La gaie histoire

POUR UNE HISTOIRE EXPERIMENTALE ou
LA GAIE HISTOIRE_

 

Daniel S. MILO

 

 

 

"Le connu, c'est l'habituel, et l'habituel est ce qu'il y a de plus difficile à , c'est-à-dire à considérer en tant que problème, donc en tant qu'étranger, que lointain, que ... La grande assurance dont les sciences naturelles font preuve [...] tient au fait qu'elles prennent la réalité étrangère pour objet: tandis qu'il y a quelque chose de presque contradictoire et d'absurde à vouloir prendre pour objet ce qui n'est pas étranger" (Friedrich NIETZSCHE, La gaie science ([1]))

 

Groucho Marx, devenu directeur d'un hôtel, ordonne le changement de numérotation des chambres. L'adjoint, médusé: "But think of the confusion!"-. Groucho: "But think of the fun!" (Room Service, 1938).

 

"...le rôle du poète est de dire non pas ce qui a lieu réellement, mais ce qui pourrait avoir lieu dans l'ordre du vraisemblable ou du nécessaire. Car la différence entre le chroniqueur [l'historien] et le poète ne vient pas de ce que l'un s'exprime en vers et l'autre en prose [...]; mais la différence est que l'un dit ce qui a lieu, l'autre ce qui pourrait avoir lieu, c'est à dire le possible; c'est pour cette raison que la poésie est plus philosophique et plus noble que la chronique: la poésie traite plutôt du général, la chronique, du particulier",Aristote, Poétique, § 9 ([2]).

 

 

 

 

 

 

 

Entre science et art, l'histoire est constamment tiraillée. Parfois, on essaie de résoudre cette tension en tirant l'art, et en particulier la fiction, vers le scientifique, parfois, en insistant sur le côté "artistique" de la science, parfois, en la qualifiant de "faux débat". Mais comment éviter une question inscrite dans l'ambiguïté de la notion-même d'"histoire": "enquête"/"récit". Pourquoi l'éviter, d'ailleurs, elle qui s'est maintes fois révélée féconde dans la définition de la discipline, à commencer par Aristote?

 

  On l'affrontera donc à travers l'EXPERIMENTAL. L'expérimental participe de la définition même de la science moderne, et ce depuis Galilée. L'art expérimental est en revanche un phénomène très "vingtième siècle". Et l'histoire expérimentale? est-elle possible, souhaitable? pencherait-elle vers l'expérimental littéral, scientifique, ou vers l'expérimental métaphorique, artistique? Et si on puisait dans ces deux sources, en assumant les contradictions qu'un tel choix implique.

 

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AVERTISSEMENT: La linéarité du texte qui suit est trompeuse, comme sont trompeurs les enchaînements entre ses diverses parties. Certes, tout ordre est un artefact, toute organisation, arbitraire. Mais il y a moins et plus arbitraire. Jamais n'ai-je autant ressenti l'artificiel de la linéarité de la langue que dans la rédaction de ce manifeste. Pour paraphraser Jean-Luc Godard, si je ne pouvais éviter le début, le milieu et la fin, je peux au moins prévenir le lecteur qu'il ne doit point les suivre dans l'ordre par moi proposé. De même, ce texte n'est ni un sonnet de Pétrarque ni un drame de Tchékov, il n'obéit pas au principe de l'équivalence qui définit la fonction poétique selon Roman Jakobson ("projeter le principe de l'équivalence de l'axe paradigmatique sur l'axe syntagmatique"). Je préfère qu'on pratique ce texte comme collage plutôt que comme puzzle, à la carte plutôt qu'en menu touristique (take it or leave it). Des morceaux ici assemblés - le terme n'est évidemment pas gratuit -, j'ai ma propre hiérarchie, la typographie la marquera, elle n'engage que moi. Libre au lecteur, non seulement de sauter allègrement d'un passage à l'autre, mais aussi de sauter un passage et un autre.

 

 

TRISTRAM SHANDY ET LA LINEARITE NARRATIVE

 

C H A P. XL.

I Am now beginning to get fairly into my work; and by the help of a vegitable diet, with a few of the cold seeds, I make no doubt but I shall be able to go on with my uncle Toby's story, and my own, in a tolerable straight line. Now,


                                 


  These were the four lines I moved in through my first, second, third, and fourth volumes.   -- In the fifth volume I have been very good,   -- the precise line I have described in it being this:     


      

By which it appears, that except at the curve, marked A. where I took a trip to Navarre, -- and the indented curve B. which is the short airing when I was there with the Lady Baussiere and her page, -- I have not taken the least frisk of a digression, till John de la Casse's devils led me the round you see marked D. -- for as for c c c c c they are nothing but parentheses, and the common ins and outs incident to the lives of the greatest ministers of state ; and when compared with what men have done, -- or with my own transgressions at the letters A B D -- they vanish into nothing.

                                                            

                    ENTRE AUTRES

 

Boussoles: Nietzsche, Groucho Marx, Aristote

L'histoire tiraillée entre science et art? Tant mieux

Avertissment: fausse linéarité, fausse équivalence (collage plutôt que puzzle, à la carte plutôt que menu)

Tristram Shandy et la linéarité narrative

La leçon de la science expérimentale: Faire violence à  l'objet. Illustration: Les Etats-Unis sans trains (Robert Fogel); La dématérialisation: Que la pierre coule (SITE)

La leçon de l'art expérimental: L'estrangement. Illustration: Et si on décalait l'ère chrétienne?

Phase préliminaire de l'expérimental: Le comparatisme. Claude Levi-Strauss revendique les rapprochements surréalistes; Illustration: (Hervé Le Bras)

L'histoire expérimentale entre science "normale" et science "extraordinaire

"Experiment as a second-order concept". lllustration: Fresques à Doura sans la Bible (Aline Rousselle); La "réécriture"

Digression qui n'en est pas une: La gratuité expérimentale. Nietzsche, le Talmud, mais aussi Marc Bloch; Eloge de la gratuité: Georges Perec, La Vie mode d'emploi

Pour une histoire ludique - donc jusqu'auboutiste et possibiliste. Un "manifeste possibiliste":L'Homme sans qualités de Musil; Illustration: Deux regards contradictoires sur la "fin-de-siècle"

L'absence comme fait historiographique. L'immunité culturelle (M. Baxandall); Illustration (I): Qui ne parle pas de l'An Mil?; Illustration (II): "Un ciel vide..."(A. Boureau)

Généalogie de l'interventionnisme en histoire: Trois scénarii peu-compatibles

 I. Dépasser (ignorer?) la contingence, neutraliser l'intention- nalité (Aristote vs. Ranke); L'horreur du vide du sujet:L'historien, seul vouloir plein

   II. Max Weber et l'idéaltype

   III.Le passé comme matière première

       A. L'altérité, voire l'opacité du passé.  Nouveaux rapports aux sources:  Du partiel au partial et   autre: L'ère du soupçon; Mais: L'histoire "internaliste" est loin d'être délaissée; Faire,de l'handicap, un instrument: L'anachronisme méthodique

     B.  L'impact des méthodes quantitatives. Mais(I): Chercher, au chiffre, une motivation réaliste; Contre(?)-illustration: Livres  dans la France  du  18e siècle; Mais(II): Les automatismes du quantitatif

        C. La croissance du "marché" historien ->  L'histoire      comme activité problématique. Mais: L'organisation du champ est-elle réellement problématisante; Illustration: La spécialisation en suspicion; Mais de quoi se spécialise-t-on en histoire?

L'Histoire: Produire du Beau avec du réel révolu... De la résistance du réel; llustration: Appauvrir les sources; La "perspective historique": Le passé comme "victime" passive (M. Nordau);L'histoire la mieux à même à mettre de l'ordre

... Mais les restrictions éthiques qu'on s'impose. Respecter le passé? Du réel qui résiste:Pierre Vidal-Naquet,les Iks.

Une histoire réflexive -> une histoire narcissique?    (Use and Abuse of History)

Et le lecteur?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LA LECON DE LA SCIENCE EXPERIMENTALE: FAIRE VIOLENCE A L'OBJET

 

Au XIXe siècle, ce siècle de la science et de l'histoire, (et du roman), les historiens cherchaient obstinément à situer leur discipline à l'intérieur du champ scientifique([3]). Science, certes, mais de quel type? Une des solutions communément admises suivait le principe de classification proposé par Claude BERNARD: "Sur cette possibilité  d'agir ou non sur le corps reposera exclusivement la distinction des sciences dites d'observation et des sciences dites expérimentales"([4]). DROYSEN: "Contrairement aux sciences naturelles, nous ne pouvons pas utiliser l'expérimentation, nous  faisons de la recherche et rien que de la recherche"([5]). L'histoire est à ranger avec les  sciences condamnées à ne pratiquer que l'observation - les sciences "passives" -, au même titre que l'astronomie, par exemple (observation "passive", cela va sans dire, ne signifie nullement "neutre", ou "objective" de la chose "en soi"). Face aux sciences "passives", les sciences expérimentales - "actives" -, qui manipulent directement leur objet: la chimie, la physique, la médecine expérimentale. La passivité de l'histoire est définitive, car le matériau à manipuler - le passé - est irrémédiablement absent: l'homme peut atteindre la lune, mais pas le XIIIe siècle([6]).

 

   Mais qu'est-ce qu'une expérience scientifique? Claude Bernard: "On donne le nom d'expérimentateur à celui qui emploie les procédés d'investigation simples ou complexes pour varier ou modifier, dans un but quelconque, les phénomènes naturels et les faire apparaître dans des circonstances ou des conditions dans lesquelles la nature ne les lui présentait pas"([7]). D'où la première idée force de ce manifeste: expérimenter, c'est faire violence à l'objet. C'est un procédé qui soumet l'objet étudié à des épreuves que la nature lui a épargnées et/ou qui lui sont a priori étrangères, et ce, pour mieux, ou autrement connaître/comprendre l'objet et l'épreuve (pour la simplicité du raisonnement, suspendons la question de la préexistence de l'"objet" à l'expérimentation). De même, l'art expérimental, en premier lieu le Dada, se singularise par le "viol" de la matière, il va "à rebours" des qualités "normales" du matériau, que ce soit le marbre travaillé comme du bois, le métal, comme du liquide, les ustensiles de cuisine, comme des instruments de musique, les mots, comme des formes graphiques.

