Pour Narcisse: 9. Le Narcisse éthique

 

 

LE NARCISSE ETHIQUE

 

 

 

- Deviens celui que tu es!

- Mais je ne suis pas tant.

- Deviens celui que tu es:

                                      Moins. Toujours moins

                                      - Et le reste du temps?

 

 

 

L'inné n'est jamais acquis

 

  Après des milliers d'heures supplémentaires, le cerveau a fini par encombrer l'enfant de suffisamment de traits individualistes pour qu'il éprouve le plus grand mal à se départir de son "égocentrisme".

  Ni la puberté, ni l'âge de raison ne sauront calmer les ardeurs de cet organe. Et l'ennui, et la frustration, le poussent toujours davantage dans cette voie illusoire - pour nous.

  Qu'on le veuille ou non, le "je" est un fait qui à chaque acte cognitif s'accomplit de nouveau. Certes, il s'agit de tout petits écarts, et l'ADN du plus original des hommes ressemble dans ses grandes lignes à celui des primates supérieurs. Mais tout est dans la nuance et le bon Dieu, dans le détail. Une humeur me traverse et disparaît, une envie s'empare de moi je l'oublie aussitôt, une irritation gratuite, une hargne furtive, toutes semblent porter ma griffe.

  Narcissiques et désintéressés logent à la même enseigne, la faute est au cerveau et à son bras droit: la langue. Pas une phrase ne sort de notre bouche sans un "je", explicite ou implicite. La langue est foncièrement "ipséiste", et la horde des non-dits est mille fois plus "nombriliste" encore!

  La langue fait dire "je" à tout le monde, à Cassius Clay qui avait coutume de parler de lui-même à la troisième personne comme au professeur du Collège de France qui s'abrite derrière un "nous" peu majestueux.

  Je ou ON? Au moindre doute je dit "ON" - au moindre doute, ON dit "je". Le doute est caduc, et nous disons "je"...

  Un minimum d'objectivité aurait dû nous pousser à l'ignorance de soi, ce sont pourtant nos insignifiantes affaires qui mobilisent le gros de notre énergie.

  Mais contrairement à son avatar immédiat, l'adulte ne ressent aucune honte, ayant déjà surmonté sa crise gestaltiste. Il n'a aucune raison de s'en vanter, le fossé entre l'investissement qu'il met dans sa personne et sa valeur intrinsèque ne cessant de croître.

  Il n'y a pas d'amour, juste des preuves d'amour. A chaque instant l'adulte apporte sa dot en preuves d'amour de soi, à ceci près qu'il sait que son moi est de moins en moins digne de l'amour qu'il lui témoigne. Il s'en sort en revoyant sa flamme à la baisse, au lieu de s'aimer l'adulte s'aime bien.

  (Drôle de langue que le français, et perverse sur les marges, qui prostitue le plus beau mot qui soit, "bien", en l'utilisant pour créer des euphémismes; car outre "aimer", "vouloir" aussi se voit ainsi coller un "bien" pour l'adoucir...)

 

 

L'ethos de l'auto-acceptation

 

  Car il ne faut pas exagérer. Le bon citoyen ne s'aime pas, l'espèce n'en demande pas tant. Il s'accepte, oui, cela lui arrive; plus souvent il se tolère, et dans les moments de lucidité il se supporte à peine.

  L'enfant s'est aimé sans retenue, son entourage l'a forcé à se renier en grande majorité, mais ce n'était que partie remise, on se rejette pour mieux s'accepter - accepter en soi ce qui est acceptable.

  L'enfant ne peut pas éviter le bâton et l'adulte, les carottes, qu'il soit carnivore qu'importe.

  Dans le narcissime primaire l'individu s'est investi dans un moi aléatoire, tiré à la loterie naturelle. Dans le narcissisme secondaire le hasard est banni, le moi idéal comme l'autre idéal sont des préfabriqués, il les partage avec tous ses semblables. Cultiver l'amour du moi idéal, le sien ou celui d'autrui, cela revient au même. Le narcissisme secondaire, ou la collectivisation de l'amour de soi.

