La boîte de Pandore

 

La boîte de Pandore

 

 

  "Tout ce qui est intéressant se passe dans l'ombre. On ne sait rien de la véritable histoire de l'homme."[1] Céline est au diapason de la publique opinion, il y rejoint Saint-Exupéry, c'est dire: "Oui, dis-je au petit prince, qu'il s'agisse de la maison, des étoiles ou du désert, ce qui fait leur beauté est invisible... Je regardais, à la lumière de la lune, ce front pâle, ces yeux clos, ces mèches de cheveux qui tremblaient au vent, et je me disais: ce que je vois là n'est qu'une écorce. Le plus important est invisible." Vox populi, vox dei: même quelqu'un de la trempe du chevalier de Pardaillan, homme d'acier et de faire, s'aligne sur la meute pour "expliquer" la Saint-Barthélemy: "Hélas! ceci est de tous temps: une mince, très mince couche de civilisation recouvre les sociétés, comme la jeune glace couvre les mers hyperboréennes. Vienne une tempête: la couche de glace s'effrite, se fond et l'Océan, toujours le même, se livre aux mêmes furies."

  Le verdict de la sagesse des nations est tombé: le visible est négligeable, l'invisible seul vaut le détour. Le non-dit est éloquent, tends l'oreille. Il persiste dans son mutisme? Lis-le entre les lignes! Le caché est perfide, évite-le. Mieux encore, fantasme-le, chez toi-même et chez tes semblables si ternes de surface. Le virtuel est une bonne affaire, affiche-le devant tes pairs à moitié dupes, car tout aussi prometteurs. Les absents ont toujours raison...

  Ouvrir ou ne pas ouvrir la boîte de Pandore? Ouvrons tout d'abord les Travaux et les jours, où Hésiode l'a fabriquée de toutes pièces. Point besoin de scaphandre pour aller au fond de l'histoire. Zeus cacha le feu aux éphémères. Le foudroyeur foudroyé: Prométhée vola le feu et en fit cadeau aux hommes. Zeus: "Moi, en place du feu, je leur ferai présent d'un mal, en qui tous, au fond du coeur, se complairont à entourer d'amour leur propre malheur." Comme souvent, les comptes olympiens se règlent par humains interposés.

  Zeus mobilisa le savoir-faire de ses pairs pour créer l'être parfait, "à l'image des déesses immortelles, un beau corps aimable de vierge": Pandore. Il dépêcha le présent des dieux aux hommes avec une jarre couverte dans ses bagages (et non pas une boîte). Ce fut un cadeau doublement empoisonné: les hommes succombèrent aux charmes de Pandore, celle-ci succomba à sa curiosité et souleva le large couvercle de la jarre. S'en échappèrent "les peines, la dure fatigue, et les maladies douloureuses". Elles se dispersèrent de par le monde, et depuis rien ne fut plus comme avant.

  Hésiode semble adhérer au topos qu'il a enfanté: il y a des énigmes qui gagnent à ne pas être déchiffrées; quand le savoir est malin, l'ignorance est prophylactique, mieux vaut s'abrutir que guérir. On aurait même pu lui attribuer le brevet de la méthode Coué s'il n'avait pas précédé le mythe par un article de foi: "Les dieux ont caché ce qui fait vivre les hommes [le feu]; sinon, sans effort tu travaillerais un jour pour récolter de quoi vivre toute une année sans rien faire."

  N'est-ce pas la dolce vita? Pas selon Hésiode. Son ouvrage est un manifeste calviniste avant la lettre: "Les dieux et les mortels s'indignent également contre quiconque vit sans rien faire." Le leitmotiv du livre est "Travaille, Persès!" (le frère dispendieux d'Hésiode). Travaille pour ne pas avoir faim, travaille pour devenir meilleur, travaille pour être homme.

  Texte prophétique. Il suffit de substituer technologie à feu et consulter les courbes du chômage pour saisir à quel point l'humanité est passée à côté de la catastrophe. En déjouant le dessein de Zeus, Prométhée faillit faire exploser le marché du travail préhistorique, et ainsi réduire presque tous les hommes à la redondance économique. Mettez les compétences de l'an 2000 AD au service des appétences de l'an 1000 BC, et nos ancêtres seraient remontés sur les arbres pour de bon.

  S'il n'y avait à pourvoir que du vital, grâce au feu une journée de travail nourrirait notre espèce une année entière - et le reste du temps? Heureusement, "l'homme ne vivra pas que de pain" (Deutéronome VIII, 3). Pour s'attaquer aux croissants, il lui fallut développer un appétit plus gros que son ventre. La femme, "un piège profond et sans issue", écrit Hésiode dans la Théogonie, l'y força, car elle "ne s'accommode pas de la pauvreté odieuse, mais de la seule abondance". Pour la posséder, l'homme est condamné à satisfaire son goût du luxe, le nécessaire de l'homme civilisé.

