Trahir le temps: 1. Introduction

 

 

 

 

 

 

 

 

 

                                         INTRODUCTION

 

 

   "Je n'ai pas de temps", "Mon temps est compté", "C'est un gaspillage de temps", "Tu as une minute?", "Emploi du temps", "Gérer le temps", "Le temps tavaille pour nous" - "Time Is Money"([1]). L'homme occidental qui se veut important est "débordé", il vénère son temps. Or si le Temps est sacré, ne pas en avoir est une hérésie. Il faut lire Oblomov([2]).

 

  Allégorie: Les origines de la science. Les disciplines se réunissent pour se répartir les tâches. La physiologie s'attribue le corps vivant, la sociologie, le corps social, l'astronomie, les corps célestes, la géographie, l'espace, l'histoire, ultérieurement épaulée par la géologie et la biologie évolutionniste, le temps. L'histoire a-t-elle remplie son contrat? Oui et non. Mais qui est intéressé par le temps - qui ne l'est pas? -, qui en est obsédé, démangé, fait rarement appel aux historiens([3]), il cherche conseil et consolation ailleurs, chez Bergson, Joyce, Proust, Borgès, pour ne citer qu'eux.

 

   De ce non respect de contrat, ma thèse de doctorat, Aspects de la survie culturelle([4]), porte témoignage. Je m'y suis proposé comme "cahier de charges" des questions du type: Qu'est-ce qui décide de la sélection des oeuvres et des artistes (l'allusion darwiniste n'étant pas fortuite)? Peut-on en établir des règles de probabilités? Quel est le poids relatif des divers acteurs dans ce processus inéluctable? Bref: la postérité est-elle une personne capricieuse ("Le temps est un enfant qui s'amuse, il joue au trictrac. A l'enfant la royauté"). Elles traduisaient une angoisse partagée par tout agent historique, a fortiori par le juif que je suis. Mais par un cheminement que j'ai reconstitué ailleurs([5]), ces questions, que je persiste à considérer pertinentes, ont cédé la place à des questions plus facilement cernables: le fraglich, ce qui peut être demandé, l'a emporté sur le fragwürdig, ce qui doit être demandé. J'ai surtout opté pour une méthode offrant des garanties "scientifiques": le quantitatif. A l'arrivée, l'angoisse a été exorcisée par les chiffres, ou, pour paraphraser le titre du film de Peter Greenaway, elle fut noyée en nombres (si j'avais à la reprendre, j'aurais intitulé ma thèse "Trahir l'angoisse: les chiffres"). Sur l'érosion des réputations et des compréhensions, sur le temps joueur de dés avec la mémoire des hommes et des choses comme enjeu, on n'y trouvera pas de véritables lumières.

 

   L'ouvrage qui suit se veut moins timoré, il s'attaque au Temps sans détour ni diversion. On le fait en deux phases, qui correspondent à la genèse du projet. La première phase, "A la recherche du siècle", est partit d'une expérience de pensée: Et si on comptait à partir de la Passion du Christ? Toute la chronologie serait alors décalée de 33 ans. Et en premier lieu les siècles qui en sortiraient méconnus: le XVIe, par exemple, "perdrait" l'Humanisme, le XIXe, Napoléon et le Romantisme, le XXe, le Modernisme. Cet étrange personnage, le siècle, m'a longtemps fasciné, on me savait son "biographe" - ou son généalogiste - attitré. Loin d'être un simple prétexte, il m'a lancé sur les traces de quelques uns des instruments qui jouent un rôle dans la "technologie" temporelle de l'histoire: période, ère, millénaire, calendrier, génération. Dans cette phase généalogique du travail, toujours dominé par l'énigme séculaire, un accent particulier est mis sur l'absence, quand ces instruments n'existaient pas ni ne manquaient. Il en est sorti un bilan des avancées et des acquis que ceux-ci ont contribué à accomplir, et une esquisse des handicaps et des obstacles qu'ils représentent.