  Tant que je suis branché sur mon moi idéal, lui et moi sommes irrésistibles. Lui pour moi, car il me caresse dans le sens du poil, moi pour les autres, car ils se reconnaissent dans mon effort.

  Hélas pour nos affaires de coeur, un abîme sépare le consensus social de l'objectivité libidinale, nous en sommes o! combien conscients. Nous nous aimons bien, les preuves abondent, mais ne sommes pas bien dans notre peau pour un sou, Freud appelle cet état  Malaise dans la civilisation.

  Parfois le malaise tourne au drame, comme dans L'étrange affaire de Dr Jekyll et Mr Hyde. Jekyll ne parvient pas à s'unir avec son moi idéal par la société spontanément imposé, ni avec son moi originel par lui chimiquement fabriqué. Il finit par suicider l'un et l'autre.

  Pour éviter de tels dérapages, le socième idéal s'accepte modérément - "with a little help from his friends". Nous sommes tous des assistés sociaux.

  Acceptez-vous les uns les autres! - nous en sortons des narcisses assagis, fréquentables, grands consommateurs de nos semblables.

  "Ne jette pas les perles aux cochons!" Qu'est-ce que notre bien le plus précieux? l'impartialité. La preuve, le soi est la compagnie la plus assidûment évitée. Plutôt le regard des autres que le nôtre - l'horreur du juge et parti est le ciment de la société.

  En se rabattant sur autrui l'homme devient pluraliste, à la femme de sa vie il glisse: Personne n'est parfait, un jour ou l'autre il faudra bien faire avec ce qu'on est vraiment. Qu'est-ce que l'ensemblité? Des individus s'acceptant.

  J'accepte celui dont l'état, tout lamentable qu'il soit, ne me marche pas sur les pieds. Car aimer est aux antipodes d'accepter. L'amour est une soif d'absolu est une maladie mentale - les aliénistes l'appellent "philosophie", les sains d'esprit lui préfèrent la tolérance.

 

  Qu'elle est grande, la tentation de prêter un bout d'oreille aux sirènes sociales. Mais pour le Narcisse Ethique (NE), la route de l'acceptation de soi est barrée. Grand ouverte, il ne l'aurait pas empruntée, car il n'y a que l'amour qui le branche, l'amour justifié qui plus est.

 

 

L'ingénierie amoureuse

 

  Depuis que Narcisse est tombé amoureux raide, il n'est plus le même homme, sa propre mère ne l'aurait pas reconnu.        

  Car l'amour est un agent de transformation éthique. L'amoureux intègre de s'interroger: Suis-je à la hauteur du verbe? -, l'aimé de renchérir: Suis-je digne d'en être l'objet?

  Et le NE de s'écrier: Comment oserais-je m'accepter, moi qui ne suis rien par rapport à l'amour dont je fais preuve après preuve après preuve?

  A force de m'aimer, continue-t-il, l'écart entre la puissance du verbe et la qualité de l'objet ne cesse de grandir. Le combler? il n'en est pas question, l'amour de soi est toujours plus fort que "soi". Je tourne la tête - le grand écart est déjà fossé, je compte jusqu'à trois, le voici abîme.

  Le NE cherche querelle à son moi, idéal & réel, au nom de l'amour fou qu'il se porte, preuves à l'appui, il aspire au Paradis pour mieux chuter...

 

 

Dites Oui, faute de mieux, N.I.E.T.

 

  Le NE est décidé, il n'aimera en lui-même que ce qui est objectivement aimable.

  "Que votre langage soit oui, oui, non, non, le reste vient du tiède" (Matthieu V:37). Christiques, le cerveau et la libido reprochent à la majorité de son être qu'à la question "pourquoi moi?", elle répond "pourquoi pas?" Or, comment s'embraser pour un supermarché...

  Sa religion est faite, le NE dira Non. Longtemps, son projet se réduira à la terre brûlée. Encore néophyte, il se fera grossier, à ses semblables il jettera: Votre amour facile m'étouffe dans l'oeuf!