 

LA DEMATERIALISATION: QUE LA PIERRE COULE (S.I.T.E.)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

  "L'expérience n'est au fond qu'une observation provoquée": la définition est de Claude BERNARD([8]).  On identifiera trois façons de provoquer la nature: ajouter à X un élément Y qui lui est étranger (injecter le virus du SIDA à un lapin); arracher à X un élément X1 qui en fait, d'habitude, partie - "expériences par destruction" (Claude Bernard; dans les années 1960 on aurait  parlé d'"expérimentation métonymique" et d'"expérimentation synecdotique"); et le changement d'échelle: observer et analyser X dans une échelle à travers laquelle on n'a pas l'habitude de le faire ("expérimentation hyperbolique", "expérimentation de litote"?)([9]).

                                                           

ILLUSTRATION: LES ETATS-UNIS SANS TRAINS (ROBERT FOGEL)

 

Une axiome: le chemin de fer était indispensable à la croissance économique américaine durant le XIXe siècle. Et si on "arrachait" le chemin de fer du XIXe siècle, quel en serait le taux de croissance? C'est le pari, ô combien discuté et contesté, engagé par Robert Fogel dans son livre-manifeste de la méthode contre-factuelle, Railroads and American Economic Growth([10]) et voir infra, du possible en histoire).

                                                            

   Certes, l'historien ne parviendra jamais à soumettre un village breton du XVIIe siècle à des épreuves qui ressemblent, de loin, à celles subies en laboratoire par un cobaye moyen; mais ceci n'implique pas qu'il se cantonne dans l'observation de cet objet (d'ailleurs absent); l'historien dispose de toute une panoplie de procédés qui relève directement de ce qu'on est en droit d'appeler "science active".  Je tâcherai de démontrer ici qu'une lecture large de la notion d'expérimentation invite à voir en la pratique historique de notre siècle une activité à forte tendance expérimentale. Mais qu'à chaque fois, des réticences, des résistances, des demi-mesures font que l'expérimentation, en histoire, n'est en général que très rarement consommée. Le "mais" aura de ce fait une place importante dans cet exposé.

 On a pourtant beaucoup à gagner à admettre, donc à pleinement assumer le caractère "actif" de cette pratique. Sciemment, agressivement actif. Il ne s'agit pas de subir les grilles à travers lesquelles nous percevons la réalité, qu'elles soient "kantiennes" ou "gestaltiennes"  - ce qui ferait de toute perception une pratique expérimentale - mais de les inventer! L'expérimentation est "un défi d'imagination lancé aux faits et aux images naïves ou savantes des faits"([11]). Cédant quelque peu au mythe romantique du scientifique, je dirais qu'il est urgent, en histoire, de légitimer ("institutionnaliser"? oxymore) la fantaisie; de valoriser la prise de risques, dont celui de dire des "bêtises"..."On s'engage - et on voit!"([12]).

 

 

LA LECON DE L'ART EXPERIMENTAL: L'ESTRANGEMENT

 

Ainsi définie, la science s'apparente à l'art d'avant-garde tel que l'ont théorisé - et idéologisé - les Formalistes russes, Viktor CHKLOVSKI en particulier([13]). Dans ces deux cas, en effet, on joue avec, on joue surtout contre le "contexte normal": l'expérimentation est décontextualisante par définition. Suivons CHKLOVSKI dans son article fondateur de 1917, "L'art comme procédé"([14]): "L'automatisation de la perception avale les objets, les habits, les meubles, la femme et la peur de la guerre". Tout y passe, car "les objets perçus plusieurs fois commencent à être perçus par une reconnaissance: l'objet se trouve devant nous, nous le savons mais nous ne le voyons plus". Le but de l'art est donc "de donner une sensation de l'objet comme vision et non pas une reconnaissance". Pour employer une image connue, l'homme qui habite près de la mer n'entend plus les vagues; à l'artiste de l'obliger à les réécouter (ailleurs, les Formalistes parlent même de retrouver la "pierreté" de la pierre...). Pour ce faire, l'artiste emploie toute une gamme de techniques désautomatisantes. La première, la plus connue, est l'ostranenie, l'"estrangement", rendre étrange l'objet devenu si familier qu'on ne le voit plus. Les Formalistes reprennent ainsi, en la théorisant, une idée dont l'origine remonte au Romantisme: Novalis, dans sa définition du romantisme, parle de deux procédés: rendre l'étrange familier, rendre le familier étrange([15]); opposition illustrée, d'un côté par Coleridge, tenant du "willing suspension of disbelief for the moment, which constitutes poetic faith", de l'autre côté par Wordsworth: "To give the charm of novelty to things of every day, and to excite a feeling analogous to the supernatural, by awakening the mind's attention from the lethargy of custom, and directing it to the loveliness and the wonders of the world before us; an inexhaustible treasure, but for which in consequence of the film of familiarity [formule reprise par Shelley dans "Defense of Poetry" (1821)] and selfish solicitude we have eyes, yet see not, ears that hear not, and hearts that neither feel nor understand"([16]).

   La "dé-familiarisation" - autre notion formaliste - est obtenue par le "procédé de singularisation des objets et par le procédé qui consiste à obscurcir la forme, à augmenter la difficulté et la durée de la perception" (zatrudnenie: rendre difficile). Autre procédé de dé-familiarisation: laisser la parole à un témoin insolite - un Persan chez MONTESQUIEU, un cheval chez TOLSTOI, un débile chez FAULKNER, un nain chez GRASS - ce qui oblige le lecteur à voir autrement un monde pour lui naturel.

 

   Le processus d'automatisation marque aussi nos rapports avec le passé. Toute représentation devenue autorisée d'un événement, d'un groupe, d'une époque constitue une sorte de Gestalt à travers laquelle nous les voyons. Le 10 août 1792, les Franciscains, l'"Automne du Moyen-Age" deviennent ainsi des objets "perçus par une reconnaissance", pour reprendre le langage de CHKLOVSKI.

                                                            

ILLUSTRATION: ET SI ON DECALAIT L'ERE CHRETIENNE?([17])

 

"Et si on commençait à compter, non pas de la Circoncision du Christ (an 1), mais de sa Passion (an 33)?" Toutes les dates seraient alors décalées de 33 ans, le premier tiers de chaque siècle passant ainsi au siècle précédent. Le XXe siècle serait alors "amputé" de la Révolution d'Octobre, de la Première Guerre Mondiale (redevenue la "Grande Guerre" par son "éloignement séculaire" de la Deuxième Guerre Mondiale), d'Albert Einstein, de Proust, de Kafka, du cinéma muet; le XVIIIe siècle deviendrait alors le siècle des Lumières et du Romantisme; et ainsi de suite. Ce jeu d'histoire-fiction permet de poser le problème de la notion de "siècle", un découpage arbitraire par excellence, mais qui, grâce à un processus intense d'automatisation, passe aujourd'hui pour "naturel" - ou plutôt inaperçu. Or la réification  de  "siècle" se  fait lourdement sentir dans  deux domaines au moins: dans l'auto-définition des contemporains: on est "Français, Israélien du XXe siècle"; dans notre manière à tous de penser l'Histoire en  systèmes de cohérences et d'oppositions: "En France se sont succédés le siècle classique, le siècle philosophe, le siècle romantique et le siècle moderniste(...)". Ce qui ne manque évidemment pas de se répercuter sur  l'organisation institutionnelle de la discipline historique: on est "seiziémiste", on occupe la chaire de littérature anglaise du XVIIe siècle.

                                                            

 

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Comme tout rapprochement, celui du scientifique, de l'artiste et de l'historien a ses limites de pertinence:

-- La définition de "réalité" diverge d'une activité à l'autre. Leurs contrats respectifs sont, en ce domaine, fort différents:  l'historien, tout comme le scientifique, sont contraints à traiter les "choses" - ou à partir des "choses" - telles qu'elles "se sont réellement passées" ("wie es eigentlich gewesen"), alors que l'artiste a le droit de parler de "ce qui pourrait avoir lieu dans l'ordre du vraisemblable ou du nécessaire" (on essayera par la suite de nuancer cette opposition, qui se veut tranchante, entre RANKE et ARISTOTE, en définissant le possible comme un objet d'histoire).

 -- L'historien, on l'a dit, ne dispose pas de son matériau comme le biologiste des bactéries,  l'écrivain des mots. Jamais il ne pourra "ajouter" Frédéric II au XVIIe siècle, pour vérifier l'applicabilité du modèle Elias à celui de Kantorowicz (cf. infra, note  ?); jamais il ne pourra "arracher" les chemins de fer de l'histoire américaine du XIXe siècle; jamais il n'aura entre ses mains une étude d'urbanisme du Paris de 1987 écrite par le baron HAUSSMANN (cf. infra, "l'anachronisme comme méthode"). Ces réserves, importantes, certes, ne devraient pourtant pas cacher l'homologie qui existe entre la science et l'histoire expérimentales d'un côté, l'art d'avant-garde de l'autre, qui reposent tous sur la décontextualisation comme procédé de découverte: refuser à l'objet son contexte "normal" pour mieux, ou autrement le connaître.

