Sodome et Gomorrhe

 

NAISSANCE DE l'ENQUETE:

 

SODOME ET GOMORRHE

 

 

  Il arrive que le premier de la lignée en épuise l'essence, tout en laissant à la descendance quelques os à ronger. Toute la philosophie occidentale n'est qu'un commentaire de Platon, affirme Whitehead, et Shklovski voit dans Don Quichotte le premier roman et déjà accompli, car portant en son sein sa propre parodie.

  Une enquête, elle-même ancêtre du laboratoire, fut lancée par deux savants visionnaires. Avraham et Dieu ne firent certes pas le plein du genre, mais ils posèrent, avec l'affaire Sodome et Gomorrhe, les principes et les pièges qui depuis jalonnent son existence.

"Et Jéhovah dit: Le cri de Sodome et Gomhorrhe se multiplie, et leur péché devient très lourd. J'y descendrai et verrai: font-ils autant que le cri qui parvient jusqu'à moi? Feraient-ils le mal et moi je ne le saurais pas? [...] Avraham s'approcha et dit: Extermineras-tu le juste avec le méchant? Et s'il y avait en ville cinquante justes, extermineras-tu? Ne pardonneras-tu pas le lieu grâce aux cinquante justes qui se trouvent en son sein? [...] Loin de toi de faire une chose pareille, tuer le juste avec le méchant, en sorte qu'il en serait du juste comme du méchant, loin de toi! Le juge de la terre entière ne rendrait-il pas justice? Et Dieu dit: Si je trouvait à Sodome cinquante justes, je pardonnerais à tout le lieu pour eux." La négociation continue: et s'il en manquait cinq? Dieu consent toujours. Et quarante? et trente? et vingt? Dieu est miséricorde. "Avraham dit: Que le Seigneur ne s'enflamme pas, je parlerai pour la dernière fois: et si on en trouvait dix? Dieu dit: Je n'anéantirais pas pour les dix."[1]

  Comme souvent, la Bible cause en se taisant, les chaînons manquants sont les plus éloquents, trois, en particulier, sont passés sous un silence criant.

- Sodome et Gomorrhe deviennent Sodome tout court, comme si des crimes de la première on pouvait induire la culpabilité de la seconde (fallace métonymique).

- péché dans Sodome et Gomorrhe est assimilé à péché de Sodome et Gomorrhe (fallace de synecdoque).

- admettant que le vice y est extrêmement répandu, pourquoi passer directement à la Bombe, alors qu'une cure moins radicale s'imposait, le tri, qui sauva l'humanité du Déluge (fallace de ER[2]).

  Il ne faut pas généraliser? La Convention de Genève n'a pas cours dans la Bible, quelques brebis galeuses s'y avèrent fatales au troupeau, et parfois une seule. Et vice versa: un spécimen y décide souvent de la rétribution, et même de l'Election de toute l'espèce.

  Le cas Sodome et Gomorrhe obéit à cette logique, à une nouveauté méthodologique près. C'est la première fois de l'histoire de la généralisation qu'on fait appel au seuil; et la science naît. Depuis, il est partout acquis qu'il n'y a pas de connaissance de X sans qu'en soient dessinés au préalable les contours qui le séparent de ce qui n'est pas lui, ou qui séparent ses différents états. L'induction biblique préfigure quelques discontinuités majeures - citons l'ébullition de l'eau à 100° et la division de l'histoire en siècles. On aura noté qu'Avraham, Celsius et Baronius (premier historien à séculariser le temps) adoptent le système métrique pour charcuter le réel, comme si le chiffre dix, tout arbitraire qu'il soit, octroyait aux divers découpages un halo de vraisemblance, alors que ni le douze, pourtant sacralisé par les tribus et les apôtres, ni le 80° de Réaumur ou le 212° de Fahrenheit, ni la génération de 30 ans n'ont un tel effet de réel...[3].