  Mais le sociopathe s'avère bavard. Pour cracher son venin, il devient mondain et consomme de l'autrui jusqu'à l'overdose. L'amour de soi justifié exige un régime draconien, le cannibale gourmet se démange.

  Pour s'aimer d'amour impartial on se doit de se faire mal, le NE est ascète. Me blesse qu'on s'intéresse à ce moi qui me bouleverse, dit-il, et se met à l'école de l'autruche, un oiseau qui tourne le dos ou fait le mort quand ça lui chante.

  Les ignorants imputent le retrait de l'ermite à sa peur que les autres l'offensent, le narcisse misanthrope se tire pour éviter leurs caresses, plutôt prévenir que guérir.

  Sa devise: Fuis les situations qui ne t'offrent que peu de chances de t'aimer d'un amour objectif - de cet amour que tu es programmé pour te porter! A ses spasmes de gloire, le NE pratique la haine de ses semblables sur la pointe des pieds, il se terre pour cause de mêmité quand dehors l'altérité fait rage.

  Que chacun cultive son jardin! Est-ce par complaisance que le nombriliste romanesque tourne autour du pot? Non, le truc des Karamazov et de Hamlet est plutôt l'auto-flagellation et le dénigrement de soi

  Une table rase n'est pas écrite en un jour, nombreux y consacrent une vie bien remplie, c'est dans la charte lexicale de "oui" et de "non". Non est un tueur à gages, Oui est un tueur de masse: Non ne dit Non qu'à une chose, alors que Oui dit Non à tout sauf à une chose - comparez "je ne t'aime pas" à "je t'aime".

  L'histoire de la littérature abonde en personnages qui n'ont jamais décollé d'un Non franc et massif, voir la "souris" des Notes du sous-sol (Dostoïevski).

  Mais le NE ne veut pas s'en arrêter là. En quête de son propre Oui, il se livre une lutte sans répit, au nom d'un moi qu'il sait accessible à un autre que lui - autre il sera.

  Et encore, même à cet autre l'amour de soi est un emploi à temps partiel, très partiel. Dans son jardin, le NE cultive son narcisse, il s'aimera au forfait.

  Pour y parvenir, il s'inspire de son bourreau d'enfance. Après avoir laminé le moi originel, après avoir pesé, amputé, greffé, le surmoi ordonne à l'avorton par lui bricolé: Accepte-toi tel que tu es. En bloc.

  A cette injonction le NE répond: mais ce monstre de banalité ne mérite amour ni respect.

  Jadis inflexibles, les autres à présent l'exhortent: "Laisse-toi aller, mon vieux, un homme n'est qu'un homme" -, son épaule craque sous le tapotement universel.

  Oublier n'est pas pardonner, le NE ne fait ni l'un ni l'autre. Du rouleau compresseur dont il est le rescapé, il pirate les procédés.

  Le narcisse éthique est une espèce en voie de fabrication, dans son atelier il manie tour à tour trois outils: non, synecdoque, oui.

 

  

"Béni soit-Il qui isole le sacré du profane"

 

  Malgré tant de compromissions, la libido ne perd jamais sa faculté de dire la différence entre orgasme et hors-d'oeuvres, à moi l'arbre à vous la forêt.

  Malgré tant d'interprétations, le cerveau salue le mot juste quand il bute sur un, ça rime donc c'est vrai.

  La libido goûte de tout ce qui bouge mais ne se délecte que de la forme simple, le cerveau complique tout ce qui ne bouge pas assez mais ne jouit que de la chose en soi.

  Qui boudera son plaisir au nom de la jouissance? Le narcisse éthique.

  Les autres prétendent l'admirer de fond en comble, il s'efface en s'excusant: Je ne suis pas tant, juste assez pour être de trop.

  On ne peut pas tout avoir, dans la vie il faut choisir entre le tout et la partie. L'impartial ne se régalera que du partiel.

  "Tout" est une façon de parler tout ne l'est pas. Le NE est un militant de la littéralité circonscrite. Le jusqu'au-boutisme éthique est ciblé, le pluralisme holiste est criblé.

