Etre avec la littérature

 

ETRE AVEC LA LITTERATURE

 

 

Queue aux lions plutôt que tête aux renards (dicton hébreu)

 

 

 

  Si tant de premiers de la classe ont atterri en sciences humaines, et non pas en Bourse ou au barreau, c'est que jeunes, ils devaient être marqués par le roman, au point d'en pondre un avorton ou deux. Quel historien, quel linguiste n'a pas flirté avec l'ambition littéraire, en cet âge d'or de l'objectivité qu'est l'adolescence, quand seule la peur du ridicule tue? Mais une fois lancés dans la vie, les uns l'ont égarée, tandis que les autres l'ont carrément jetée par-dessus bord, pour faciliter leur ascension vers des sommets surpeuplés.

  Il n'empêche, le roman jouit dans ce milieu d'une cote flatteuse. Les pères fondateurs ont lancé la mode, Karl Marx vantant le sociologue Balzac, Freud voyant en Dostoïevski son mentor et en Schnitzler, son double. Depuis, un ethnologue, un philosophe qui se respecte se doit d'avoir un écrivain fétiche dont il revendique les intuitions.

  Le refoulé est de retour, il est si fade, si inoffensif. Mes ex-pairs s'accommodent d'un culte qui cantonne les poètes au flair imagé et les romanciers, à l'oeil intrigué (un long nez voit plus loin, cite Nabokov à propos de Gogol, "le plus bizarre poète en prose que la Russie ait produit"). Les chercheurs continuent à s'approvisionner auprès des belles-lettres en bons mots et autres joyaux de la création, pour des épigraphes, par exemple. Mais ces emprunts orphelins trahissent le divorce de raison entre leur métier et leurs loisirs, dont les grands d'antan ne sont pas aussi absents qu'il y paraît en les lisant - c'est aussi cela, la trahison des clercs. Même les compliments qu'on adresse aux meilleurs d'entre eux sont en réalité des boomerangs: Marc Bloch écrit bien - pour un historien...

  Peut-on rétablir les contacts entre le beau et l'utile? Oui, en partant de l'atout principal de la licence poétique, dans l'étude de la chose humaine: expérimenter.

 

  Soumettre le monde à des tests est courant, éprouver nos proches, on le fait tout le temps:

- si elle ne m'appelle pas dans les vingt-quatre heures, c'est qu'elle s'aime plus qu'elle ne m'aime.

- je sortirai sans parapluie, comme ça je saurai si la météo aussi me cherche querelle.

- "Dites-moi, mes filles, qui de vous nous aime le plus, pour que nous épandions notre bonté là où le mérite le dispute à la nature" (le roi Lear).

  Nous testons tout ce qui bouge, parfois nous nous testons. Mais, sentimentaux, à chaque couac nous faisons appel à l'ad hoc et à l'ad hominem, et nos contrôles inopinés se terminent en queue de poisson. Pour interpréter leurs flasques résultats, nous faisons passer d'autres tests, aux résultats tout aussi gélatineux.

  Le travail en laboratoire exige de l'impartialité, celle-ci fait défaut à nos affaires de coeur et d'ego. Et quand des hommes sont conviés à des expériences selon les règles de l'art, je pense à celles mises en oeuvre dans des régimes funestes, l'éthique devrait interdire d'en exploiter les données, pourtant précieuses et fiables. Quelques laboratoires conçus sous des cieux plus cléments méritent le même sort. Citons la Tuskegee experiment, menée dans l'état de l'Alabama entre 1932 et 1972. Dans le cadre du New Deal, le service de santé publique américain étudiait le progrès de la syphilis chez six cents malades noirs et paumés. Respectant la déontologie de leur caste, les vénérologues administraient des placebos à deux tiers des sujets, la découverte de la pénicilline en 1947 n'ayant pas freiné leurs ardeurs.

  Il arrive qu'une expérience en bonne et due forme jaillisse sans qu'il y ait intention de la donner. Le naufrage de la Méduse en 1816 en est le paradigme. La mainmise de Géricault sur l'histoire escamote le fait que la frégate échouée ne comptait pas que les cent quarante-neuf rescapés du radeau, mais quatre cents passagers et hommes d'équipage. Ceux-ci ont été répartis sur six embarcations, dont le radeau, selon des critères socio-économiques rigides et cyniques. Les uns ont achevé leur périple en terre ferme, les autres, dans le ventre de leurs compères (voir Héros et cobayes II).

  Nulle raison de se priver de ces laboratoires spontanés et de leur lot de cobayes malgré eux. Mais peut-on asseoir la connaissance de l'homme sur la roue de la fortune?

  Reste la littérature. Comme son collègue des sciences dures, l'écrivain commence son oeuvre par une expérience de pensée. Pour la déployer, il crée un monde possible. A l'intérieur de la diégèse, tous les coups sont permis: Dieu éprouve Avraham, il lui ordonne de sacrifier son fils, unique, qu'il aime: Isaac; Sophocle tourmente Oedipe deux pièces durant; Defoe vomit Robinson Crusoé sur une île déserte: qu'il se débrouille. Or "sur cette possibilité d'agir ou non sur le corps reposera exclusivement la distinction des sciences dites d'observation et des sciences expérimentales" (Claude Bernard, Introduction à l'étude de la médecine expérimentale).

  Et quelle rigueur. Comparez le roi Lear qui, humain, convie ses trois filles à un concours d'amour filial entaché d'irrégularités et de pathos, et Shakespeare qui, divin, guette le seuil de souffrance de Lear avec une implacabilité qui met à rude épreuve le nôtre.

  En stylisant la mise à l'épreuve, la fiction lui octroie un look respectable, la science l'adopte alors comme modus operandi. "A quel degré de température la vie s'éteint-elle?", s'interroge Charles Darwin. Pour le découvrir, il trempe la Drosora rotundifolia (une plante insectivore) dans une eau qu'il chauffe degré après degré; à 50° la plante transpire, à 68.8° elle expire.

  Les expériences en laboratoire, les situations extrêmes et les expériences de pensée fabriquent des compagnons d'infortune. Il règne en effet un air de famille entre les moustiques qu'Arthur T. Winfree, le spécialiste de l'horloge biologique, enferme dans des cages où la température et la lumière sont invariables - les bestioles y découvrent enfin leur cadence naturelle, elle est de vingt-trois heures; les malheureux du radeau de la Méduse, abandonnés par leurs supérieurs mieux lotis avec pour seules provisions deux barriques (450 litres) de vin - on connaît la suite, on connaît surtout la fin; et les personnages de Simenon qui, roman après roman, sont confrontés au même problème: que faire quand, du jour au lendemain, on est privé de sa routine? A l'instar des moustiques, ils apprendront qu'il n'y a pas d'alternative à l'habitude, qui n'imite s'imite[1].

 

  Tous mes chemins mènent au roman, de mes veines il est le confluent, quel veinard! Les héros comme cobayes me font la courte échelle pour que j'atteigne les épaules des géants, non pas pour voir plus loin qu'eux, mais pour les regarder droit dans les yeux - ou juste dans les narines. Qui m'imite s'imite.




[1]. "Routine et monstruosité", L'Atelier du roman, 11.

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