  S'il n'y avait à rendre compte que du visible, le chercheur au forfait finirait vite par trouver - et le reste du temps? Pour éviter l'ANPE, un Carlo Ginzburg fait sienne la maxime de Céline: "On ne sait rien de la véritable histoire de l'homme." En marquant ce but contre son camp, l'historien s'assure une prolongation éternelle (pas de mort subite dans ce sport).

  Ouvrir ou ne pas ouvrir la boîte de Pandore? Comme son ancêtre hamlétien, sur les marges de la science le dilemme fait rage, nonobstant son caractère d'emblée obsolète. A propos de l'atome, à propos du clonage, les laïcs aboient et la caravane passe. Est-ce le sommeil de la raison qui produit des monstres (Goya), ou est-ce plutôt son éveil? Admettant que l'un et l'autre en sécrètent en grande quantité, lesquels sont préférables? Hésiode tranche pour nous: en attisant leur curiosité, Zeus épargna aux hommes la suffisance, première phase, et déjà terminale, de la sclérose; c'est donc lui, et pas Prométhée, qui est leur véritable bienfaiteur.

  "Tout ce qui est intéressant se passe dans l'ombre", car il y va de notre intérêt, vu la maigre moisson de la lumière. La valeur thérapeutique de l'invisible n'a pas de prix, à ne vivre que du visible on ne passera pas la semaine (voir Narcisse).

  Nous devons à Pandore et à sa boîte deux passe-temps, le souci et le superflu. C'est d'avoir connu l'un et l'autre qui nous a chassés du paradis, qui nous en chasse toujours, à chaque refus de nous contenter de la surface nous sommes sauvés.

 

 

La curiosité tue.

Bilan: un mort, le temps

 

  Le conte du pêcheur et du djinn dans les Mille nuits et une (nuits 3 à 9) est le pendant arabe du mythe de Pandore. Le pêcheur remonta de la mer un flacon de cuivre. Il pensa d'abord le vendre au marché tel quel, mais il l'ouvrit quand même, "pour voir ce qu'il contient". En jaillit Sakhr, le démon que Salomon fils de David jeta enfermé au fond des mers. Au début de sa plongée, le djinn entendait gratifier celui qui le sauverait des trésors de la terre. Mais quatre siècles de vie de sardine le mirent de mauvaise humeur: "Si quelqu'un me délivre maintenant, je le tuerai et lui ferai choisir sa mort."

  Le topos de Pandore paraît fonctionner comme une horloge suisse, en réalité il cloche. Au lieu d'accomplir son serment dès sa délivrance, le djinn tint d'abord à s'expliquer: "Ecoute mon histoire, pêcheur." Comme Maître Renard, comme le Chat Botté, le pêcheur joua de la vanité de son ennemi en virtuose. Il l'écouta sagement, puis lui lança un défi: "Comment as-tu pu tenir tout entier dans ce flacon où tu ne pourrais introduire ni la main ni le pied? Le démon se secoua et redevint une fumée qui monta au ciel, puis se rassembla et pénétra dans le flacon. Le pêcheur se précipita, prit le bouchon de plomb empreint du sceau de Salomon et obtura soigneusement l'orifice."

  Troisième acte, où l'on apprend que la boîte de Pandore est en réalité une Matriushka larmoyante, mélange de poupée russe et d'oignon. Au lieu de précipiter le djinn dans la mer, le pêcheur commenta leurs relations à son tour: "Tu mens! Toi et moi sommes comme le vizir du roi Yûnan et le médecin Dûbân." Flairant la brèche, Sakhr s'y engouffra: "Mais qui sont ce vizir et ce médecin et quelle est leur histoire?" Ne se sentant plus de joie, maître pêcheur laissa tomber sa proie, il se mit à raconter des histoires. Pas une, pas deux, trois, toutes, des variations sur "gare aux bavards, fi des curieux."

  Dans une de ces mises en abîme, un roi paranoïaque condamna à mort le médecin qui l'avait sauvé auparavant. "Est-ce ainsi que tu me récompenses, comme fut récompensé le crocodile?" s'indigna le médecin. Le roi fut partant pour apprendre l'histoire du crocodile, mais n'ayant pas lu les Mille nuits et une, le médecin refusa de cracher le morceau avant d'être libéré - il sera décapité. Non content de le voir périr, le roi désira aussi pénétrer le secret du livre qu'il lui laissa. Les feuilles étant collées, le roi mouilla le doigt pour les détacher, l'une après l'autre. Elles étaient toutes blanches.

"- Il n'y a rien d'écrit là-dedans? s'écria-t-il vers la tête coupée.

 - Continue de feuilleter.

  Le roi continua, mais au bout de très peu de temps, un mal avait envahi tout son corps, car les pages étaient empoisonnées."

  Est-ce que le pêcheur retint la moralité de l'histoire qu'il venait de conter? Ayant achevé son récit, il annonça au démon que sa décision était arrêtée, irrévocable: "Je vais te laisser enfermé dans ce flacon et te jeter à la mer."

  Le démon supplia, hurla, le pêcheur ne broncha pas. Le démon se rabattit sur la vieille recette: "Ne te conduis pas comme s'est conduite Umâma avec 'Atikâ", le pêcheur craqua: "Et comment s'est-elle conduite?" Le démon: "Sors-moi de cette fiole et je te le dirai." Le pêcheur lui fit de nouveau confiance, et, surprise, le djinn tint parole et l'enrichit.

