Fraglich vs fragwürdig

 

 

Fraglich versus fragwürdig

 

 

  Dans une rue déserte, la nuit, un homme s'active sous le réverbère. Un policier s'approche et l'interroge sur ce qu'il fabrique. Je cherche une pièce, dit l'homme. Et où l'avez-vous perdue? Là-bas, répond l'homme, en indiquant l'obscurité. Et pourquoi la cherchez-vous ici? Parce qu'ici il y a de la lumière.

  Heidegger distingue entre le fragwürdig, ce qui mérite d'être posé, et le fraglich, ce qui peut être posé. La distribution des rôles est tranchée: aux sciences molles les bonnes questions, aux sciences dures les bonnes réponses. Les humanités nomment nos tracas métaphysiques (la pièce perdue), mais leurs clés passent partout. Les sciences de la nature proposent des solutions à la fois élégantes et réfutables (le réverbère), mais leurs problèmes nous laissent de marbre.

  Quand les mous cherchent à joindre les deux bouts, cela donne des cocktails insipides. On annonce un colloque sur la psychologie de l'action, j'accours, sûr d'être éclairé, scientifiquement éclairé, sur la cuisine psychique d'un Bakounine ou d'un Cruyff. Tromperie sur la marchandise. Les psychologues de l'action se spécialisent dans le décorticage de faits et gestes tels que déboucher une bouteille et lever un verre; ils prévoient de s'attaquer à la gueule de bois en l'an 2010... L'autre mélange n'est pas plus savoureux. Quand des prix Nobel se mettent à philosopher, les fruits de leurs élucubrations manquent de jus - ou de su.

  Pourtant, les percées de la connaissance sont dues à ceux qui refusent d'indexer la question sur la méthode. La discipline dite du Chaos - l'oxymore n'est pas fortuit - est née précisément du constat que la science normale rend compte d'une partie infime des phénomènes observables. Paraphrasant un mot célèbre, ses pratiquants semblent dire: plutôt avoir tort avec Bohr que raison avec Newton, il vaut mieux calculer les probabilités de l'urgent que l'exactitude de l'insignifiant. Et ça marche: leurs papiers font depuis peu un tabac dans Nature, Science, Cell.

  Les percées en sciences sont à couper le souffle et à béer la bouche. Mais après vingt-cinq siècles de recherches, dont quatre en laboratoire, on a l'impression d'avoir plutôt régressé. Sur les questions héritées d'Athènes et de la Bible: le bien, le juste, le beau, le vrai, pétant toujours de santé, la mécanique quantique, la génétique, la neurologie, pour ne citer qu'elles, ne cessent de verser leur lot trouble.

  Mais l'utopie couve toujours. Celui qui s'engage à combler le fossé a toutes les chances d'y tomber, la tête la première; j'en porte les séquelles, prêt à récidiver.

 

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