 

   De cet ensemble émergent deux origines distinctes des outils temporels. Appelons l'une cognitive, l'autre expérientielle (qui relève de l'expérience, pas de l'expérimentation)([6]). L'origine cognitive répond à un besoin dit universel, à savoir que pour penser un Tout, il faut le décomposer en morceaux qui sont à leur tour regroupés selon divers critères. Deux opérations servent à mettre ensemble ce qui va ensemble: découper (métonymie) et classer (analagie). En périodologie, la succession des siècles est un découpage quantitatif, donc de l'ordre du métonymique pur, alors que les "grandes quatres": Antiquité, Moyen Age, Temps Modernes, Temps Contemporains, reposent sur un découpage qualitatif, où le métonymique prime sur l'analogique. Quant à une périodisation purement analogique, je n'en connaît pas d'exemples.

   Or le besoin de découper ou de classer le Temps historique pour le penser, qu'on vient de qualifier d'"universel", ne l'est point. Les plus grands historiens antiques n'ont pas employé de périodisation, si ce n'est la succession des règnes, et encore. Quant aux grandes périodes chrétiennes: les Trois Eres, les Quatre Monarchies, les Six Ages, elles n'obéissaient pas à une logique d'historiens, et on a justement avancé qu'elles ont servi d'obstacles plutôt que d'outils dans l'écriture historique. Je verrai pour preuve du caractère non-universel du découpage de l'Histoire le désintérêt pour quelques instruments proposés: la césure de l'Avant-et-l'Après Jésus Christ, par exemple, inventée en 731, n'a pas trouvé preneur quelques 1200 ans; le siècle, proposé en 1560, n'est véritablement utilisé qu'en 1800. Un des principaux arguments de cette première partie est l'historicité de toute forme de périodisation réellement employée. Chacune naît d'un besoin extrêmemnt daté: penser, dire une rupture contemporaine. Vers 1350, quand les contemporains ont vécu l'incommensurabilité entre leur présent et le passé récent, ils ont proposé le célèbre modèle ternaire:  classique - médiéval - moderne (Renaissance) pour la penser. En 1800, la cassure révolutionnaire a fait émerger le siècle pour dire l'opposition radicale entre présent et passé antérieur. Dans d'autres cas, on note un phénomène de transfert, où la conscience d'une cassure profonde est projetée dans le passé: c'est ainsi qu'on proposera de lire l'invention de l'An Mil.

   Dans l'ordre de la logique, le besoin cognitif de découper et de classer est à la base de toute démarche intellectuelle. Dans l'ordre de l'histoire, qui est le nôtre ici, ce besoin a été créé de toutes pièces par des contextes historiques bien définis. Mais comme c'est souvent le cas, l'artifice est vite devenu une seconde nature; autrement dit, on a pris l'habitude de découper le temps sans qu'une secousse contemporaine n'intervienne. La périodisation est à présent une technique cognitive "universelle" - voir la circulaire de 1867, où Victor Duruy, Ministre de l'Instruction publique, instaure l'époque contemporaine dans le cursus scolaire.

  La distinction entre origine cognitive et origine expérientielle est utile quand on est appelé à rendre compte de la fatigue des instruments temporels. Il s'agit d'un processus général, magistralement décrit et théorisé par Victor Chklovski: "Les objets perçus plusieurs fois commencent à être perçus par une reconnaissance: l'objet se trouve devant nous, nous le savons mais nous ne le voyons plus [...] l'automatisation de la perception avale les objets, les habits, les meubles, la femme et la peur de la guerre"([7]). De même, ce qui a été inventé pour étudier le social, les catégories socio-professionnelles par exemple, finit par le rendre opaque.  Il en va ainsi des concepts les plus fins et les plus performants, ce qui ont réellement fait progresser nos connaissances. A fortiori cela vaut pour des instruments dont le rendement n'a jamais été clair, les périodes, par exemple. On ne saurait s'étonner de l'insatisfaction croissante que celles-ci suscitent depuis un bon demi siècle. Etonnante est l'absence de techniques de désautomatisation des périodes, donc de véritables alternatives.

