatre premiers livres, à trois exceptions près (I,1, II,6, IV,3, où Glaber prêche au lieu de raconter), commencent tous par une indication chronologique. Livre I: "A cette même époque" (Erat igitur tunc temporis), "Cependant" (interea), "Comme s'éteignit cette dynastie", "Vers la 9OO année de l'Incarnation"; Livre II: "Lorsque la couronne...", "La quatrième année du millénaire"(), "Cependant, à la même époque", "Du même Foulque", "L'an de l'Incarnation 988", "Sept ans avant l'an mille", "Trois ans avant l'an mille", "Dans le même temps", "A la même époque", "Vers la fin de l'an mille" (circa finem millesimi), "Dans le même temps". Et ainsi de suite.
Le même souci se rencontre à l'intérieur de chaque chapitre, même si, consciemment parfois - rarement, il est vrai - des insurmontables handicaps, il y emploie plus volontiers des termes vagues: "bientôt (denique)" et "puis (his ita gestis?)" (III,3), "peu de temps auparavant (non longo ante tempore)" (III,6). Mais en règle générale, les indications restent assez précises (quoique souvent fausses...): "Cet enfant [le prince Hugue] avait alors à peu près dix ans", "L'année suivante", "L'année suivante", "Pendant", "Aussitôt", "Après la mort de l'empereur Henri", "Autrefois, vers l'an mille" (III,9).
La véritable originalité de Glaber est dans le plan général des quatre premiers livres:
- Livres I et II: 900-1000
- Livre III: l'An Mil de l'Incarnation
- Livre IV: l'An Mil de la Passion
Plan hypothétique, on y revient, mais qui est pourtant plusieurs fois annoncé et explicité, en particulier au début du Livre III: "Maintenant que nous avons relaté quelques faits et gestes de personnages plus anciens, c'est, selon notre promesse, à partir de cette millième année de la naissance du Verbe qui vivifie toutes choses que nous faisons commencer le troisième livre du présent ouvrage"(p.81).
Certes l'écart est grand entre projet et réalisation; car si le Livre IV va de 1024 à 1046, respectant ainsi l'engagement initial, le Livre III déborde allègrement sur ceux qui l'entourent, qui raconte, pour la deuxième fois, la conversion des Hongrois (995), mais aussi la mort d'Eude de Chartres (1037), mais aussi la mort de Guillaume de Rouen (943!); de même, le Livre II n'hésite pas à raconter les exploits de Canut le Grand (entre 1016 et 1028)... Rendons lui au moins cette justice: quand il donne la date, celle-ci tombe plutôt dans le cadre annoncé. Mais dès qu'il ne la donne pas - ignorance? négligeance? indifférence? difficile à trancher -, ou, c'est presque la norme, quand la formule temporelle est non-chiffrée ("cependant", "dans la même époque"), ce cadre s'assouplit sensiblement. Et pourtant, quel bel édifice, original, et, disons le mot, moderne. Non seulement il ne l'a pas trouvé chez plus grands que lui, tel Bède ou Paul Diacre; mais encore faudra-t-il attendre le XVIe et les Centuriateurs de Magdebourg pour rencontrer ce qui est devenu, depuis le XIXe siècle, pratique courante, trop mécaniste au goût de certains, en écriture de l'histoire: le découpage de l'ère chrétienne en siècles!
Et pourtant, Raoul Glaber n'invente pas le siècle. Pourquoi? Pour répondre à cette insolite, et voulue telle, question, il faut pousser plus loin la première interrogation, du pourquoi de l'An Mil dans les Histoires. La clé nous est offerte au début du IIe Livre:
"Celui qui parcourt les vastes terres du monde ou s'aventure en vaisseau sur l'immense étendue des flots se tourne souvent vers les fiers sommets des montagnes ou les cimes altières des arbres, et y dirige ses regards afin que ces repères reconnus de loin l'aident à parvenir sans s'égarer au but de son voyage; c'est aussi notre cas, et, dans notre ambition de faire connaître le passé à la postérité, nos propos et notre attention s'attachent souvent, au cours de notre récit, à la personne des grands hommes, afin que grâce à eux ce même récit gagne en clarté et présente plus de sécurité" (p.63).