  Le marchandage entre Dieu et Avraham en annonce d'autres, tout aussi fatals: à partir de quelle semaine, de quel poids doit-on se battre pour la survie du prématuré? Quelle platitude, de l'électro-cardiogramme ou de l'électro-encéphalogramme, devrait déterminer la mort du "donneur" d'organes?

  Un enjeu récent agite la communauté scientifique et au-delà: le nombre de T4 (lymphocytes CD4) dans le sang. Terrible taux, car il s'est imposé comme le meilleur marqueur de l'évolution du HIV. C'est sur Atlanta, site du Control of Disease Center (CDC), que les yeux sont rivés, c'est dans les pages de son organe, le Morbidity and Mortality Weekly Report (MMWR), que défilent les nouvelles définitions du sida, dont voici le dernier jet (1.1.1993). Le compte de l'homme sain étant de 1000 T4 par mm3 - métrique, la nature imite l'arithmétique... -, qui en a moins devient patient, il est convoqué à un examen sanguin tous les six mois. Quand son taux est inférieur à 500 T4, le patient est déclaré séropositif et subit un test tous les trois mois. Il descend au-dessous de 200, le porteur bascule dans la maladie et son taux de T4 est examiné tous les mois. Le chiffre est une question de vie et de mort, et avant de se faire binaire, il frappe âme et poche. D'une main l'Etat sape l'homme, en scandant son passage de mal en pis; de l'autre main il le cajole, en élargissant la couverture de ses soins à chaque seuil franchi. Avraham à la Sécurité sociale: si le patient a 201 T4 par mm3, tu ne lui paierais pas la trithérapie? Et s'il en a 150 mais vit en Ouganda ou en Thaïlande...

 

*

 

  Dans une répartition des tâches promise à un bel avenir, les termes de l'enquête furent définis par les patrons du labo, le travail de terrain fut assigné à de simples exécutants. Les laborantins angéliques eurent à chercher dix justes à Sodome. A peine atteignirent-ils la porte de la ville qu'ils tombèrent sur un autochtone. Lot s'avança, se prosterna jusqu'à terre et les invita chez lui pour la nuit. "Non, car nous dormirons dans la rue" - mais Lot insista.

  S'ils avaient été des adeptes d'Aristote, qui arrêta les lois de la tragédie sur la base d'un seul cas, Oedipe Roi, ils auraient bouclé le dossier, seraient retournés auprès du commanditaire, et auraient prononcé l'acquittement à l'unanimité. Une hirondelle ne fait pas le printemps, se dirent ces consciencieux chercheurs, et acceptèrent l'invitation. Lot leur offrit un véritable festin à l'orientale. Mais "avant qu'ils ne soient couchés, les hommes de la ville, les hommes de Sodome, encerclèrent la maison, de l'adolescent au vieillard, tout le peuple de bout en bout. Et ils crièrent à Lot: Où sont les hommes qui sont venus chez toi cette nuit? Sors-les pour qu'on les connaisse!" Comme son oncle Avraham, Lot chercha à négocier, il alla jusqu'à proposer ses deux filles vierges à la meute. Mais les Sodomites refusèrent son sacrifice, fidèles à leur réputation future. Lot supplia, les assiégeants lui promirent un destin pire, ses deux hôtes les aveuglèrent afin qu'ils ne trouvassent pas l'entrée de la maison. Fin de l'enquête.

  Celle-ci semble avoir été menée selon les rigueurs d'usage. Certes, on aurait pu reprocher aux anges leur excès de zèle. Mais est-ce vraiment un reproche que de ne pas se contenter du premier venu ni de l'observation, trait distinctif de la science passive (Claude Bernard)? Les anges optèrent pour la science active: provoquer l'objet pour qu'il crache le morceau - dormir dans la rue, à Sodome, par exemple. Mais les Sodomites n'eurent point besoin de provocation pour exprimer leur véritable nature. Infâmes, ils le furent spontanément, tous sans exception, de sept à soixante-dix-sept ans.

