La leçon du tesson

 

La leçon du tesson

 

 

  "Le temps, il est vrai, lui dérobera son chagrin, et l'enterrera, et la meilleure part de son coeur dans la même terre" (Hawthorne, La Romance de Blithedale). Oui, le temps soulage - ou tue: la dame en question s'est donnée la mort quelques heures après avoir été abandonnée par l'homme qu'elle aimait.

  Le temps guérit les coups et blessures de l'âme, le compte à rebours de la cautérisation démarre dès la première alerte. Pourtant les vautours de la consolation assiègent l'endeuillé: ne t'enfonce pas, sors un peu, vois des gens, à force de t'enfermer tu te rendras fou!

  Le traumatisme, le vrai, est une denrée rare à l'enfance, miraculeuse après. Mais vous avez le culot, l'optimiste culot de dire au choc noir ou rose: pas maintenant, reviens demain. L'homme de ma vie m'a chassée de sa vie, dit-elle, faute de temps je m'effondrerai au printemps. Quant au bouleversé qui se redresse sans coup férir, soit il rechutera à retardement, soit il deviendra blindé.

  Vous avez la conscience tranquille et à défaut, l'agenda agité. Le temps guérit, ne pas en avoir vaccine, busy people you cannot hurt.

  Vous vivez comme si la messe ne devait jamais être dite ni les carottes, cuites: il n'est jamais trop tard - et on en voit la queue.

  Nul n'est assez riche pour dilapider un malheur, ni même le partager. Pour provoquer le miracle, l'abattu doit faire le vide autour, pas de mirage sans désert. Hélas, l'art de brûler ses vaisseaux se fait rare, et déjà l'art de se faire rare.

  Au traumatisé se vantant: à partir de cet instant, rien ne sera plus comme avant, je réponds: snob, et au présent tu as déjà été?

  Nous sommes tous des Vanka Stanka, tous nous avons tendance à nous relever aussitôt tombé. Un homme se mesure à sa ténacité à terre. Comme il n'y a qu'un K.-O. par vie, ne te presse pas, compte jusqu'à neuf avant de te refaire une santé.

  L'homme n'est pas un chat: en retombant sur tes pattes tu te casseras l'âme. Quoiqu'il finisse debout tôt ou tard, l'homme n'est pas un chat, car il a la faculté de retarder la déchéance.

  Donne-moi un traumatisme et je te changerai les idées. La vie? Non, car inertie, gravitation et entropie finissent par tout amortir.

  Il n'y a pas de meilleur tremplin que le traumatisme, pourtant à chaque fois qu'un choc appelle, ça sonne occupé. Comment prévenir la cicatrisation précoce et l'effondrement en différé? Par la mise en scène et le chômage technique. Etre le maître de son temps ne suffit pas, il faut en être l'obscur despote.

  Certes, Job, entrepreneur et père, perdit tout. Mais si "tout" est une façon de parler, tout ne l'est pas. A la suite de la première série de désastres qui lui tomba dessus, Job déchira son manteau et se tondit la tête. Mais il faut plus que ces tics d'endeuillé pour endormir l'humaine faculté de récupération. Pour faire durer le malheur, il lui fallut s'administrer un remède de cheval, la sixième plaie lui en donna l'occasion. Au lieu de prier sa femme d'attacher ses mains ou de bander ses pustules, Job s'écorcha vif à l'aide d'un tesson.

  Si ta place est dans la merde, plonge. Ne te fie pas à tes naturels poumons; sans bouteilles, tu n'y passeras pas la nuit. Au lieu de soulager la démangeaison, Job l'exacerba; pour renaître de ses cendres, le phoenix doit se consumer à fond.

  Le salut passe par les égouts. Là est mon bain de jouvence, mon Jourdain. Je m'y immerge, m'y rebaptise, me refais une virginité, me paie un nouvel hymen. C'est dans les égouts que j'éprouve l'ivresse des profondeurs, ne mets pas de l'eau dans cette eau-de-vie. Mais le trop est l'ennemi du bien. A fortes doses, même la merde est chiante.

  Le temps tue la douleur (time is a painkiller), en effet. Mais l'inverse est vrai aussi: la douleur assomme le temps, elle suspend notre course vers la tombe. Avoir mal, physiquement mal, installe le patient dans le présent. En prolongeant sa souffrance par des artefacts, Job stoppa la montre qui menaçait de lui subtiliser son deuil - cette leçon n'est pas du fromage...

  Mais Job n'a jamais existé, affirme le Talmud, il a été une parabole. Le temps passe, le présent trépasse, qu'y pouvons-nous, êtres en trois dimensions? Traiter l'abattement et l'exaltation en pros. Or nulle part le dilettantisme est aussi répandu, nulle part il est aussi néfaste que dans le malheur et dans le bonheur. Les uns, tel Oscar Wilde, s'abandonnent au désespoir sans rime ni style, tandis que les autres, ce sont en réalité les mêmes, pratiquent l'amour fou comme un sport de loisir (mais pas Oscar Wilde). Quand la discipline devrait être de rigueur, en joie que de spontanéité, que d'improvisations dans le chagrin: laisse-toi aller, tu ne risques pas de te perdre, la spontanéité est le plus sûr chemin au même.

  Ce flou artistique est tolérable en période de calme plat, il y est même agréable; mais sur les cimes et dans les gouffres, il est mortifère; c'est pourtant en temps de crise qu'on se solidarise le plus avec sa psychologie.

  Quand il s'agit de la stupeur, le temps et le cerveau, vieux alliés, de nouveau se liguent pour l'abréger, que faire? Se mettre dos au mur fait maison et prier: pourvu que ça dure. Que chacun cultive son tesson.

 


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