Dans l'histoire du rapprochement conceptuel entre espace et temps, la plus problématique et la plus féconde des analogies, il faudrait réserver à ce passage une place de choix. Par une image presque trop simple, Glaber y dégage la logique de ce qu'on se plaît d'appeler "histoire événementielle" - et si on l'appelait "histoire" tout court? On pourrait aussi s'amuser à traduire ces lignes en terminologie gestaltienne, car c'est de l'impossibilité - pour ne pas employer un terme plus ironique - de la perception totale qu'il s'agit ici. Tout voir, nous avertit notre moine, c'est se perdre!
Pour qui prend au sérieux ce passage, pour qui garde comme moi une parfaite aversion pour l'utopie de l'histoire totale, les Histoires de Raoul Glaber, parce que peu sophistiquées quand comparées à nos textes, pourraient devenir une sorte de cas d'école. Et ce, précisément parce qu'il oublie trop souvent son propre enseignement - et se perd.
Mais revenons à ces questions si intimement liées: Pourquoi l'An Mil, pourquoi pas le siècle? Le passage en question nous donnerait en effet la clé, si, à la place de "la personne des grands hommes", nous mettions "la des grandes dates". Le Temps, d'autres l'ont si bien dit, est autrement plus immense, plus vaste, plus multiple que la terre et l'océan. Comment ne pas s'y perdre, quand on le parcourt avec les moyens d'un Raoul Glaber? Bien plus qu'aux grands hommes, notre "bavard historien" fait appel aux chiffres. Et en premier, et quasi-unique, lieu, à 1000 et à ses variantes. Pour s'orienter, Glaber ne lâche pas des yeux ce chiffre, d'où des formules pour nous si lourdes, tel "dans la treizième année avant le millénaire" (II,1), ou "La vingt-troisième année qui suivit l'an mille" (III,8), alors qu'il maîtrisait la numérotation en chiffres romains et en mots (cf.I,1, IV,4). Parlons chiffres: Glaber mentionne l'an mille de l'Incarnation 15 fois, et 5 fois, l'an mille de la Passion. Et, sur ces 20 occurrences, 4, tout au plus, auraient une dimension apocalyptique. Les terreurs de l'An Mil, réalité ou fiction? jamais on ne le saura. Mais on constate que, chez Glaber d'abord, chez les médiévistes ensuite, l'An Mil/1000, comme dans l'Incarnation/1, la Destruction du Second Temple/70, la Découverte de l'Amérique/1492, la Révolution Française/1789, le moment historique déborde le principe de réalité pour devenir principe de connaissance, principe d'ordre.
Le phénomène n'est que trop connu, en histoire et ailleurs: l'objet-repère devient le centre d'un champ magnétique vers lequel des objets sont irrésistiblement attirés, alors que d'autres, qui, pour des raisons diverses, ne le sont pas, tendent à disparaître. Fixer ainsi le regard sur un "fier sommet d'une montagne", sur "la personne d'un grand homme", ou sur une date magique, a inévitablement le double effet d'une condensation et d'une sélection.
Pour mieux saisir la portée de l'image proposée par Raoul, comparons-la à celle de Bossuet dans Discours sur l'Histoire universelle de Bossuet (supra):
"Cette manière d'histoire universelle est, à l'égard des histoires de chaque pays et de chaque peuple, ce qu'est une carte générale à l'égard des cartes particulières [...] Comme donc, en considérant une carte universelle, vous sortez du pays où vous êtes né, et du lieu qui vous renferme, pour parcourir toute la terre habitable, que vous embrassez par la pensée toutes ses mers et tous ses pays; ainsi, en considérant l'abrégé chronologique, vous sortez des bornes étroites de votre âge, et vous vous étendez sur tous les siècles"().