 

 

PHASE PRELIMINAIRE DE L'EXPERIMENTAL: LE COMPARATISME

 

Une démarche décontextualisante par définition, qui met côte à côte, dans ce lieu idéal et abstrait qu'est l'étude (historique), ce qui ne l'est pas, ou pas forcément dans la réalité. Etant possible grâce à l'extériorité du "comparateur", illustrant son omnipotence de principe, la démarche comparative est la matrice de toute expérimentation - en d'autres termes, toute expérimentation implique la comparaison. Or c'est précisément cette "omnipotence de principe" qui est à l'origine des débats qui entourent le comparatisme. Soit l'analogie. Tout le monde reconnaît son rôle primordial dans le progrès du savoir, dès la science grecque, "où elle fonctionne à la fois comme méthode d'invention et comme système d'explication"([18]); et on admet, avec Michel FOUCAULT, que "son pouvoir est immense, car les similitudes qu'elle traite ne sont pas celles, visibles, massives des choses elles-mêmes"([19]). Mais on reconnaît aussi les gros risques de dérapage tautologisant et esthétisant qu'implique l'arbitraire comparatif: "Ce jeu des allusions lettrées et des analogies renvoyant sans fin à d'autres analogies qui [...] n'ont jamais à se justifier en explicitant le fondement de la mise en relation qu'elles opèrent, tisse autour des oeuvres un réseau serré d'expériences factices se répondant et se renforçant mutuellement qui fait l'enchantement de la contemplation artistique"([20]).

 

MAIS: La solution la plus courante à cette inquiétude n'est pourtant guère satisfaisante. Au nom d'une maxime floue, voire vide, "Comparons les choses comparables", nombreux sont les historiens qui voudraient limiter le comparatisme aux seules "sociétés à la fois voisines et contemporaines, sans cesse influencées les unes par les autres, soumises dans leur développement, en raison précisément de leur proximité et de leur synchronisme, à l'action des mêmes grandes causes, et remontant, partiellement du moins, à une origine commune" - on aura reconnu l'histoire comparée préconisée par Marc BLOCH dans son article fondateur de 1928, "Pour une histoire comparée des sociétés européennes"([21]). C'est pourtant d'un appauvrissement extrême que de restreindre la comparaison aux voisins de surface (temporelle et spatiale); on voit en effet mal Charles DARWIN développer la Théorie de l'Evolution avec cette devise comme guide... BLOCH reconnaît  lui-même la légitimité d'une autre histoire comparative: "On choisit des sociétés séparées dans le temps et dans l'espace par des distances telles que les analogies, observées de part et d'autre, entre tel ou tel phénomène, ne peuvent, de toute évidence, s'expliquer ni par des influences mutuelles, ni par aucune communauté d'origine"([22]); ce qui permet de découvrir "la tendance de l'esprit humain à réagir, dans des circonstances analogues, de façon à peu près semblable"([23]): nous appellerions cette tendance un "universel" de l'homme social.

   Ces deux versions du comparatisme sont fondamentalement "réalistes" - l'une l'est dès le départ, l'autre escompte le devenir à l'arrivée. Il existe pourtant une troisième qui est, a priori, indifférente à l'existence de quelconques rapports "réels" entre les phénomènes comparés; l'objectif déclaré de ce type de comparatisme est de mieux comprendre A en l'observant à côté de B, et vice versa (et si on découvre, après coup, un rapport "réel" entre A et B, tant mieux). Dans cette optique, toute comparaison est légitime      - tout est comparable -, à condition, toutefois, qu'on ne lui fasse pas dire plus qu'elle ne le permet: induire, par exemple, d'une façon mécanique des contacts réels ou des origines communes de similitudes formelles ou structurelles. Ainsi, suggérer, à partir d'une ressemblance, d'ailleurs incontestable, entre des bas-reliefs bouddhistes de la vallée du Gandhara et Les Pleureuses de Giotto (à Padoue), des contacts économico-culturels entre l'"Afghanistan" et l'Italie du XIVe siècle; ou, alternativement, l'existence d'une mise en forme (esthétique) universelle du deuil([24]).

 

                                                            

CLAUDE LEVI-STRAUSS REVENDIQUE LES RAPPROCHEMENTS SURREALISTES

 

"Comme les tableaux et les collages de Max Ernst, mon entreprise consacrée à la mythologie s'est élaborée au moyen de prélèvements opérés au dehors: en l'occurrence, les mythes eux-mêmes, découpés comme autant d'images dans les vieux livres où je les ai trouvés, puis laissés libres de se disposer au long des pages, selon des arrangements que la manière dont ils se pensent en moi commande, bien plus que je ne les détermine consciemment et de propos délibéré. La méthode structuraliste [...] n'éprouve nulle gêne à se reconnaître dans la formule énoncée par Max Ernst en 1934, et où il préconise ..."([25]).

                                                             

  Nous autres, non-scientifiques, nous faisons une idée bien trop "héroïque" de l'expérimentation dans les sciences de la nature, idée selon laquelle l'expérimentateur ne procède qu'avec des hypothèses bien formulées, des critères de validation et de refutation univoques. Or si l'expérience à but de preuve - "observation provoquée/invoquée dans un but de contrôle" (Claude Bernard) - y est centrale, la science reconnaît aussi l'importance de l'expérience à but de recherche - "observation provoquée dans le but de faire naître une idée". Claude Bernard:

 

"le physiologiste de devra pas craindre d'agir même un peu au hasard afin d'essayer, qu'on me permette cette expression vulgaire, de pêcher en eau trouble. Ce qui veut dire qu'il peut espérer, au milieu des perturbations fonctionnelles qu'il produira, voir surgir quelque phénomène imprévu qui lui donnera une idée sur la direction à imprimer à ses recherches. Ces sortes d'expériences de tâtonnement, qui sont extrêmement fréquentes en physiologie, en pathologie et en thérapeutique, à cause de l'état arriéré de ces sciences, pourraient ête appelés des expériences pour voir ["On s'engage - et on voit!"], parce qu'elles sont destinées à faire surgir une première observation imprévue et indéterminée d'avance, mais dont l'apparition pourra suggérer une idée expérimentale et ouvrir une voie de recherche"([26]).

                                                             

ILLUSTRATION: VOTE ET COULEUR D'YEUX (HERVE LE BRAS[27])

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

                                                             

 

Vu l'état encore plus arriéré de l'histoire expérimentale, elle ne pourra éviter, et pour une durée difficile à déterminer, de privilégier "l'expérience pour voir" - l'expérience "aveugle", si l'on veut...

 

 

L'HISTOIRE EXPERIMENTALE ENTRE SCIENCE "NORMALE" ET SCIENCE "EXTRAORDINAIRE"

 

"Expérimental", on l'a dit, est ici largement métaphorique. Et qui dit "métaphore", dit, forcément, "ambiguïté". Pour penser l'histoire expérimentale, on a puiser dans deux sources, la science et l'art. Or à y regarder de plus près, dans les deux champs, "expérimentation" signifie des choses non seulement différentes, mais diamétralement opposées. Pour le dire très vite, en science, l'expérimentation est la norme, en art, l'exception! Alors que parler de biologie ou de chimie non-expérimentales releverait du non-sens,  extrêmement rares sont les artistes, groupes, oeuvres expérimentaux: Schönberg, Berg, Vertov, Godard, Warhol, Dada, Cubisme, Tristram Shandy, Finnegans Wake..., la liste est courte et sélective. En effet, on ne saurait qualifier l'écrasante majorité de la production artistique d'"expérimentale" sans que la notion ne soit complètement banalisée([28]). Fait qui a ici sa signification: les Formalistes russes ont élaboré leur théorie - i.e. idéologie - de l'art et de la littérature en années de révolution, et en étroite complicité avec des artistes alors doublement révolutionnaires, tels Eisenstein, Maïakovsky, Pasternak. De même, leur continuateur du cercle praguois, Ian MUKAROVSKY, n'hésita pas à définir la norme esthétique comme faite pour être transgressée([29]). Faut-il insister sur le fait que l'histoire de l'art ne répond pas à ces définitions, ni se réduit à ce premier tiers, ô combien agité, du XXe siècle (et encore: même en ces temps, les artistes d'avant-garde ne formaient qu'une toute petite minorité).

   En histoire et philosophie de la science, l'opposition "science normale - science extraordinaire", proposée par Thomas S. KUHN, a été longuement débattue([30]).  Il y a même lieu à s'interroger sur la possibilité de parler de science "normale" à propos de l'histoire, science "pré-paradigmatique" s'il en fût. Ici, on se contentera d'attirer l'attention sur la tension, non résolue, entre expérimentations "ordinaire" et "extraordinaire"; se demandant, sans y répondre, si l''institutionnalisation d'une pratique "extraordinaire" est même concevable. On préservera donc l'ambiguïté, ce qui implique que l'histoire expérimentale s'inspirera de ces deux sources que beaucoup, mais certainement pas tout,sépare: l'expérimentation "normale", l'expérimentation "carnavalesque".

 

 

"EXPERIMENT AS A SECOND-ORDER CONCEPT"([31])

 

Tout en convenant, avec Yedua Elkana que l'expérimentation est réflexive par définition, une distinction toutefois s'impose, qui repose sur l'objet de l'expérimentation, savoir entre "les faits" et "les images naïves ou savantes des faits". La normalité de l'expérimentation  directe en science ne serait-elle pas à l'origine de son automatisme - Kuhn a démontré que l'écrasante majorité des expériences font dans la "variation sur un paradigme" -, donc de la rareté d'expérimentation "carnavalesque"  qui ébranlent les "paradigmes".

  En art expérimental, on l'a vu, et en histoire expérimentale, on le verra au fil des exemples évoqués, il s'agit avant tout de bousculer les habitudes, les automatismes conceptuels. En histoire expérimentale, la distinction-même entre histoire et historiographie, entre pratique et méta-pratique n'aurait plus de raison d'être. (En cela, elle s'apparente à l'herméneutique moderne qui, selon Foucault, "a à s'interpréter toujours elle-même, et ne peut pas manquer de faire retour sur elle-même"([32]); et voir infra, "Une histoire réflexive -> une histoire narcissique?"). La décontextualisation implique à la fois un autre regard sur l'objet et un autre regard, forcément critique, sur la façon antérieure - devenue automatique, donc conventionnelle - de se le représenter. Expérimenter, en histoire, c'est se faire violence.