  Si Dieu était passé directement à l'extermination des deux villes - quantité négligeable, Gomorrhe rejoint Sodome dans le final - j'aurais signé des deux mains. Mais un épisode vint s'intercaler entre l'enquête et le dénouement: "Et les hommes dirent à Lot: Qui as-tu de plus ici? Gendres et fils et filles et tous ceux qui sont à toi en ville, sors-les de cet endroit, car nous allons le détruire, car son cri est monté jusqu'à la face de Dieu, et Dieu nous a envoyé le détruire."

  Le lapsus! C'est au détour d'une proposition coordonnée que l'on apprend que l'arrêt de destruction fut signé avant que les anges ne fussent partis sur le terrain; d'ailleurs leur départ précéda la tractation entre Dieu et Avraham[4]. L'enquête ne fut en réalité qu'un écran de fumée.

  La proposition principale est tout aussi compromettante. Les Sodomites devaient périr ensemble, méchants et justes, ou être tous ménagés. Or voici que le juge de la terre accorde une dérogation à la maisonnée de Lot.

  On aurait pu lui reconnaître une circonstance atténuante, savoir qu'il décida d'épargner les justes de la ville, ceux qui s'en sont démarqués par leur hospitalité. Quoique ce sauvetage in extremis eût été contraire à la charte, en les épargnant Dieu aurait fait preuve d'une flexibilité peu habituelle chez lui. Mais ce plaidoyer ne tient pas. Si Lot et les siens étaient justes, facilement auraient-ils atteint le chiffre fatidique de dix - et paix et prospérité à Sodome.

  On l'aura compris, la dérogation fut un vulgaire pistonnage; la preuve: de tous ses bénéficiaires potentiels, pas un ne mérita le titre de juste. Les gendres de Lot, Sodomites purs et durs, ridiculisèrent son offre d'évasion - ils périrent avec leurs pairs. La femme de Lot partit avec lui, mais désobéit à l'ordre divin, elle n'alla pas loin. Les deux filles vierges fêtèrent leur salut en enivrant leur père pour coucher avec lui, sous prétexte d'assurer la continuité de la lignée - l'une donna naissance à Moav, l'autre à Amon, soit deux nations ennemies d'Israël dans les siècles à venir. Lot lui-même ne fut pas le parangon du bien. Oui, il se montra bienveillant envers les anges - mais être bon à Sodome n'était pas un exploit, vu la concurrence. Mais que diable allait-il faire dans cette galère en premier lieu? Rappelons que lors de sa séparation d'Avraham, celui-ci lui laissa l'embarras du choix: "Toute la terre est devant toi. Sépare-toi de moi: si tu vas à gauche j'irai à droite, si tu vas à droite j'irai à gauche"; pourtant il choisit de s'installer à Sodome, dont les habitants sentaient déjà le soufre, étant "mauvais et pécheurs devant Dieu"[5].

  Par quelque loupe qu'on les examine, la négociation et l'enquête furent des leurres. Ceci est confirmé par un autre lapsus, de l'éditeur cette fois, qui, dans le feu de l'action, laisse échapper un verset droit sorti d'une autre version: "Quand Dieu détruisit les villes du Kikar, il se rappela Avraham, et sauva Lot du tohu-bohu, quand Dieu mit sens dessus dessous les villes où Lot était installé"[6]. La masse vit et meurt selon la loi des grands nombres, et Lot surfe sur le dos de son oncle.

  Parodie d'enquête n'est pas parodie de justice. La Bible, comme la Loi, est le bastion de l'Extraordinaire Représentatif (ER). Elle s'abat sur un homme sur la base d'un échantillon, par définition non représentatif, de sa vie et de son oeuvre: même l'Etrangleur de Boston n'a passé qu'une partie dérisoire de son existence à étrangler. Le maître de la synecdoque écrira sa légende.

 


 



[1]. Genèse XVIII, 20-32.

[2]. ER: l'extraordinaire représentatif, la partie la moins typique tient néanmoins lieu du tout, ainsi Paris est la France.

[3]. Trahir le temps (histoire).

[4]. Genèse XVIII, 22.

[5]. Genèse XIII, 8-12.

[6]. Ibid, XIX, 29

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