La même ambition les nourrit, d'écrire une histoire universelle. La même imagerie spatiale du Temps leur sert de la concevoir. Et pourtant, Glaber et Bossuet représentent deux figures opposées: d'un côté le voyageur, de l'autre côté, le cartographe; et, en définitif, deux manières d'appréhender le temps comme s'il était de l'espace idéal, en effaçant ce qui le distingue de l'espace, à savoir la linéarité! Bref, Glaber et Bossuet offrent deux alternatives pour "voyager" dans le Temps tout en restant sur place, l'un l'arrête en fixant un "fier sommet", l'autre, en l'englobant d'un seul regard princier.
Chez Bossuet le cartographe, on l'a démontré ailleurs, cela donne la périodisation, qui sépare les "régions", les "pays", les "continents". Chez Glaber le voyageur, en revanche, l'histoire sécurisante implique la quasi-simultanéité des événements. L'An Mil comme la date 1OOO, vers qui tout converge, jouent un rôle prépondérant dans la condensation du Temps. Mais il s'agit d'un principe plus large. Ainsi, les erreurs en datation de Glaber tendent à obéir à cette logique du racourcissement. Exemple extrême: "Vers 9OO" raconte ce que nous savons s'être passé vers 825-830 (I,5); et aussi: "Après l'apparition...[996]" raconte les années 1016-1019 (II,2); ou "Dans le même temps [c.1003]" décrit ce qui ne pouvait se passer qu'avant 980 (II,9); etc. Et, en règle générale, pratiquement toutes les formules temporelles employées par Glaber désignent, soit la simultanéité : "a la même époque", "cependant", "lors", "pendant que"-, soit la proximité maximale: "l'année suivante", "après la mort", "depuis lors", "dans la suite".
Deux passages stratégiques des Histoires sont emblématiques de cette obsession d'assemblage. Dans les deux cas, il s'agit d'inventaire "nécrologique": "Dans la même époque [sept ans avant l'an mille de l'Incarnation] on vit mourir en Italie et en Gaule tout ce qu'il y avait de plus distingué comme prélats, comme ducs et comme comtes" - et suit une liste, dans le désordre, de dix personnes que nous savons mortes entre 991 et 1001 ()(II,7). "A l'approche de l'an 1033 de l'Incarnation du Christ, qui est le millième de la Passion, moururent des hommes illustres dans le monde romain"(IV,4) - et si la liste est bien mince, qui ne contient que quatre noms, ce n'est pas faute d'avoir essayé. La ressemblance entre les deux An Mil est encore accentuée par les famines qui les suivent, "dans le même temps" dans le premier (II,9), "à l'époque suivante", dans le deuxième (IV,4).
D'ailleurs, l'analogie, chez Glaber comme chez d'autres, sert souvent de technique de condensation du temps (et d'espace), qui gomme les écarts. Voir, à titre d'exemples, l'hérésie à Ravenne ("dans le même temps un mal comparable [à l'hérésie de Leutard de Châlons]...", II,12); les reliques de Sens, puis: "On raconte qu'un cas analogue s'était produit peu de temps auparavant dans la ville de Troyes" (III,6); un faux prophète en Lombardie - puis en Gaule: "Notre temps fournit, dans un cas différent, un exemple équivalent" (IV,3).
La seule digression vraiment radicale de l'ouvrage est tout aussi significative. Après avoir conté la mort d'Eudes de Chartres (1037), Raoul écrit: "Cet Eudes dont nous venons de parler représentait la troisième génération, étant le petit-fils de Thibaut, comte de Chartres, surnommé le Tricheur" - et suit l'histoire d'une ruse bien cruelle de Thibaut en 943. Conscient, sans doute, de l'énormité du glissement, Raoul conclut cet anecdote avec un sermon sur la justice divine; et, tout suite après, il se rabat sur 1000: "Autrefois, vers l'an mille de l'Incarnation du verbe, comme le roi Robert venait de prendre pour femme la reine Constance..."(III,9). L'image du marin qui s'égare, et que le phare sauve, ne pouvait être mieux illustrée.