                                                            

ILLUSTRATION: FRESQUES A DOURA SANS LA BIBLE (ALINE ROUSSELLE)

 

"Découvertes en 1932, les fresques figuratives qui décorent la synagogue de Doura-Europos sur l'Euphrate, synagogue détruite avec la ville en 356, ont été étudiées de façon très classique: dès leur apparition, le travail d'identification des scènes a commencé, facilité par quelques inscriptions en araméen et en grec, mais certaines scènes n'ont pas encore trouvé de titre assuré. L'identification est faite en référence au texte biblique évidemment. Pourtant, certains détails résistent, qu'on a voulu expliquer par référence aux variantes targumiques.

   J'ai commencé par faire abstraction du texte biblique, comme s'il ne nous était pas parvenu, ou comme si nous en avions seulement quelques citations chez des auteurs plus ou moins fiables. On saurait donc qu'il y a eu un certain Moïse, un Salomon, appartenant au peuple ancien des Juifs et pas beaucoup plus. Et sur cette base étudier les images. Là, on voit une scène représentant une femme nue dans un cours d'eau, tenant dans ses bras un enfant nu, sans sexe dessiné: une fille? Ce qui nous rapproche d'Atargatis et Sémiramis, plutôt que de Moïse sauvé des eaux. Une scène où deux figures de femmes, l'une en noir, l'autre en clair, encadrent un homme allongé sur un lit, chacun d'entre eux portant un enfant, apparemment mort dans les bras de la femme noire et vivant dans les bras des deux autres, apparaît comme un ex-voto. Ce qui été identifié comme l'Arche d'alliance est ici un bétyle, et là le coffre des impôts. Tout le travail d'identification porte alors sur les images dans leur contexte artistique et réel, et l'on n'est plus amené à forcer le texte pour le faire coïncider avec l'image et vice versa."

                                                            

 

   On prétend que privilégier l'historiographie aboutit trop souvent à une certaine "dé-référentialisation" de l'histoire devenue affaire d'historiens, et d'historiens seuls (une version historiographique de l'intercontextualité, en quelque sorte)([33])). Je conteste vivement ce raisonnement, me permettant de rappeler, en guise de réponse, que le dialogue permanent entre expériences, en sciences de la nature, n'a point aboutit à une quelconque circularité qui s'auto-alimente, loin s'en faut. Qui dit histoire expérimentale, dit inévitablement histoire réflexive.

 

 


LA "REECRITURE"

 

Par "réécrire", on entend refaire un travail historique existant, aller sur les traces d'une démarche à partir de ce qu'elle a de visible: le texte. Non pas dans le sens trivial du terme, selon lequel nous allons tous sur les traces d'autrui, entre Pierre Ménard, qui réécrit Don Quichotte et la note critique (review article); mais dans le sens fort, qui est d'abord celui de la répétition critique.

   Dans les sciences naturelles, les expériences sont avant tout des répétitions d'expériences antérieures. Répéter, c'est vérifier, c'est progresser. Comme dit Al HERSHEY, "le bonheur, pour un biologiste, consiste à mettre au point une expérience très complexe et la refaire tous les jours en ne modifiant qu'un détail"([34]). En histoire, par contre, la pratique "répétitive" est quasi-inexistante. Certes, il arrive (rarement) qu'on aille vérifier les références de l'auteur. La répétition expérimentale ne saurait pourtant se limiter à ce type d'exercice, indispensable par ailleurs. "Réécrire" La Méditerranée impliquerait la vérification des sources de BRAUDEL, mais plus significative serait l'explicitation du tri qui les a commandées: on serait alors amené à s'interroger sur les silences de Braudel. "Réécrire" La Méditerranée, c'est déterminer le caractère fondamentalement expérimental d'une oeuvre qui s'est inventée un objet, pour examiner, ensuite, les implications éventuelles, et fort probables, d'un léger déplacement des contours de cet objet (ou de son centre de gravité)([35]).

   Mais pour l'instant cette pratique n'est limitée qu'à de rares livres "chauds", c'est-à-dire politiquement et idéologiquement chargés. Je pense, en particulier, aux historiens américains qui sont allés sur les traces du livre-événement de Robert W. FOGEL & Stanley L. ENGERMANN, Time on the Cross([36]); à d'autres qui se sont livrés à une lecture extrêmement poussée de l'Histoire de la folie à l'âge classique de Michel FOUCAULT; et voici que Roger CHARTIER se propose de "refaire", pour 1989, Les origines intellectuelles de la Révolution française de Daniel MORNET([37]).

   Tant que la répétition critique en histoire ne deviendra pas institutionnellement rentable, comme c'est déjà le cas dans les sciences naturelles, elle demeurera au stade de potentialité. Tout au plus pourrait-on en offrir une version plus modeste, suggérée par Alain BOUREAU, et calquée sur la mise en page scolastique et talmudique; mais au lieu de l'exégèse, le texte de base serait entouré par sa critique, entre autre par la mise en évidence de modes d'approches alternatifs au même problème.

 

 

 

DIGRESSION QUI N'EN EST PAS UNE: DE LA GRATUITE EXPERIMENTALE

 

"Aimer la science sans songer à son utilité! Mais peut-être est-elle un moyen pour faire de l'homme un artiste en un sens inouï! Jusqu'alors elle devait servir. - Une série de belles expérimentations constitue l'une des plus hautes jouissances théâtrales"([38]).

 

"Les sages [étudiant le Talmud] ne se souciaient pas des aspects pragmatiques, car leur objectif n'était pas la solution de problèmes humains mais l'étude pour elle-même"([39]).

 

Mais aussi: "Certes, même si l'histoire devait être juger incapable d'autres services, il resterait à faire valoir, en sa faveur, qu'elle est distrayante [...] L'histoire dût-elle être éternellement indifférente à l'homo faber ou politicus qu'il lui suffirait, pour sa défense, d'être reconnue comme nécessaire au plein épanouissement de l'homo sapiens"([40]).

 

Car en sciences et en art on "avoue" volontiers, on valorise même le jeu "gratuit": d'où l'élévation des arts sans référents: les mathématiques, la musique, la poésie par rapport à la prose.

   Certes, l'art ne méconnait pas la méfiance envers le beau geste per se. Les années 1920, pourtant les plus avant-gardistes de l'histoire de l'art, n'ont-elles pas vu s'amplifier la pensée fonctionnaliste en art, dont le Bauhaus demeure emblématique? D'où, en ces années 1920 précisément, l'insistance de Chklovsky sur le rôle de redemptrice de réél que la littérature devrait assumer. Mais en vérité, les Formalistes s'intéressaient davantage à l'esthétique qu'à l'ontologie. Un forme devenue automatique cesse d'être art, au véritable artiste de la faire redécouvrir. D'où l'intérêt de Chklovsky pour la parodie - et voir ses analyses de Tristram Shandy et de Don Quichotte([41]) -, une machine de mise à nue de procédés artistiques, donc de renouvellement des genres.

   Bertolt Brecht, qui se devait de donner la priorité à l'éthique sur l'esthétique, dit avoir calqué son "Verfremdung" sur l'"ostranenie" formaliste:

 

"Pendant mon précédent séjour à Moscou, j'ai eu l'occasion de parler avec le camarade Tretiakov et ses amis critiques littéraires. J'ai appris alors que les chercheurs soviétiques ont trouvé une notion possible à appliquer dans la nouvelle esthétique qui doit remplacer l'esthétique dépassée d'Aristote. Cette notion s'appelle en russe, excusez de la prononciation, . Nous avons, dans le nouveau théâtre allemand, essayé le terme  ou  en changeant ainsi un peu le contenu de la notion russe"([42]). Or même chez Brecht l'attrait de l'"estrangement" renvoie avant tout au culte moderniste de la nouveauté: "Les chercheurs russes ont surtout mis l'accent sur la capacité de l'art à créer le sentiment de liberté par le renversement des habitudes et de l'automatisme de la perception qui, d'ailleurs, très vite se sclérose à nouveau, et, à nouveau, demande une nouvelle ".

                                                            

"Eloge de la gratuité":Georges PEREC,La Vie mode d'emploi([43]):

 

"Imaginons un homme [...] dont le désir serait[...] de saisir, de décrire, d'épuiser, non la totalité du monde - projet que son seul énoncé suffit à ruiner - mais un fragment constitué de celui-ci: face à l'inextricable incohérence du monde, il s'agira alors d'accomplir jusqu'au bout un programme, restreint sans doute, mais entier, intact, irréductible.

   Bartlebooth, en d'autres termes, décida un jour que sa vie tout entière serait organisée autour d'un projet unique dont la nécessité arbitraire n'aurait d'autre fin qu'elle-même.

   [...]inutile, sa gratuité étant l'unique garantie de sa rigueur, le projet se détruirait lui-même au fur et à mesure qu'il s'accomplirait; sa perfection serait circulaire: une succession d'événements qui, en s'enchaînant, q'annuleraient: parti de rien, Bertlebooth reviendrait au rien, à travers des transformations précises d'objets finis".

                                                             

 

-- "Conserver la santé et guérir les maladies: tel est le problème que la médecine a posé dès son origine et dont elle poursuit encore la solution scientifique" - c'est ainsi que Claude Bernard commence l'Introduction à l'étude de la médecine expérimentale.