  Non, ce n'est pas le silence de la raison, mais son caquetage qui produit des monstres, sans eux on se serait endormi. L'art du packaging exagère son importance. Que l'emballage soit somptueux - Pandore - ou quelconque - la jarre - est secondaire, car un homme cherchera toujours à en savoir plus, la réalité telle quelle étant trop maigre pour son cerveau hypertrophié. L'alternative proposée par Musset: Il faut qu'une porte soit ouverte ou fermée - n'en est pas une, toute porte sera défoncée tôt ou tard. Soulever le voile ou crever d'ennui...

  La curiosité est diffamée à tort, car elle nous permet de gagner du temps - et à Shéhérazade, sa vie puis un mari - ou du moins de le tuer dignement.

 

 

A qui profite le mythe?

 

  Lucifer délivré n'a rien d'une force de la nature. Mille huit cents ans d'enfermement l'ont rendu fanfaron, épicier, lâche - pire, ils l'ont rendu fiable. Le fauve enchaîné s'avère caniche, il prend ses réalités pour des désirs, l'homme est un arsenal de pétards mouillés.

 

X: Alors, Sire, qu'est-ce que vous avez accompli dans votre vie?

O: J'ai tué mon père et couché avec ma mère.

X: Que le monde est petit, moi aussi j'en rêve.

 

  La boîte de Pandore est le mythe matriciel d'un complot millénaire: flatter les hommes tout en ayant l'air de les insulter. Dans l'Interprétation des rêves, Freud a produit le chef-d'oeuvre du genre. Son dogme fondateur: retenez-moi ou je fais un malheur! - n'est heureusement pas falsifiable. Comme Zénon l'a démontré, une fois la division déclenchée, rien ne l'arrêtera, Achille ne rattrapera pas la tortue ni la flèche, Achille. A l'intérieur de la dernière boîte en date, notre capital est inentamé. Sous la peau tous les espoirs sont permis, Dostoïevski, Modiano et moi y sommes également des Oedipe en puissance. Nul règne n'est plus démocratique que celui de l'invisible.

  Celui qui se range dans le camp de la paranoïa, rose ou noire, n'est pas dispensé de ses prélèvements obligatoires. Foucault: que m'importe les actes des philanthropes du XIXe siècle, leurs intentions puent. Mais le jeu en vaut la chandelle, le sacrifice du réel sur l'autel du virtuel obéit à la pure rationalité économique. Que pèse en effet la banalisation des quelques excentriques qui font - d'ailleurs ils ne font pas que ça, loin s'en faut - face aux torses bombés de ceux qui ont l'intention mais...

 

Y: Et vous, cher monsieur, qu'est-ce que vous avez fait de beau?

D: J'ai écrit Crime et châtiment.

Y: Tiens, moi aussi j'aimerais écrire un roman.

 

  A qui profite le mythe de Pandore? A vous et moi, il nous permet de faire passer notre être pour du paraître.




[1]. Louis-Ferdinand Céline, cité en exergue par Carlo Ginzburg, Le Fromage et les vers.

>> Post Comment
Name:

Comment:


All comments:
Barnypok asked:
cBJrcq http://www.FyLitCl7Pf7ojQdDUOLQOuaxTXbj5iNG.com
1/2/2017
Barnypok asked:
cBJrcq http://www.FyLitCl7Pf7ojQdDUOLQOuaxTXbj5iNG.com
1/2/2017
Barnypok asked:
VN1lOL http://www.FyLitCl7Pf7ojQdDUOLQOuaxTXbj5iNG.com
1/2/2017
Barnypok asked:
VN1lOL http://www.FyLitCl7Pf7ojQdDUOLQOuaxTXbj5iNG.com
1/2/2017
JimmiXzS asked:
Nr2sAw http://www.FyLitCl7Pf7ojQdDUOLQOuaxTXbj5iNG.com
1/9/2017
JimmiXzS asked:
Nr2sAw http://www.FyLitCl7Pf7ojQdDUOLQOuaxTXbj5iNG.com
1/9/2017
chaba asked:
Ru87TP http://www.y7YwKx7Pm6OnyJvolbcwrWdoEnRF29pb.com
1/29/2017
chaba asked:
Ru87TP http://www.y7YwKx7Pm6OnyJvolbcwrWdoEnRF29pb.com
1/29/2017
matt asked:
wlMjUT http://www.y7YwKx7Pm6OnyJvolbcwrWdoEnRF29pb.com
1/29/2017
matt asked:
wlMjUT http://www.y7YwKx7Pm6OnyJvolbcwrWdoEnRF29pb.com
1/29/2017
gordon asked:
Rqngnz http://www.y7YwKx7Pm6OnyJvolbcwrWdoEnRF29pb.com
1/31/2017
gordon asked:
Rqngnz http://www.y7YwKx7Pm6OnyJvolbcwrWdoEnRF29pb.com
1/31/2017