  L'amour de soi justifié n'est possible que par intermittence. Le narcisse éthique se crée des oasis de bonne Gestalt et résiste à la tentation de les relier entre eux dans une sorte de Croissant stérile, pas de mirage sans désert.

 

 

Héros & cobaye

 

  Pour s'aimer d'amour objectif il faut s'objectiver, mieux, il faut se chosifier, le NE transformera sa vie en laboratoire, il y jouera le scientifique et le cobaye.

 

  Qu'est-ce qu'expérimenter? Faire violence à l'objet, le convier à des supplices que la nature ne rêve pas de lui infliger (Claude Bernard). Or il n'y a pas plus contre-nature que la simplicité!

  Qu'est-ce donc qu'expérimenter? Soumettre la complexité à l'épreuve du simple.

  Tel quel, tout objet est trop compliqué pour l'appréhender. La science torture ses victimes dans l'espoir qu'elles attrapent la simplicité du stimulus qu'on leur administre, et qu'elles crachent alors leur nature véritable / leur essence / les lois qui les gouvernent.

  "Aux questions du chercheur, la Nature parfois répond Oui, parfois elle répond Non, et le plus souvent, rien" (Albert Einstein). Or même les rares Oui devraient ne jamais tomber car selon la thermodynamique, un système va toujours vers plus de désordre, c'est cela, l'entropie. La science est une sorte de poker menteur. Pour bluffer la nature ne serait-ce que le temps de l'expérience, les chercheurs édifient une bulle de simplicité; ils l'appellent laboratoire, cet endroit irréel où "toutes choses sont égales par ailleurs".

 

  L'affaire Narcisse est une défense et illustration du laboratoire éthique dans trois de ses acceptations.

  I. Provoquer le tri-dimensionnel par le bi-dimensionnel; Narcisse par le reflet.

  Il tombe amoureux d'une réduction, celle-ci le réduit à la plus simple expression de l'amour. Narcisse ne goûte pas, ne lèche pas, il n'aspire ni n'inhale. De tous les sens couramment déployés dans l'amour, Narcisse n'en mobilise qu'un: la vue.

  Le Narcisse simplifié simplifie Narcisse, le stimulus sans volume le désincarne, en quelques jours il l'anéantira.

  La chose en soi sert de papier de tournesol: chez le commun des mortels elle suscite dérision et glose, à son contact Narcisse est à son tour chosifié.

  II. Provoquer un mot par son sens littéral. Narcisse vit à la lettre le catalogue raisonné de la phraséologie amoureuse.

  III. Provoquer l'homme en chair et en sang par l'être qui dit, point; nous par Narcisse.

  Au lieu de s'arrêter, interloqués, devant un Oui sans bavure, les cobayes humains s'acharnent à le lire entre les lignes; loin de baigner dans son rayonnement tout de surface, cela fait deux mille ans qu'ils sondent son âme, il n'en a pas, et la leur par la même occasion. Quel gâchis!

  Terré dans son laboratoire, le NE est le dos au mur fait maison, il l'a édifié à coup de formules lapidaires. S'inspirant de son éponyme, il y passera ses loisirs infinis à pilonner son moi réel par l'image, la lettre, le Oui.

 

 

"Deviens celui que tu es" - un autre

 

  Pour s'aimer d'un amour objectif, il faut se faire autre, l'autre étant par définition plus simple que soi.

 

  "J'aime à me dévouer, j'ai ce vice-là" (Balzac, Les Illusions perdues). Pour l'approvisionner, l'abbé Carlos Herrera (alias Vautrin) s'est procuré un objet de dévouement on ne peut plus digne: le roi d'Espagne. Mais la dévotion ne lui suffit pas, l'abbé aspire au verbe au-dessus; or "on ne peut pas aimer le roi d'Espagne, il me protège, il plane au-dessus de moi."

  Pour aimer, l'abbé a besoin d'un autre à sa portée, voire malléable, son choix tombe sur Lucien de Rubempré, une pâte à modeler faite homme: "Je veux aimer ma créature, la façonner, la pétrir à mon usage, afin de l'aimer comme un père aime son enfant."

