Job

 

JOB

 

 

  "Et Jéhovah dit à Satan: As-tu fixé ton coeur sur mon serviteur Job, qu'il n'y a personne comme lui sur la terre, un homme innocent et droit, craignant Dieu et s'écartant du mal? Et Satan répondit à Jéhovah et dit: Est-ce gratuitement que Job craint Dieu? N'as-tu pas dressé une haie autour de lui et de sa maison et de tout ce qui est à lui à la ronde? L'oeuvre de sa main, tu l'as bénie, et son cheptel s'est répandu sur la terre. Mais envoie ta main et touche à tout ce qui est à lui, s'il ne te bénit [maudit] pas à ta face."[1]

  Selon Dieu, Job fait le bien pour le bien, selon Satan, il fait le bien pour son bien. Ces positions sont tranchées, depuis que l'éthique existe, l'une fonde l'école de la gratuité (l'art pour l'art, finalité sans fin, Thora lishma), l'autre, l'école de l'intérêt (there is no such a thing as a free lunch). Positions axiomatiques, elles paraissent figées pour l'éternité, pourtant nos deux collègues refusent de s'y résigner. Comment traduire le fragwürdig en fraglich? Par l'expérimentation: "Alors Jéhovah dit à Satan: Voici, tout ce qui est à lui est en ta main. Seulement n'avance pas ta main contre lui." Les théories énoncées, le cobaye désigné, les termes et les limites des épreuves définis, c'était à la science de parler.

  En bon scientifique, Satan frappa Job dans l'ordre inverse de ses richesses. Prolongeant l'étude pionnière sur Sodome et Gomorrhe, il décima les siens selon le système décimal: les cinq cents paires de boeufs et cinq cents mules (1000), ensuite les sept mille brebis, ensuite les trois mille chameaux (10000) - les bergers massacrés avec les divers troupeaux ne sont pas comptabilisés -, enfin les sept fils et les trois filles (10).

  "Job se leva, déchira son manteau, se tondit la tête, tomba par terre et se prosterna. Il dit: Nu je suis sorti du ventre de ma mère et nu j'y retournerai. Dieu a donné, Dieu a repris, que le nom de Dieu soit loué. Malgré tout Job ne pécha pas et ne dit pas de mal de Dieu." Fin de la question ordinaire.

  Une réunion du laboratoire suivit. Dieu, formé à l'ancienne, trouva l'expérience concluante. Il en voulut même à son confrère: "Tu m'as provoqué pour le détruire gratuitement." Satan, par contre, est de l'école de sir Karl Popper, il n'abandonne jamais l'espoir de falsifier une théorie: "Peau contre peau, et l'homme donnera tout ce qui est à lui contre son âme [sa vie]. Mais tends ta main et touche sa personne et sa chair, s'il ne te bénira pas à ta face?" Pour en avoir le coeur net, Dieu laissa à Satan carte blanche, sa réserve: "mais préserve sa vie", étant évidemment superflue, car que vaut un Job mort au progrès de la connaissance?

  Satan passa à la question extraordinaire, il vint d'en annoncer la teneur. Jusque-là il se limitait aux avoirs de Job, à présent il s'attaque à son être. Le blesser dans sa chair et son sang métaphoriques ne suffit pas, il n'y a que l'épiderme littéral qui puisse servir d'épreuve cruciale: "Et Satan frappa Job de chechine [une terrible maladie de la peau, la sixième plaie d'Egypte] du pied jusqu'au bout du crâne."

  Se prenant au jeu, Dieu, l'avocat du diable et son auxiliaire, y mit du sien, en gratifiant Job de deux fléaux supplémentaires. Sa femme, qui le poussa à en finir: "Bénis Dieu et meurs!" Ses amis, qui l'invitèrent à un examen de conscience, prétextant qu'il n'y a pas de fumée sans feu - ce faisant, ils mirent en cause la gratuité divine.

  Mais Job tint bon. Il s'installa dans la cendre, se gratta à l'aide d'un tesson, maudit le jour de sa naissance, mais pas une syllabe contre Dieu ne traversa ses lèvres, bien au contraire. Dieu et Satan conclurent l'article qu'ils co-signèrent et soumirent à La Revue d'éthique expérimentale: "Le bien est."

  Rarement recherche suscita autant de courrier. Des lecteurs à l'esprit scientiste soulevèrent le problème de la non-répétabilité de l'expérience; mais comme pas un ne se porta volontaire pour un remake, leur critique resta lettre morte. D'autres, et souvent les mêmes, s'interrogèrent sur l'exemplarité de Job. On leur fit comprendre que le propre de la Revue est d'accepter des protocoles à cas unique.

  Un point ne manque pas de frapper les lecteurs modernes de la Revue: l'enjeu de l'expérience n'est pas le croire, mais le faire. Comme dans le ligotage d'Isaac, le laboratoire biblique est sciemment behavioriste. La question de la foi y est doublement incongrue, parce que l'athéisme est inconcevable, parce que seul Dieu est à même de sonder le coeur et les reins.

  Au vingtième siècle, des lecteurs paranos, ère du soupçon oblige, émettent des réserves sur l'honnêteté même de l'expérience. Selon eux, les réponses de Job à la catastrophe en deux temps paraissent taillées sur mesure. Tout se passe comme s'il était au courant de l'enjeu, et réagissait en conséquence. Endeuillé, il fut grandiloquent: "Que le nom de Dieu soit loué"; démangé, il devint comptable: "Nous recevons le bien de Dieu mais refuserions le mal?" - la vie comme un package deal.

  Les dés seraient-ils pipés? On ne le saura pas. Mais comme le fatalisme a toujours servi de consolation à l'accablé et la théodicée, au croyant durement frappé, le réflexe de Job est vraisemblable. Quant à son épouse, en l'encourageant à maudire Dieu, elle lui offrit l'unique recours dans un univers qui ne connaît pas le suicide.