Serait-ce la raison pour laquelle, des cinq livres, le Ve Livre est le plus désordonné, quand ni l'an 1000 de l'Incarnation, ni l'an 1000 de la Passion ne pouvaient être plausiblement convoqués? Et encore: voici que Glaber y écrit: "L'année suivante, soit la quarante-sixième année après l'an mille"(p.139), dans un dernier effort de maîtriser ce temps qui lui échappe, faute de repères - alors que, paradoxalement, ce temps est le plus proche du moment de l'écriture des Histoires.
On peut à présent répondre à notre double question. Si Raoul Glaber n'invente pas le siècle, c'est parce qu'il invente l'An Mil - son An Mil! Pour les historiens qui l'ont repris, Michelet en tête, l'An Mil/1000 servait à couper l'Histoire en "Avant" et en "Après" - à périodiser. Pour Glaber, l'An Mil/1000 devait remplir la fonction inverse: coaguler autour de lui le plus d'événements possible, les condenser dans un moment "organique", quasi-parménidien, a-historique presque. Dans "...et la Révolution - entre autres - le siècle" (supra), j'avance que celui-ci répondait, au tournant du XVIIIe siècle précisément, à trois besoins qui étaient alors bien plus qu'historiographiques: faire le bilan d'une période révolue, la comparer avec celles qui l'ont précédée et surtout avec le présent, et créer un cadre clos - un début et une fin - qui permette une explication causale; trois façons de penser et de dire la discontinuité. Glaber n'éprouvait aucun de ces besoins, bien au contraire. Etranger à la discontinuité, lui, qui voulait "voyager" dans le passé, puis servir de "guide" à la postérité, mais en toute sécurité, cherchait plutôt à figer le temps. Raoul Glaber ne pouvait pas inventer le siècle.
[1]) Bénédictins de Saint-Maur (dom Bouquet), Recueil des historiens des Gaules et de la France, Tome X, Paris, 1760, p.xii.
() Histoire littéraire de la France, VII,402.
() Auguste Molinier, Les sources de l'histoire de France des origines aux guerres d'Italie (1494). II. Epoque féodale, les capétiens jusqu'en 1180, Paris, 1902, p.3.
() E. Pognon, L'An Mille, op.cit., pp.42-43.
() François Guizot, Chronique de Raoul Glaber, in Collection des mémoires relatifs à l'histoire de France, Vol VI, Paris, 1824, p.4.
() G.Duby (présenté par), L'An Mil, Paris, Gallimard/Julliard, "Archives",1980, p.21.
() Et voir, déjà, Emile Gerbert, "L'état d'âme d'un moine de l'An 1000. Le chroniqueur Raoul Glaber", Revue des Deux Mondes, Tome 107 (1er octobre 1891), pp.600-628.
() La formule employée par Duby: "Raoul Glaber, le meilleur historien de l'An Mil", ibid, p.17, le montre assez.
() Pour une illustration de cette démarche risquée mais inévitable, voir François Hartog, Le miroir d'Hérodote. Essai sur la représentation de l'autre, Paris, Gallimard,1980.
() Entendons-nous bien: "rhétorique" n'équivaut pas à "faux", "mensonge", ou "fiction". La philosophie et l'histoire de la science l'ont suffisemment démontré: l'opposition platonicienne entre le "bien dire" et le "dire vrai" ne correpond pas au travail scientifique. Le dossier "métaphore" en est l'exemple: pour un aperçu de la question, Paul Ricoeur, La métaphore vive, Paris, Seuil, 1975.
() Maurice Prou, in Raoul Glaber. Les cinq livres..., op.cit., p.viii.
() "Anno igitur quarto de suprascripto millesimo" - Prou préfère lire, non pas 1004, mais 996 ou 997.
() Jacques-Bénigne Bossuet, Discours sur l'Histoire universelle..., op.cit.
() Respectivement en 996,1001,995,993,996,993,993,992,991, 994. Ainsi, la seule erreur "grossière", et encore, concerne la mort de Hugue, marquis de Toscane, en 1001. Peut-on sérieusement parler, dans ce cas, de confusion chronologique?