  L'amour est la continuation du narcissisme par d'autres moyens: "Je roulerai dans ton tilbury, mon garçon, je me réjouirai de tes succès auprès des femmes, je dirai: - Ce beau jeune homme, c'est moi! ce marquis de Rubempré, je l'ai créé et mis au monde aristocratique; sa grandeur est mon oeuvre, il se tait ou parle à ma voix, il me consulte en tout."

  Comme l'homme créant dieu, comme Dr Jekyll fabriquant Mr Hyde, l'abbé façonne Lucien à son image, c'est-à-dire à l'opposé de sa propre réalité - autrement il n'en aurait point besoin. Dieu, Hyde, Rubempré correspondent à l'idéal de moi de leurs démiurges respectifs, un idéal de moi émancipé du surmoi.

 

 

A bas la beauté intérieure!

 

  Pour être digne du verbe "aimer", il n'y a qu'un moyen: dire un "je" reconnu par le cerveau et la libido. Pour s'aimer d'amour objectif, il faut se faire beau!

 

  Qu'est-ce donc que la beauté? Champ miné, pour le contourner on a coutume de l'attaquer par la question à côté: où est la beauté? Les uns la voient en surface, les autres creusent.

  L'esthétique souterraine a de nos jours la cote, et celle de Plotin semble droit sortie d'un manuel du politically correct: "La beauté n'est pas dans la grandeur, c'est 'la beauté qui est dans les sciences, celle qui est dans les occupations' [Platon, Le Banquet], en général celle qui est dans les âmes; oui, il n'y a pas de beauté plus réelle que la sagesse que l'on voit en quelqu'un, on l'aime sans égard à son visage, qui peut être laid; on laisse là toute son apparence extérieure, et l'on recherche sa beauté intérieure" (Ennéades, "De la beauté intelligible", V,8,2)".

  Qui est la bête noire de Plotin et des Plongeurs? "L'homme qui, les yeux tournés vers son image, chercherait à l'atteindre sans savoir d'où elle venait" (ibid). Soit Narcisse, il proclame, magnanime: Les moches ont eux aussi le droit de vivre, mais pas dans mon école.

  Mais Plotin est oecuménique: "Si vous vous êtes aperçu vous-même comme beau, rappelez-nous" (ibid) - depuis, son téléphone n'arrête pas de sonner.

  Pourquoi s'en priver? Armé de ce tuyau, tout un chacun joue et gagne: il se sonde, se trouve plutôt beau - pas si mal pour les modestes -, et s'aime bien. Coleridge, Freud et le Petit Robert s'accordent sur le nom de cette loterie sans perdants: narcissisme.

  Qui empoisonne l'existence du narcissique? Narcisse, l'homme qui s'obstine à se fier à des apparences "dignes de l'amour des nymphes" - lui seul de la fable peut se le permettre sans perdre la face.

  D'accord, tout ce qui brille n'est pas or; mais ce qui ne brille pas l'est encore moins, l'or qui dort a un sommeil de plomb.

 

 

Sous l'eau tous les icebergs sont mouillés

 

  L'émergé est concret et évanescent, hypothétique et massif est l'immergé.

  Accorder la primauté à l'invisible est un must démocratique. Comme peu de nos semblables échappent à la grisaille, la métaphore de l'iceberg, férue de justice sociale, nous renvoit tous dos à dos - sous l'eau.

  La métaphore icebergienne est égalitaire, niveleuse, elle sacrifie la singularité des unhappy few au bien-être de la plèbe.

  "Connais-toi toi-même!" - la devise gravée sur le portail de Delphes te pousse à aller vers les fins fonds de ton être. Gratte, pèle, sonde, il n'y a pas plus inoffensif, car plus je vais au fond de moi-même moins je suis seul.

  Pour découvrir si moi-même il y a, je dois abandonner bouteille et scaphandre, gonfler à bloc mes poumons, et aller faire un tour dehors. Un tour sans plus: en pèlerinage dermatologique, il n'y a pas de billet A/S.