-- "Le seul but, la valeur suprême, le  de l'éthique de la connaissance, ce n'est pas, avouons-le, le bonheur de l'humanité, moins encore sa puissance et son confort [...] c'est la connaissance objetive elle-même" - c'est ainsi que jacques Monod termine sa leçon inaugurale au Collège de France, Chaire de biologie moléculaire - avec, fait qui ne trompe pas, deux références à Nietzsche: "Ethique conquérante et, par certains côtés, nietzschéenne, puisqu'elle est une volonté de puissance: mais de puissance uniquement dans la noosphère"([44]).

   Le problème de "la science pour la science" est bien plus grave que celui de "l'art pour l'art", des enjeux autrement considérables étant en jeu.  Que les problèmes sont proposés, voire parfois commandés, que les solutions sont jugés, parfois rejetés, par la réalité et ses contingences, cela va de soi. Mais dans sa phase expérimentale, la science répond merveilleusement à la célèbre définition kantienne de l'expérience esthétique: finalité sans fin.

 

   En histoire, pourtant bien moins menaçante pour le bien public, rien qui s'apparenterait à la théorie dadaïste - préférée à anarchiste - de la science que propose Paul FEYERABEND dans Contre la méthode: "A Dadaist is prepared to initiate joyful experiments even in those domains where change and experimentation seem to be out of the question"([45]). "Anything goes" est la devise feyerabendienne (on aura à revenir sur cette permissivité totale, qui pose des problèmes éthiques difficiles, même en histoire). Et si la croissance du savoir n'est pas toujours assurée par cette stratégie - en cela elle ne diffère guère des autres alternatives -, la gaieté libératrice compensera cet handicap (d'où notre idée d'instituer une rubrique intitulée "Eclats"); les alternatives ne pourront pas en dire autant. Et si on pratiquait la gaya historia?

 

 

POUR UNE HISTOIRE LUDIQUE - DONC JUSQU'AUBOUTISTE ET POSSIBILISTE

 

Mais si l'on s'en tient à ce qui a été dit jusqu'ici, toute étude historique a quelque chose d'expérimental, implique la décontextualisation, provoque le passé. Mais timidement, en s'excusant. Or pas tout étude relève - ni aspire à relever - de ce qu'on appelle ici "histoire expérimentale". Pour en parler d'une façon à la fois non-triviale et démarquée d'autres lectures possibles, il faut inclure dans sa définition, à côté de la violence qu'on fait sciemment subir à l'objet, l'esprit "ludique" qui commande les pratiques vraiment expérimentales. Car expérimenter, c'est jouer, dans le sens le plus sérieux du terme - Johan HUIZINGA, dans son célèbre Homo ludens, a en effet écarté, une fois pour toute, l'opposition entre jeu et sérieux([46]) -, pour deux raisons essentielles:

--- L'état d'esprit expérimental - l'"expérimentalisme" - constitue un mélange, à première vue contradictoire, de "jusqu'au-boutisme" et de "relativisme" (de "possibilisme"); ou, dans le langage de Feyerabend, une dialctique entre le principe de tenacité et le principe de prolifération([47]).  On explore à fond une hypothèse, un modèle, un genre littéraire,  afin de connaître, pour les exploiter, leurs limites (on aura reconnu le "paradigme scientifique" selon Thomas S. KUHN): Paul Valéry:"Au point de vue des règles d'un jeu, aucun scepticisme n'est possible"([48]). Mais en même temps on est cruellement conscient qu'il ne s'agit que d'une approche, d'un jeu parmi tant d'autres possibles - Huizinga: "la notion de jeu comporte en soi la meilleure synthèse de croyance et de non croyance"([49]).

   Le possible est en effet constitutif à la pratique expérimentale. En amont:  on explore les possibilités d'un jeu tout en le sachant interchangeable avec d'autres jeux. En aval: l'histoire expérimentale devrait permettre de faire l'histoire des possibles à tout moment inscrits dans la réalité, mais que l'Histoire tend à couvrir, qui rend le concrétisé nécessaire, le non-concrétisé im-, ou du moins peu-probable.

                                                            

 

UN "MANIFESTE POSSIBILISTE": L'HOMME SANS QUALITES DE R. MUSIL

 

Pour des raisons suffisamment évidentes, chaque génération traite la vie qu'elle trouve à son arrivée dans le monde comme une donnée définitive, hors les quelques détails à la transformation desquels elle est intéressée. C'est une conception avantageuse, mais fausse. A tout instant, le monde pourrait être transformé dans toutes les directions, ou du moins dans n'importe laquelle; il a ça, pour ainsi dire, dans le sang. C'est pourquoi il serait original de se comporter non pas comme un homme défini dans un monde défini où il n'y a pas, pourrait on dire, qu'un ou deux boutons à déplacer (ce qu'on appelle l'évolution), mais, dès le commencement, comme un homme né pour le changement dans un monde crée pour changer"([50]).

                                                             

  Il ne s'agit évidemment pas de prendre à la lettre ce texte, mais de le rendre historiographiquement opérationnel. En effet, si le monde "pou[v]ait être transformé à tout instant dans toutes les directions, ou dans n'importe laquelle", à l'historien il ne resterait rien à faire. Car si le champ des possibles dans un moment historique donné est infini, il n'est jamais illimité. Il appartient donc à l'historien d'en reconstituer les limites, c'est-à-dire de définir l'impossible de ce moment donné; à reconstituer le passage des possibles au concrétisé, autrement dit le "choix", ou le "tri", nouvelle source de possibles; répondant ainsi au défi lancé par Aristote, savoir que l'histoire ne traite que de ce qui a lieu réellement, laissant à la poésie et à la philosophie de penser le possible et le nécessaire.

   Il appartient aussi à l'historien de tracer le processus de réécriture des possibles en de termes  déterministes, ce qui est une tendance universelle: le possible aspire au nécessaire - pour échapper à l'aléatoire (à l'arbitraire)([51]). C'est ainsi qu'on devrait interpréter la démarche contre-factuelle (et voir supra, "Les Etats-Unis sans trains"), qui prouve, s'il en est besoin, que le possibilisme n'est pas l'apanage des écrivains. Robert Fogel conçoit ainsi Railroads and American Economic Growth comme "une évaluation critique de la proposition selon laquelle le chemin de fer était indispensable à la croissance de l'économie américaine durant le XIXe siècle. L'aspect crucial de l'axiome [de l'indispensabilité] est, non pas ce qu'elle dit du chemin de fer, mais de ce qu'elle dit de tout ce qui n'est pas chemin de fer"([52]). Jean Heffer: "Dans l'énoncé des jugements historiques, n'y a-t-il pas souvent l'inconditionnel irréel implicite? Si j'affirme que les chemins de fer ont été indispensables à la croissance économique des Etats-Unis au XIXe siècle, n'est-ce pas l'équivalent d'une phrase comme: si les Etats-Unis n'avaient pas eu de chemins de fer au XIXe siècle, leur revenu national aurait été moins élevé"([53]).

 

                                                             

ILLUSTRATION: DEUX REGARDS CONTRADICTOIRES SUR LA "FIN-DE-SIECLE"

 

Entre 1880 et 1895, affirme l'histoire culturelle, l'Europe a pratiqué une sorte de synonyme unique en son genre: "fin-de-siècle" = "décadence". Dégénérescence: tel fut le titre d'un des ouvrages marquants de l'époque, de Max Nordau (1894), dont la première partie s'intitule "Fin de  siècle" (partie composée des chapitres suivants: "Crépuscule des peuples", "Symptômes", "Diagnostic", "Etiologie"). En 1886, un auteur décrit ainsi un jeune homme à la mode: "Il y a deux ans, c'était un décadent; il fut déliquescent la saison dernière; le voici fin de siècle aujourd'hui"([54]).

  L'interprétation de cette époque oscille entre deux pôles, qu'on pourrait, très sommairement, appeler "on y croyait" vs. "on n'y croyait point"; en d'autres termes, on hésite entre une perspective "réaliste", i.e. les contemporains ressentaient la décadence,et une perspective "fonctionnaliste", i.e. la décadence servait les intérêts de ceux qui la véhiculaient (une perspective proche de celle de Pierre Bourdieu). Or ces deux regards, qu'on essaie par beaucoup de moyens de concilier, sont contradictoires. On se proposera donc de les séparer, du moins analytiquement, en en accentuant même les traits, afin d'observer textes et comportements tour à tour à travers l'une et l'autre; suivant ainsi la logique de l'idéaltype de Max Weber: "Plus le type idéal est net et univoque, plus il est en ce sens étranger à l'univers concret, et plus il rend des services à la terminologie, à la classification et à l'heuristique" (voir infra, "Max Weber et l'idéaltype").

                                                             

---  Pour rendre utile une expérience, il est d'urgence de commencer par en fixer, par en expliciter surtout les règles du jeu; c'est, pour ainsi dire, la codification de l'arbitraire([55]). Or qui dit jouer, dit gagner ou perdre (dit aussi une prime à l'innovation; mais je préfère ne pas m'hasarder sur ce terrain miné). Autrement dit, l'expérience n'a de sens que si elle peut échouer. On perçoit la différence d'avec l'histoire "reconstitutive", où l'historien est plus ou moins condamné à réussir, car toute incursion dans le passé en ramène forcément un morceau "reconstitué". L'histoire expérimentale n'offre pas de telles garanties - "Einstein faisait remarquer que la nature, aux questions qu'on lui pose, répond le plus souvent non, et, parfois, peut-être"([56]). Qui a pratiqué l'histoire quantitative sait combien sont rares sont les grilles de variables qui produisent du savoir - du savoir "positif", devrait-on dire, car l'échec est lui aussi porteur de connaissances (ce qui nous incitera à fonder la rubrique "Fausses pistes").

 

 

L'ABSENCE COMME FAIT HISTOR(IOGRAPH)IQUE

 

L'histoire, l'étude de "ce qui s'est réellement passé",  excluant le "si", "ce qui aurait pu (ou dû) se passer", exclue a fortiori l'absence, "ce qui ne s'est point passé". L'étude de l'absence comme fait significatif, comme porteur d'intelligibilité, est en quelque sorte complémentaire du possibilisme: l'une simule l'absence (des chemins de fer, par exemple), l'autre en fait son indice (sa source?).