   Autrement problématique est la résistance des découpages nés d'une expérience historique précise. Dans ces cas, l'automatisation est renforcée - mais aussi combattue - par la perte de l'intensité originelle qui les a fait émerger. Les historiens de la Renaissance, de la Révolution française, de la Deuxième Guerre Mondiale, buttent tous sur le même obstacle: Quel poids accorder au témoignage des contemporains revendiquant la rupture entre leur présent et le plus récent passé? Et si on affirme que le témoignage des acteurs n'est qu'un facteur de périodisation parmi beaucoup d'autres, comment ne pas être piégé par l'image qu'il nous ont léguée? Deux historiens marquants ont bâti toute une historiosophie autour de ces questions, apportant chacun une réponse opposée. Erwin Panofsky, dans Renaissance and Renascences in Western Art, a tranché pour la périodisation expérientielle; alors que François Furet tente depuis vingt ans de nous sortir du découpage hérité des acteurs de la Révolution française, d'où le titre de son livre: La Révolution: 1770-1880 - il reste alors à déchiffrer les enjeux du présent auxquels revoie le renversement de Furet.

   

   Ce livre se veut, aussi, une sorte de défense et illustration de la déduction en histoire, science inductive par excellence. Exemple: l'hypothèse que si l'An Mil est une légende, seul le découpage de l'Histoire en tranches de 100 ans pouvait expliquer son émergence. Autre exemple: les fonctions du siècle, producteur d'unités organiques et qui s'opposent radicalement les unes aux autres, rendaient inéluctable la création du siècle moderne dans un moment où un tournant de siècles correspondait à un tournant historique: les années 1790.

 

   Parallèlement à ma passion pour le siècle, j'ai été absorbé par un projet d'histoire expérimentale, de "gai savoir". Dit en deux phrases, c'est une tentative de concilier l'expérimental en science et en art. De la science on emprunte la violence faite à l'objet étudié, de l'art d'avant-garde, l'idée que pour apprehénder le réel - et pour produire le beau -, il faut rendre le familier étrange([8]).

  Tout traitement du Temps est arbitraire par définition (mais une hiérarchie de l'arbitraire existe bel et bien; on se défendra ici de l'idée répandue, mais fausse, de l'équivalence dans l'ordre de l'artefact: l'année solaire est moins arbitraire que la Renaissance, la Renaissance, moins que le siècle). Or si le siècle est arbitraire, qui en doute, n'est-il pas une forme d'histoire expérimentale, qui fait violence à l'objet qu'il découpe? Cette "découverte" fut le tournant de mon travail. Celui-ci ne pouvait plus se limiter au bilan critique des rapports de l'historien au temps. Plus urgent devenait la tâche d'en proposer des manipulations alternatives. La deuxième partie du livre, "Perspectives expérimentales", essaie de répondre à ce défi.

 

   Une accusation sous-tend: les historiens ne respectent pas leur "contrat" qui est d'étudier le Temps - d'où le titre. Chemin faisant, j'ai vu qu'en cette affaire, ils ont un allié objectif de choix: la langue. La misère en textes historiques sur le temps ne fait en effet que refléter une plus grande misère en outils linguistiuqes pour l'appréhender. Le langage figuré est une précieuse source à cet égard. "Cadres", "limites", "distance", "étendue", "couches", "perspective historique" ne sont que quelques unes des métaphores fréquemment utilisées pour parler du temps - or elles viennent toutes du champ spatial. Une des images principales du livre: "découper le temps", qui a failli lui donner son titre, résulte elle aussi de ce procédé cognitif qui consiste à "étaler" le Temps sur une table d'opération pour le disséquer. Pour parler Temps, on appelle l'espace - mais pas l'inverse, du moins je n'en ai pas trouvé d'exemple. C'est à se demander s'il existe une façon de parler du temps autrement qu'en métaphore. Y a-t-il un sens littéral du temps? Face à ces doutes, on ne saurait s'étonner de la préférence prononcée des historiens pour l'étude de l'espace. L'exemple par excellence est sans doute Fernand Braudel. Il invente la notion de "longue durée" dans un livre dont le protagoniste est une unité spatiale, La Méditerannée, et les fameux trois temps sont dits en métaphores géologiques ou hydrauliques. C'est à se demander pourquoi, comment parler du temps si sa réalité n'est accessible qu'à travers l'espace.