 

 

"Le style est l'homme même"

 

  "Ne pas aimer la peinture, c'est mépriser la vérité", écrit Philostrate. Dans son commentaire sur le tableau de Narcisse, il affine sa pensée: "Quant à toi, ô jeune homme, ce n'est pas une peinture qui cause ton illusion; ce ne sont pas des couleurs, ni une cire trompeuse qui te tiennent enchaîné; tu ne vois pas que l'eau te reproduit tel que tu te contemples; tu ne t'aperçois pas de l'artifice de cette source, et cependant il te suffirait pour cela de te pencher, de passer d'une expression à une autre, d'agiter la main, de changer d'attitude".

  Toutes les peaux ne se valent donc pas, la peinture étant supérieure au reflet en valeur véridique ajoutée. Pourquoi? parce que l'aplatissement de la réalité est d'autant plus porteur de connaissance qu'il est recherché.

  Le reflet est un mirage, le tableau est un artefact. Le reflet ne fait que réagir alors que le tableau agit. Parce que mécanique, le reflet ne fait que singer l'original. Mais un tableau, parce qu'immuable et sélectif engage son modèle à s'en inspirer, qui n'imite s'imite.

  Pour se faire autre, beau, et simple, un homme doit mobiliser l'art. Cette leçon-ci vaut son pesant de fromage.

 

  La haute fidélité se passe souvent dans l'inversion. Avec Le Portrait de Dorian Gray, Oscar Wilde a mis au monde un Narcisse à l'envers, et pourtant des plus fidèles.

  Lord Henry, le Pygamlion de Dorian, le qualifie de "Narcisse" dès leur première rencontre, sur l'unique base de son look. Or faire de Narcisse le synonyme du bel éphèbe l'abaisse à son dénominateur minimal - Dorian saura le venger en haussant son jeu à des sommets rarement atteints, même dans la mythologie grecque.

  Oui, Henry a tort, Dorian, pourtant superbe, n'est pas plus entiché de sa personne que Narcisse. Comme celui-ci, un coup de foudre le fait basculer, Dorian tombe amoureux de son portrait (qu'il sait être le sien). La vue de son image le scinde en deux entités incommensurables, l'une de chair et de sang, l'autre en lignes et en taches.

  Dorian éprouve un amour irrépressible pour son moi, ou plutôt pour son apparence, pour la sauvegarder il est prêt à vendre son âme. Selon les termes du pacte, il conservera sa façade, et déléguera au support tout le reste. Autrement dit, il se déchargera de sa maudite épaisseur et s'appropriera la texture du tableau, qui seule vaut la peine d'être vécue dans toute sa plénitude.

  Chez Ovide, l'original dépérit à cause de l'image inaccessible, chez Wilde c'est l'image qui se détériore à cause du modèle. L'inversion est imparfaite, car le reflet suivait la déchéance de Narcisse à la ride près, alors que le visage de Dorian reste intact grâce au pacte. Quand le portrait commence à assumer son rôle de dépôt d'ordures morales, "dans la moquerie enfantine de Narcisse, il embrassa, ou feignit d'embrasser, ces lèvres peintes qui à présent lui souriaient si cruellement".

 

  Grâce à Philostrate, on est en mesure d'édifier la pyramide des représentations en deux dimensions quant à leur apport de vérité: reflet, portrait, auto-portrait (Dorian Gray revu et corrigé par lui-même).

  Oui, Dorian dépasse Narcisse, dans l'intention du moins. Son projet est en effet génial, mais le genre ne le tolère pas, la faute est aux chiffres: la vie de Narcisse fait 200 lignes à tout casser, celle de Dorian s'époumone sur plus de 200 pages.

  Le projet est imparable, sa réalisation, improbable. Dorian Gray a beau rester beau, il ne fait pas que ça, loin s'en faut. En une quinzaine d'années, il ne peut pas éviter la complexité. Le fiasco narcissique est inéluctable, Dorian ne s'aime plus, sous peu il basculera dans un sain mépris de soi.

  Parions que si Narcisse avait disposé lui aussi de la durée, disons un bon mois à rester béat devant son bien-aimé, il l'aurait contaminé de sa psychologie galopante; en jargon freudien, cela s'appelle projection et transfert. Grâce au genre "fable", Narcisse l'a échappé belle.