   Deux historiens peu avant-garde, Ch.-V. LANGLOIS & Ch. SEIGNOBOS, ont déjà proposé une démarche qui s'y apparenterait un peu: "Le raisonnement négatif, appelé aussi  [selon lequel] de ce qu'un fait n'est mentionné dans aucun document, on infirme qu'il n'a pas existé [car] IF c'était arrivé ""([57]). John LANGE propose d'y inclure le probabilisme: "Si l'événement E avait eu lieu, il aurait été probable qu'un document en eût rendu compte"([58]).

 

   Ici, on voudrait aller bien plus loin dans l'exploitation de l'absence, développant une idée lancée par Michael BAXANDALL: l'immunité culturelle([59]). Son point de départ est une dénonciation de la notion d"influence". En affirmant que "A a influencé B", on attribue le rôle actif à A, le rôle passif à B; alors qu'en réalité, l'acteur n'est point A, mais B (une position très proche de celle de BORGES, et qui a incité BAXANDALL à suggérer qu'on écrive l'Histoire, non pas de A à Z, mais de Z à A; et voir supra,  ). L'influence est donc le résultat d'un choix (d'un tri), choix qui n'est certes pas toujours conscient ni explicite, mais toujours révélateur. Il en va de même de l'absence d'influence (= résistance à l'influence). BAXANDALL a ainsi utilisé l'absence quasi-totale du néo-classicisme de David dans l'art allemand des années 1790 - fait d'autant plus remarquable qu'artistes, écrivains, philosophes allemands affluaient dans ce Paris révolutionnaire où David fut, on le sait, incontournable - pour caractériser l'art allemand.

     On voit aisément le piège qu'implique cette démarche. L'étude d'une influence, comme  l'étude d'une contagion, pour reprendre l'image de BAXANDALL, partent d'un constat positif, les traits communs à deux phénomènes ou plus. Le problème du contrôle y est donc inscrit, même s'il n'est pas réglé pour autant. Il en va tout autrement de l'étude de l'absence d'"influence" (ou de contagion). Pour qu'elle ne devienne pas tautologique: toute absence est significative -, car les absences sont d'un nombre infini, il faut s'assurer de la pertinence de l'absence constatée. Est immunisé contre le virus celui qui ne l'a pas contracté alors que celui-ci a infesté l'entourage. De même, pour prouver la pertinence d'une absence d'"influence" de B par A, il ne suffit pas de la constater, encore faut-il démontrer que c'est la présence qui aurait été normale.

                                                              

ILLUSTRATION(I): QUI N'A PAS PARLE DE L'AN MIL ([60])?

 

La terreur de l'An Mil n'a jamais eu lieu, cela ne fait plus de doute depuis sa réfutation définitive par les érudits de la fin du XIXe siècle. On connaît même le lieu(texte) de naissance de cette légende: les Annales ecclésiastiques du cardinal Cesare BARONIUS (vers 1600). L'An Mil n'est donc pas un "moment historique" médiéval, mais un "moment historiographique" moderne. Je me suis donc penché sur la diffusion du mythe, de BARONIUS à MICHELET en passant par FLEURY et ROBERTSON. Au départ, je ne me suis intéressé, comme il se doit, qu'aux auteurs qui s'y réfèrent. Leur petit nombre: huit en tout et pour tout entre 16OO et 18OO, - m'a incité à y regarder autrement. S'est alors dégagée l'image d'une propagation différentielle: des circonstances où le mythe "prend", d'autres où il ne "prend" pas. Le problème de la résistance se posait alors clairement. Premier facteur: Raoul GLABER. On le sait à présent: pour parler de l'An Mil, il faut avoir lu les Histoires du moine bourguignon, le seul "témoin contemporain" qui en parle, et fort longuement. Il s'ensuit que l'absence de l'An Mil chez des auteurs ne l'ayant pas lu ni connu est non-pertinente: on ne peut pas parler, dans leur cas, d'immunité au mythe. Il existe par contre de nombreux historiens qui ont lu GLABER, mieux, qui l'ont édité, dans le cas des Bénédictins de Saint-Maur, traduit, dans le cas de GUIZOT, mais où l'An Mil est curieusement absent. C'est là qu'interviennent, selon mon hypothèse, deux autres facteurs, d'ailleurs intrinsèquement liés: le découpage de l'Histoire en siècles, la Révolution française. L'absence a ainsi permis de cerner et de caractériser l'existence, donc de mieux expliquer la trajectoire bien particulière du mythe de l'An Mil.

 

ILLUSTRATION(II): "UN CIEL VIDE..." (ALAIN BOUREAU)

 

Alain BOUREAU ([61]) pose comme problème et indice l'absence de l'aigle dans l'emblématique impériale des VIIIe-Xe siècles. Selon BOUREAU, "la rénovation carolingienne appelait l'aigle impérial et/ou militaire, tout autant que la reconstruction saxonne"(p.17); ou, ce qui serait une autre façon de poser le problème, c'est plutôt notre représentation du renouveau carolingien, droit successeur de l'Empire romain, qui appellerait l'aigle. L'absence de l'aigle dans la symbolique carolingienne permet ainsi à corriger cette représentation anachronique: "Le pouvoir impérial carolingien, sans autonomie idéologique, pris dans le rituel chrétien, contrôlé par les puissances franques, épiscopales et papales, tenu à distance des créations métaphoriques, ne pouvait guère se représenter"(p.37).

                                                             

 

 

GENEALOGIE DE L'INTERVENTIONNISME HISTORIEN: TROIS SCENARII PEU-COMPATIBLES

 

 

Comme dans la nouvelle de O. HENRY, "Roads of Destiny", où les trois pistes successivement choisies par le héro - à droite, à gauche, en arrière - le mènent au même point, l'état d'esprit expérimental en histoire est comme inscrit dans des démarches qui s'excluent par ailleurs. "A droite", le structuralisme et la neutralisation de l'intentionnalité; "à gauche", Max Weber qui, de l'individualisme méthodologique, arrive à l'idéaltype; "sur place", la conjoncture des études historiennes depuis un demi siècle.

 

 

 

I. Dépasser (ignorer?) la contingence, neutraliser le sujet

 

"...la poésie est plus philosophique et plus noble que la chronique: la poésie traite plutôt du général, la chronique, du particulier. Le "général", c'est le type de chose qu'un certain type d'homme fait ou dit vraisemblablement ou nécessairement. C'est le but que poursuit la poésie, tout en attribuant des noms aux personnages. Le "particulier", c'est ce qu'a fait Alcibiade ou ce qui lui est arrivé",Aristote, Poétique([62])

 

"Carlyle a écrit quelque part quelque chose comme ceci: . Carlyle était un compatriote de Bacon; comme lui il tenait à proclamer son culte for the God of Things as they are, mais Bacon n'aurait pas dit cela. C'est là le langage de l'historien. Le physicien dirait plutôt: Jean Sans Terre est passé par ici; cela m'est bien égal, puisqu'il n'y repassera plus", Henri Poincaré, La science et l'hypothèse ([63]).

 

 "On a assigné à l'histoire la mission de juger le passé et à informer le présent au bénéfice de l'avenir. Notre essai n'élève pas de si hautes prétentions. Il veut seulement montrer comment les choses se sont réellement passées (wie es eigentlich gewesen)", Léopold von RANKE, Histoire des peuples romans et germaniques ([64]).

 

La pratique historique contemporaine partage avec d'autres disciplines une méfiance évidente envers la "surface", nom commun qui couvre "supra-structure", "événements", "parole", "performance". MARX, évidemment, et, dans notre siècle, LABROUSSE et BRAUDEL, pour ne citer que ces deux protagonistes de l'histoire structuralisante, tout comme SAUSSURE, JAKOBSON, LEVI-STRAUSS, CHOMSKY "reprochent", pour ainsi dire, à la surface sa contingence. Le contingent est "ce qui peut se produire ou non", il est donc scientifiquement inintéressant, car la science, qu'on le veuille ou non, aurait pour mission la découverte des règles. Entre Aristote et Ranke, le structuralisme a fait un choix clair.

   Si l'Histoire est régie par des mécanismes de longue durée, les hommes la subissent plus qu'ils la font. On avance, en effet, et avec fierté que l'histoire moderne a refusé aux grands de ce monde le monopole de l'action historique; plus exact serait de dire qu'elle l'a plus ou moins refusé à tous, qu'ils soient Grands Hommes ou petites gens. L'enseignement de l'école des Annales s'inscrirait ainsi dans une tradition dont l'origine est curieusement à rechercher du côté anti-révolutionnaire. De MAISTRE: "Nulle grande institution ne résulte d'une délibération"; De Barante: "Lorsque les communications sont devenues faciles, rapides et vastes entre les hommes, l'influence des causes isolées est moindre, et les causes générales sont plus à considérer. De là aussi les individus sont moins importants, et leur action est inaperçue. On en peut donc conclure qu'il ne dépend point de la volonté ou de la conduite de quelques hommes d'exercer une influence vive et décisive sur leur nation et sur leur temps"; FUSTEL de COULANGES: "Les institutions politiques ne sont jamais l'oeuvre de la volonté d'un homme; la volonté même de tout un peuple ne suffit pas à les créer"([65]). Et si les institutions ne dépendent pas de la volonté des hommes, à plus forte raison les processus économiques, démographiques, climatiques (!), ou de mentalités.