   Sombre conclusion, car en tirer pleinement les conséquences signifierait l'abandon pur et simple de l'histoire comme activité intellectuelle. La deuxième partie du livre représente le refus pathétique d'abdiquer devant l'évidence. Il en résultent des tentatives forcément fragmentaires, peu solides, hésitantes. Inachevées.

 

*            *           *

 

   Bande dessinée: Le Temps existe-t-il?. Deux vieux sages grecs font un bras de fer. De la bouche de l'un sortent deux bulles: "On ne peut entrer deux fois dans le même fleuve", "Le Soleil, non seulement est nouveau chaque jour, mais sans cesse nouveau continûment"; de la bouche de l'autre une bulle: "Immobile est le nom où se parfait le tout"; celui-ci est épaulé par un troisième qui lui glisse à l'oreille "Ce qui se meut ne se meut ni dans le lieu où il se trouve, ni dans le lieu où il ne se trouve pas" - et qui ne se prive pas de lancer des flèches et des tortues sur le premier, sans bien sûr l'atteindre. Ce combat titanesque entre Héraclite d'un côté, Parménide et Zénon d'Elée de l'autre([9]), est rejoué en philosophie, en mystique, en physique, et depuis peu au cinéma, où le mouvement est illusion optique. L'histoire ne s'y mêle pas.

 

 

 

 



([1]) George Lakoff & Marc Johnson, Les métaphores de la vie quotidienne, Paris, Minuit, 1985 (1979).

([2]) Cf. mon "Les temps des Français", in Les lieux de Mémoire, sous la direction de Pierre Nora, Vol. III, Les France, Paris, Gallimard, à paraître.

([3]) Outre Braudel, citons deux essais désormais classiques: Pierre Vidal-Naquet, "Temps des dieux et temps des hommes. Essai sur l'expérience temporelle des Grecs", in Le chasseur noir, Paris, La Découverte/Maspero, 1983 (1960) pp.69-94; et Jacques Le Goff, "Au Moyen Age: Temps de l'Eglise et temps du marchand", in Pour une autre Moyen Age. Temps,travail et culture en Occident: 18 essais, Paris, Gallimard, 1977 (1960), pp.46-65, citation p.60.

([4]) Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, Paris, 1985.

([5]) Daniel Milo, "La rencontre, insolite mais édifiante, du quantitatif et du culturel", Histoire et mesure, II 2, 1987, pp.7-37.

([6]) Néologisme emprunté à George Lakoff, Women, Fire, and Dangerous Things, University of Chicago Press, 1987.

([7]) Victor Chklovski, "L'art comme procédé", in T. Todorov, Théorie de la prose. Textes des formalistes russes, Paris, Seuil, 1965 (1917), pp.76-97, la citation pp.83-84.

([8]) Daniel S. Milo, "Pour une histoire expérimentale, ou La gaie histoire", Annales E.S.C., 1990, NO 3

([9]) Héraclite, fragments 91, 6, Parménide, cité par Platon, Théétète, 180d, Zénon d'Elée, cité par Diogène Laërce, Vies, IX, 72; in Les Présocratiques, Paris, Gallimard, Pléiade (Ed. Diehls) 1988.

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