 

 

L'amour et l'art de la caricature

 

  Comment cultiver son opacité en période de glasnost, quand "Il faut savoir communiquer!" est le dogme en vogue. Il n'y a d'amour fou que de surface, mais à la technologie de pointe rien n'échappe. Au rythme où va la science, il ne nous restera bientôt que l'empathie...

  Le NE refuse de l'amour objectif faire le deuil. Pour être digne de la passion qu'il se témoigne, il se fera beau, beau comme un autre, c'est-à-dire simple. Il cherchera à améliorer le rapport qualité-prix, entre l'investissement qu'il met dans sa personne et la valeur qu'il lui accorde, en se faisant simple à l'extrême.

  Simple? Simplet. Simpliste. Caricatural! Première loi de la passion: Nul ne fait irruption dans la vie d'autrui autrement qu'en caricature.

  Pour bien faire l'auto-caricaturiste, le NE s'appuie sur ses semblables. Il lance à leur cerveau un trait candidat à la figure, celui-ci répond "fond"; il affiche son masque des jours fériés, l'expert en Gestalt l'écarte avec un "t'as bonne mine".

  Par le jeu du trial and error, il espère aboutir à dessin épuré et qui lui permette de dire "je". Souhaitons-lui bonne chance, là où même un miracle ne suffirait pas. Car si l'amour passe par l'aplatissement de son bien-aimé, celui-ci est sûr de s'indigner: Il ne faut pas généraliser! Ne sois pas réducteur!

  Et quand même son objet d'amour souscrit à son image réduite, comment la distinguer du stéréotype de toute la tribu? Que le lecteur s'essaie dans l'art de la caricature amoureuse, il verra ses peines très mal recompensées. Il découvrira, à lui-même et à ses proches, des traits à la fois ridicules et gommés, car ressemblant à ceux de quelques 10% de la population passive.

  A imaginer que la caricature du bien-aimé tranche avec celles des non-marqués, comment le préserver dans cet ingrat état ne serait-ce que quelques instants par mois? Pat.

 

 

Bienvenue au cirque de la vérité!

 

  Pour s'aimer d'amour objectif, il faut se faire beau, autre, et caricatural - et le reste du temps?

  L'expérience de Narcisse est là pour nous prévenir contre la simplification de soi par trop statique. Se traduire en tableau vivant vaut pour un être qui ne fait que passer - une semaine à peine. Mais combien de temps une Mona Lisa serait-elle restée devant la Joconde sans la quitter des yeux? Par ennui, pour faire pipi, après une heure ou deux elle serait déjà partie.

  Pour s'aimer d'un amour impartial tout en meublant son temps dans la dignité, il faut se faire beau et autre - en mouvement. Le cerveau aime les formes qui bougent, faites donc votre cinéma. Un homme écrit sa légende et lui court après.

  Le NE retourne dans son laboratoire, et se soumet à la phase ultime d'"expérimenter": provoquer le réel par le littéraire, sa vie pleine de contingence par un scénario bien ficelé.

  Ca tombe bien, vous entends-je vous congratuler, le théâtre, nous y sommes tous, parole de Shakespeare: "Le monde entier est une scène, et tous, hommes et femmes, n'en sont que les acteurs. Tous ont leurs entrées et sorties, et chacun y joue successivement les différents rôles d'un drame en sept âges" (Comme il vous plaira, II, vii).

  Si on nous scrute, n'avons-nous pas le trac? Si on nous siffle, ne nous refugions-nous pas en coulisses? Si on nous interrompt, ne bégayons-nous pas nos répliques? Si on nous gratte, ne sommes-nous pas démasqués?

  Oui, le théâtre est de nos jours un champ en plein labour... Les uns évoquent le drame de leur existence, les autres la poussent jusqu'à tragédie, d'autres, sereins critiques, se contentent du pathétique et du vaudeville.