   La primauté des structures, en histoire, va ainsi de paire avec l'évacuation, ou du moins la neutralisation du sujet/acteur. Elle mène, dans la pratique, à une indifférence accrue envers la conscience des protagonistes. Qu'ils soient conscients ou non des structures par le chercheur découvertes ne saurait en aucun cas confirmer ou infirmer celles-ci (tout au plus cette conscience pourrait les corroborer, jamais les invalider ). Cette tendance est manifeste dans des systèmes par ailleurs fort différents. Michel FOUCAULT - qui se disait pourtant penseur de surfaces -, chez qui la mise en place et la codification du contrôle social ne dépendent que très partiellement, et d'une façon contingente de ceux qui le pratiquent et qui en profitent([66]). Ou le modèle proposé par Norbert ELIAS dans La dynamique de l'Occident où, une fois le processus de l'absolutisme  mis en marche, celui-ci ne dépend plus, ou très peu de la détermination du monarque; ce qui expliquerait un phénomène a priori paradoxal, à savoir l'affermissement du pouvoir royal même sous le règne de rois dits "faibles"([67]).

   Le centre de gravité de la vérification a été ainsi déplacé du sujet historique au sujet historien, l'historien étant celui qui en fixe les règles. Ce qui n'est pas sans rappeler l'évolution de la théorie littéraire contemporaine. L'"intention de l'auteur" a toujours été à la fois ce qu'on devait trouver et la justification ultime d'une analyse textuelle. Mais depuis une quarantaine d'années, l'auteur biographique du texte a été dépossédé de ses droits, cédant sa place à une construction théorique, "l'auteur implicite", qui n'est autre que la logique interne de l'oeuvre. L'art de l'interprétation est ainsi devenu une affaire entre lecteurs professionnels, autorisés et texte;  que l'auteur  repose en paix([68]).

 

     De  ce  tableau de la pratique historique contemporaine, vite, trop vite esquissé, émerge le personnage de l'historien qui n'a absolument rien de passif. On serait même tenté de dire qu'il s'affirme comme le seul vouloir plein sur la scène histori(ographi)que. Certes, le glissement du sujet Philippe II au sujet Fernand BRAUDEL est philosophiquement impossible,  qui relève de ce qu'on appelle "erreur catégorielle". L'intellect ne supporte pourtant pas le vide du sujet; et l'espace jadis occupé par le sujet historique semble ainsi investi par le sujet historien. Sinon omnipotent, il est du moins omniprésent, qui n'a plus le droit de se cacher, le mot n'est pas trop fort, derrière une prétendue "reconstitution" du passé. A lui de se constituer ses sources, à lui d'imaginer leurs modes de traitement. Et c'est l'historien qui est le seul à effectuer, constamment et systématiquement, l'aller-retour entre la surface et la structure, entre le désordre et l'ordre, entre la contingence et la cohérence; et d'en faire sa raison d'être - on ne fait plus l'Histoire, on fait de l'histoire...

 

 

II. Max WEBER et l'idéaltype

 

Ce qui vient d'être dit dans le mode descriptif, presque normatif, devrait plutôt être dit dans le mode critique([69]).  Quel est d'ailleurs le statut de ces notions, si facilement réifiables, si fréquemment réifiées: "structure-surface", "ordre-contingence"([70]), au nom desquelles on élimine une partie quantitativement imposante de la réalité humaine([71])?

 

   D'où l'intérêt de la théorie de Max WEBER, qui part de postulats diamétralement opposés - c'est à Weber qu'on doit la notion d'"individualisme méthodologique"([72]). Comme beaucoup à l'époque, Weber part de la différence entre sciences naturelles et sciences sociales (culturelles). La philosophie néo-kantienne dont il était imprégnée excluait évidemment d'axer cette différence sur l'opposition "sciences actives-sciences passives". Weber suivait la pensée de Heinrich RICKERT selon laquelle, et pour le dire très vite, il y a sciences du général et sciences du particulier, celles qui chercheraient des lois, et celles qui chercheraient à analyser une réalité donnée dans sa singularité. L'histoire fait évidemment partie de cette deuxième catégorie où "la connaissance des lois de causalité [connaissance à laquelle Weber ne croit pas trop] ne saurait être le but, mais seulement le moyen de la recherche"(p.163). D'où son attitude franchement anti-structuraliste, qui dénonce ceux qui cherchent à dépouiller la réalité de l'"accidentel" et du "contingent", qui voient en cette réalité une pollution de structures "pures", "...le développement historique singulier [comme] une sorte de chute dans le concret"(p.155).

   Mais si les "structures" sont parfois utiles dans l'analyse de la réalité (en tant qu"idéaltypes"), l'idée même de la neutralisation de l'intentionnalité aurait paru à Weber un non-sens total. Selon lui, en effet, il n'y a de "fait socio-culturel" que ce qui est rattaché à une conscience des acteurs sociaux; de même, il n'y a de "fait historique" que ce qui "est en rapport avec les idées de valeur culturelles avec lesquelles nous abordons la réalité concrète"(p.163 - on voit la critique avant la lettre de l'"histoire totale"). Autrement dit, seule une conscience - des acteurs sociaux et/ou des chercheurs - peut transformer une réalité "brute", neutre en un fait significatif.

   Mais voici que de ces prémisses anti-structuralistes, Weber aboutit à la théorie de l'idéaltype, théorie expérimentale s'il en fut: "En matière de méthode, on n'a le choix qu'entre des termes immédiats mais obscurs, ou clairs, mais alors irréels et typiquement idéaux"([73]). "On obtient un idéaltype en accentuant unilatéralement un ou plusieurs points de vues et en enchaînant une multitude de phénomènes donnés isolément, diffus et discrets, que l'on trouve tantôt en grand nombre, tantôt en petit nombre et par endroits pas du tout, qu'on ordonne selon les précédents points de vue choisis unilatéralement, pour former un tableau de pensée homogène. On ne trouvera nulle part empiriquement un pareil tableau dans sa pureté conceptuelle: il est une utopie"(p.181); "Plus le type idéal est net et univoque, plus il est en ce sens étranger à l'univers concret, et plus il rend de services à la terminologie, à la classification et à l'heuristique"([74]). Ainsi, et contrairemnt à l'idée qu'on en fait en général, l'idéaltype n'est ni normatif, ni descriptif, ni la moyenne ou la médiane, mais une construction logique dont la seule justification est heuristique([75]). Et Weber de préciser: "De fait, on ne peut jamais décider a priori s'il s'agit d'un pur jeu de la pensée ou d'une construction de concepts féconde pour la science"(p.183). On s'engage - et on voit!

 

 

III. LE PASSE COMME MATIERE PREMIERE

 

L'historien est invité à pratiquer l'expérimentation pour une série de tendances "conjoncturelles" marquant l'histoire contemporaine. J'en citerai trois: la conscience, de plus en plus aiguë, de l'altérité du passé; l'impact des méthodes quantitatives; l'explosion du "marché" historien, qui va de paire avec la définition de l'histoire comme activité problématique plutôt que thématique. Trois tendances, il y en a d'autres, qui devaient conduire l'historien à traiter le passé d'une manière s'apparentant de plus en plus à celle de ses collègues scientifiques et artistiques. MAIS, chaque fois, rencontre-t-on le même le refus d'une franche radicalité, le refus d'assumer handicaps et acquis.

 

 

A. L'altérité, voire l'opacité du passé

 

"On peut juger du degré d'esprit historien que possède une époque d'après la manière dont elle traduit et cherche à s'assimiler les époques et les livres du passé. Les Français de Corneille et jusqu'à la Révolution s'approprièrent l'Antiquité romaine d'une manière telle que nous n'en aurions plus aujourd'hui le courage - grâce à notre esprit historien supérieur".([76])

 

A en croire la démonstration, magistrale, d'Erwin PANOFSKY([77]), la "découverte" de l'altérité appartiendrait à la Renaissance du XIVe siècle - la "vraie" -, quand les hommes se sont rendus compte de l'insurmontable fossé les séparant de l'Antiquité; alors que les hommes des dites "renaissance carolingienne" et "renaissance du XIIe siècle" s'inscrivaient encore dans une continuité quasi-organique avec Rome et Grèce. Il faudrait évidemment nuancer: cette "organicité" que Panfosky attribue aux gens du Moyen Age est tout à fait relative. En règle générale, on tend à attribuer à l'autre organicité, au(x) moi/nous, déchirure, voire même aliénation. L'exemple ethnologique est assez éloquent à cet égard, le groupe observé étant toujours plus "organique" que le groupe d'où vient l'observateur. Et pourtant, jamais, semble-t-il, la distance entre historien et passé n'a été vécue d'une façon aussi forte que depuis un demi siècle. Rappelons l'effet de distanciation, dans le sens brechtien du terme, qu'ont eu les propos de Marc BLOCH sur "la vaste indifférence au temps" des hommes du moyen-âge(_). Pierre VIDAL-NAQUET résume cet état d'esprit qui écrit: "Un siècle d'hellénisme moderne a abouti, dans une large mesure, à éloigner plus qu'à rapprocher la Grèce de nous"(_). Nul n'a poussé aussi loin la réflexion sur l'altérité et l'Autre que Michel de CERTEAU, voyageur, historien, membre de l'Ecole freudienne, chrétien(_).

 

                                                             

DU PARTIEL AU PARTIAL ET AUTRE: NOUVEAUX RAPPORTS AUX SOURCES

 

Fait banal, mais lourd de conséquences: l'historien ne dispose pas du passé, mais de ses traces. Pour schématiser beaucoup, l'accent a été déplacé du caractère partiel des sources, survivances infimes du passé, qui implique l'authentification, la datation et l'attribution des documents, à leur altérité, leur partialité. Un texte, dans l'acceptation large du terme, est doublement conditionné. Il l'est par ce que Lucien FEBVRE a appelé "l'outillage mental" d'une époque, d'un milieu; il l'est par les effets qu'il cherche à produire sur ses destinataires. Mis dans le jargon contemporain, un texte est une mise en discours de représentations destinée à produire des effets.