  Il aura aussi fallu attendre le féminisme et les gender studies pour qu'un autre aspect de l'expérience soit relevé et montré du doigt. La femme de Job n'était-elle pour rien dans la perte des chameaux, des brebis, des sept garçons et des trois filles? Mais que la Bible soit machiste ne constitue pas un scoop...

  Une lettre intemporelle mérite qu'on en cite un large extrait: "Cher Editeur. La question de la chose en soi, qu'elle soit éthique ou ontologique, m'a toujours obsédé, mais je me suis résigné à ne la voir traitée que dans des livres de spéculation pure. Or voici que mes deux éminents collègues de l'Université céleste ont trouvé l'astuce pour la traduire en laboratoire, je leur tire un grand coup de chapeau. La démarche expérimentale force la conviction, les résultats aussi. Mais le protocole qui nous est soumis comporte un os difficile à digérer. Père de famille, je ne puis tolérer qu'on mette sur un pied d'égalité deux épreuves qui n'ont strictement rien à voir l'une avec l'autre. La hiérarchie du malheur qui se dégage de l'article est révoltante. Il faut être Satan - ou Dieu? voir l'affaire J.-C. - pour postuler que perdre ses enfants est plus tolérable que de se gratter..." On voit que la susceptibilité de ce lecteur ne le pousse pas jusqu'à condamner l'expérience en bloc - l'heure de la défense des bêtes de laboratoire et de la lutte contre la vivisection n'a pas encore sonné.

  Les grandes épreuves ne meurent jamais. Au début du XXe siècle, un médecin viennois fit parvenir à la rédaction de ladite Revue un article qui rejoignait l'intuition satanique sur un point capital: "Une affection organique, une irritation douloureuse, une inflammation d'un organe, créent un état qui a nettement pour conséquence un détachement de la libido de ses objets.[2]"

  Trêve de libido? Chez Freud? Ses acolytes n'ont pas eu le temps d'en revenir que le Maître surenchérit: tant que le travail du deuil n'est pas accompli, il absorbe pareillement toutes les énergies du moi, en premier lieu les pulsions sexuelles[3].

  Le PMU psychanalytique est formel: libido, douleur, deuil, tel est le tiercé gagnant de l'intensité. Dans quel ordre? La surprise du chef est de taille, il place la libido deux fois troisième. Une fois parce que suspendue par ses deux concurrents, une fois parce qu'éphémère: "Ce qu'on nomme bonheur, au sens le plus strict, résulte d'une satisfaction plutôt soudaine de besoins ayant atteint une haute tension, et n'est possible de par sa nature que sous forme de phénomène épisodique.[4]" Sans être une sinécure, le deuil et la douleur ne sont pas aussi brefs que la petite mort.

  Le deuil et la douleur sont les seuls états à même de neutraliser la libido. Sont-ils également infaillibles? Freud ne les a jamais comparés, mais parions qu'il n'aurait pas désavoué l'échelle divine de la frigidité. On peut en effet imaginer Job couchant avec sa femme  tout en pleurant ses dix enfants - le pendu fait bander -, mais un Job s'écorchant d'une main et se masturbant de l'autre dépasse l'entendement. Eros et Thanatos, oui, Eros et psoriasis, non.

  Des chercheurs labourant des terrains limitrophes, en premier lieu Shakespeare, admirent l'expérience tout en en contestant la visée. Selon eux, sa véritable problématique n'est pas la gratuité du bien, mais le seuil de souffrance (infra, "Un laboratoire à tiroirs: le Roi Lear"). Ils appellent à la barre les cobayes eux-mêmes: la femme de Job, qui considéra que son époux est allé au bout de ses forces, au bout de ce qui est humainement supportable, et Job, pour qui "je n'en peux plus" est la preuve du contraire.

  Dans ce type de recherches, on ne privilégie pas le choc qui fait le plus mal, mais celui qui ne peut pas ne pas faire mal, et durablement. Deuil et douleur, lequel garantit une meilleure affliction? Sur cette question épineuse, Satan, Dieu et Job ont la religion arrêtée: le corps d'abord. Il nivelle les valeurs, vers le bas et fort, alors que l'âme se prête à l'individuation (infra, "La géologie des verbes"). Certes, les femmes n'ont pas toutes la même endurance: en accouchant, les unes hurlent, les autres serrent les dents. Mais la gamme physique est si indigente, comparée au caléidoscope psychique. Face à la même échéance, ma première veuve dit business as usual, la veuve de mon père perdit les pédales, et la veuve de J.-M.P.: l'homme de ma vie n'est plus je m'en vais.

 



[1]. Job I, 8-11.

[2]. Freud, "La théorie de la libido et le 'narcissisme'".

[3]. Freud, "Deuil et mélancolie".

[4]. Freud, Malaise dans la civilisation.

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Tomi asked:
我的看法有點不同 就算香港市場細 就算香港社會不鼓勵小眾玩意 我想整個 香港+海外華人 市場 即使對一些 niche topics 應該仍然是夠大的 問題始終是香港的生活指數太高 當漫畫家或者畫小眾漫畫的經濟風險太高 日本的漫畫家不少都是住在東京以外的 香港的教育制度也可能是個癥結 不過像我這種漫畫外行人 還是不要亂說好了 不過順帶補多兩句 1)道德重整會才不會上街抗議啦 香港人很喜歡扮上流中產 紅酒那些可以扮有品味的東西 應該大受歡迎而不是招來批評才對 2)回看本文 覺得要澄清一下 我對打書並無貶意 也很喜歡看打書 例如十分崇拜權力的肥良所編的 海虎 不過許多打書已變得太陳套 令我有點失望
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