  Qu'on se le dise: le théâtre de la vie est un leurre, rasoir qui plus est. S'écrire une pièce et la mettre en scène à longueur de semaines est impossible. Même une journée classique, du lever au coucher du soleil, n'est pas dans nos cordes dramatiques. Il faut s'y résigner, c'est plus facile en chiffrant des rôles mieux écrits que le nôtre; ainsi la longévité moyenne d'un Hamlet, même en version intégrale, tourne autour de deux heures de planches.

  Le théâtre de la vie est une histoire à dormir debout, mais s'écrire et jouer un sketch par-ci par-là est à notre portée.

  Le NE soumet chaque acte, chaque réplique à la même ordalie: est-ce que je serais sorti de chez moi, une nuit à ne pas mettre un chat dehors, pour voir à l'écran la scène que je suis en train de jouer? et au théâtre (où le ticket coûte cinq fois plus)?

  Mis bout à bout, les sketches admis à l'oral donneront le soap opera du moi, il n'y en a pas trente-six.

 

  Avertissement. L'apprenti comédien serait mal inspiré s'il tournait son photo-roman dans le style du temps. La course folle à la complexité qui caractérise la littérature contemporaine lui interdit d'inscrire ses personnages dans le patrimoine héroïque universel. Notre siècle, vingtième du nom, n'y a rien versé d'équivalent à Oedipe, à Macbeth, ou au Comte de Monte-Cristo. Sa spécialité réside dans la fabrication d'anti-héros, haut-de-gamme comme Oncle Vania, bas-de-gamme comme le commis Willy Loman. Les personnages qui tiennent de nos jours le haut du pavé sont poignants, ils sont touchants, bref, ils nous ressemblent trop pour nous donner des complexes.

  Nietzsche: "S'il y a une chance que Dieu existe, je la saisirai!" - faites vos jeux. Mais l'amour impartial de soi n'est pas forcément dans les cieux. Chaque homme peut avoir son quart d'heure de mégalomanie, le NE l'obtiendra en jouant le peu de sketchs qui lui sont impartis avec l'ambition d'épater le moi!

 

 

Qui n'imite s'imite

 

  La mise en feuilleton de sa propre vie demande une grande confiance en ses ressources dramaturgiques. Une confiance démesurée: au quatrième épisode, le déjà vu l'emportera déjà, au dixième, la singerie de soi sera la règle et le dépaysement, l'exception. Il est plus facile d'épater les bourgeois que de s'épater.

  Que faire? Eviter la spontanéité comme la peste, elle est le plus sûr chemin au même. Pour devenir autre, même celui qui ne s'en sent pas la vocation se doit de se jouer la comédie. Mais au lieu de renouveler son répertoire soir après soir, qu'il s'accroche à une pièce courte et ne la lâche pas d'une semelle.

  pour se démarquer de la foule, il suffit de ne pas regarder à gauche ni à droite, même sur un sentier battu - car l'homme louche. Pour combattre son strabisme, non, pour souffler de temps en temps, que le NE peu comédien porte des oeillères. Car accomplir le même geste à la même heure, bon an mal an, et quelle que soit son humeur et celle du temps, barricadera son auteur contre son propre cerveau et contre le cerveau de ses semblables - aussi longtemps que dure l'office il est imperméable.

  L'amour de soi justifié passe par la ritualisation. Plus arbitraire est le rite, mieux il sert la cause de l'opacité; l'histoire des religions nous enseigne que la piété du croyant croît avec l'idiosyncrasie de la divinité.

  Ayant pris goût à son cérémonial farfelu, le NE parsemera sa journée de deux messes, puis de trois. Le zélote poussera sa routine faite maison jusqu'au paroxysme bénédictin. Il constituera un ordre à lui tout seul, un ordre au frère unique, à chaque office divin de l'Horarium de la Règle de Saint Benoît correspondra un moment de sa journée.

  Ce serait à coup sûr un excellent investissement en termes de rentabilité narcissique. L'idio-routine assurera au self-made-Dieu des plages d'inaccessibilité où il jouira du droit de s'aimer en toute quiétude. Et le reste du temps? Qu'il lise L'Equipe,

Qui m'imite s'imite,

Le maître de la synecdoque écrira sa légende.

 

 

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