   Afin de surmonter le double écran de l'altérité et de la partialité,l'historien adopte trois tactiques complémentaires, toutes trois ayant, comme dénominateur commun, la neutralisation de l'intentionnalité des producteurs des sources, donc le rôle accru de l'historien lecteur/  manipulateur. Les deux premières sont les produits directs, la troisième, indirect et autrement plus radical, de notre ère du soupçon, ainsi baptisée par Michel Foucault dans un article désormais classique, "Nietzsche, Freud, Marx"([78]):

 

--- L'analyse de la périphérie du discours. "D'abord, le soupçon que le langage ne dit pas exactement ce qu'il dit. Le sens qu'on saisit, et qui est immédiatement manifesté, n'est peut-être en réalité qu'un moindre sens, qui protège, resserre, et malgré tout transmet un autre sens". Plus que son témoignage direct et conscient, on privilégie ce que le "témoin" dit malgré lui.  Tics de langage, rapprochements pour nous peu-évidents, répétitions, lacunes, classifications, bref, tout ce qui lui était semble-t-il "naturel" mais pour nous si "conventionnel" sert à construire (et non pas à reconstruire) la logique qui commandait cette surface textuelle([79]). Dans "Souvenir d'enfance de Léonard de Vinci"(1910), Sigmund FREUD établit un parallèle entre les écrans qui séparent l'analyste de l'enfance du patient et ceux qui séparent l'historien de l'"enfance", c'est-à-dire du passé de la société qu'il étudie. Aux deux de partir des indices présents, les seuls disponibles, pour reconstituer le passé. Or s'il insiste sur le devoir, le pouvoir de reconstituer le vrai passé, FREUD exclue que patient ou société puissent le faire soi-même.

 

--- L'élargissement de la notion de "source" : "D'autre part le langage fait naître cet autre soupçon: qu'il déborde en quelque sorte sa forme proprment verbale, et qu'il y a bien d'autres choses au monde qui parlent, et qui ne sont pas langage". Images, folie, nature, corps, mort, rites, rixes, tout "parle", tout est à déchiffrer.

 

--- La manipulation des sources. En s'éloignant de l'herméneutique dont parle Foucault, on s'approche - des uns diraient dangereusement - de la violence qui, selon lui, distingue les grands noms du soupçon. Soit l'histoire quantitative: soumettre des sources à la rude épreuve du chiffre est indifférent, par définition, à ce que leurs producteurs pouvaient savoir et comprendre, il aboutit même à une sorte d'"anonymation" des acteurs sociaux([80]).

                                                              

 

MAIS: Le poids du sujet/historien dans l'entreprise historiographique devait s'accroître en corrélation directe avec le recul de l'"internalisme"([81]). Est-il pour autant abandonné? Pas le moins du monde. Il demeure, pour beaucoup, l'horizon auquel il faut toujours aspirer. Car si tout le monde admet le principe de l'extériorité de l'historien, dans la pratique cette position est extrêmement difficile à vivre. Ce qui ne manque pas de produire un discours ambigu, l'historien avouant son extériorité tout en essayant de se positionner "à l'intérieur" de la réalité étudiée - comme s'il s'efforçait de disparaître, de se dissoudre derrière/dans l'objet.

   A ce glissement permanent et peu contrôlé - mais est-il vraiment contrôlable? - il existe tout une gamme de remèdes. L'un consiste à repenser l'horizon reconstitutif en histoire sans en nier les principes, à savoir que, pour reprendre une formule célèbre de Clifford GEERTZ, "The trick is to find out what the  devil they think they are up to": comment penser, comment surtout pratiquer le va-et-vient entre l"expérience-proche" et l'expérience-lointaine"([82]). Il est significatif que dans cet effort de réhabilitation, l'histoire voit en l'anthropologie son modèle.

   Mais toute légitime qu'est cette perspective, toute féconde surtout([83]), ce n'est pas celle qu'on voudrait défendre ici.  Il en existe en effet une de bien plus radicale, qui consiste à aller jusqu'au bout de la logique "externaliste", avec toute la violence qu'une telle attitude implique. Assumer pleinement la position extérieure de l'historien signifie qu'on ne "se laisse pas intimider" par le passe qu'on étudie, qu'on ne cherche pas obstinément, à tout prix d'ancrer les questions qu'on lui pose dans ce passé([84])  et ce, par ce qui n'est paradoxe qu'en apparence, pour mieux le cerner.

 

                                                             

FAIRE,DE L'HANDICAP,UN INSTRUMENT:L'ANACHRONISME METHODOLOGIQUE

 

A l'altérité du passé, répondons par en faire un instrument de découvete. Et si l'anachronisme était déjà, et depuis toujours, le procédé principal et indispensable de la connaissance historique?

   Suivons Thomas HUXLEY, le propagateur du darwinisme([85]). HUXLEY distingue entre sciences prospectives - chimie, physique - où l'explication part de la cause à l'effet, et sciences  rétrospectives - géologie, astronomie,  biologie évolutionniste, histoire -, où l'explication part de l'effet pour remonter  à la cause (on voit l'affinité avec le modèle de Claude BERNARD). Les deux types de science impliquent forcément deux types de causalité. Les sciences prospectives proposent  des explications nécessaires: si A -> B,- alors que les sciences rétrospectives ne peuvent proposer que des explications possibles: si B -> A1 v A2 v... An. Comme signale Yehuda ELKANA, il existent deux paradigmes historiographiques: l'un déterministe, l'Histoire comme une tragédie grecque, l'autre possibiliste, l'histoire comme un théâtre épique, une application de la fameuse formule de Walter BENJAMIN, "Es kann so kommen, aber es kann auch ganz andern kommen"([86]). Pourquoi s'étonner si un point d'arrivée C menait à des "causes" A3, A4 ou...Am? L'anachronisme méthodologique s'apprente ainsi à la pratique possibiliste de l'histoire (voir supra).

   Jorge Luis BORGES développe un argument analogue dans un bref essai de 1951, intitulé "Kafka et ses précurseurs". Après avoir fait une sorte d'inventaire des "précurseurs" de Kafka, BORGES écrit: "Dans chacun de ces morceaux se trouve, à quelque degré, la singularité de Kafka, mais si Kafka n'avait pas écrit, personne ne pourrait s'en apercevoir. A vrai dire, elle n'existerait pas [...] Le fait est que chaque écrivain crée ses précurseurs"([87]). Ou, pour employer un langage moins réaliste, l'historien - ici BORGES - reconstitue, pour son objet, une lignée de précurseurs qui reflète le point où il est situé et, sur un autre niveau, sa conception-même de l'histoire. Et, faut-il le souligner, le choix de KAFKA comme point d'arrivée est à cet égard déterminant.

   Alexandre KOYRE a certes raison de dénoncer l'anachronisme qu'implique toute recherche de "précurseurs": "La notion de  est, pour l'historien, une notion très dangereuse [...] il est évident - ou du moins devrait l'être - que personne ne s'est jamais considéré comme  de quelqu'un d'autre; et n'a pas pu le faire. Ausi, l'envisager comme tel est le meilleur moyen de s'interdire de le comprendre"([88]). Mais ce qui est vrai dans une perspective "internaliste" ne l'est pas dans une perspective qui se veut, au départ au moins, purement "externaliste". Etudier Hieronimus BOSCH comme "précurseur" du surréalisme, par exemple, c'est s'offrir un moyen de plus de le comprendre, précisément à l'aide d'un regard qui lui est par définition étranger. On peut dire que l'angle du "précurseur", comme tout anachronisme, est une démarche comparative "a-réaliste".

   Vu ainsi, l'anachronisme est facilement traduisible en une autre notion, beaucoup mieux cotée en histoire: la "perspective historique"! Car qu'est-ce qu'avoir du "recul" (temporel), sinon de regarder le 14 juillet à travers le 1O août, Thermidor, les Trois Glorieuses, voire 1871 ou 1917??

                 *           *           *

Manquent, pour l'instant, les études qui réponderaient aux exigences d'un anachronisme à la fois militant et systématique - à l'exceptio, peut-être, de la pensée marxiste, si marquée par le XIXe siècle, mais qu'on applique indifféremment au Japon "médiévale" comme à la Grèce antique. Je n'en est trouvé qu'un seul exemple, et très inachevé: le "projet d'Adeline DAUMARD  de construire, à partir du Code des catégories socio-professionnelles de L'I.N.S.E.E., une grille statistique pour les sociétés anciennes: "La classification est aussi un moyen d'investigation: reconstituer les structures du passé en utilisant des normes de classement actuelles, c'est faire une expérimentation, la seule qui soit à la portée de l'historien" ([89]). (Mais voir aussi notre expérimentation sur les sources, infra, "La spécialisation en suspicion".)

                                                              

 

B. L'impact des méthodes quantitatives

Le chiffre est présent dans la description et dans l'analyse du social dès le XVIIe siècle, avec la naissance de l'arithmétique politique en Angleterre et en Allemagne([90]). Au XIXe siècle, cette rencontre a sécrété la "statistique morale". Mais ces travaux, pour les historiens de l'époque si précieux, traitent quasi-exclusivement du présent; tandis que les historiens n'ont jamais été tenté par le quantitatif. Si la rencontre de l'histoire philosophique et de l'histoire "antiquaire" date, selon la thèse d'Arnaldo MOMIGLIANO, de Gibbon([91]), celle de l'histoire et du chiffre n'appartient qu'au XXe siècle.  Depuis une quarantaine d'années, rares sont les historiens qui y échappent.

 En histoire, le quantitatif est devenu la pratique expérimentale par excellence([92]). Dans aucune autre pratique, la structuralisation, la formalisation, la modélisation et la neutralisation de l'intentionnalité ne vont aussi loin. L'histoire quantitative est surtout paradigmatique dans la manipulation des sources (qu'elle se fabrique d'ailleurs le plus souvent). L'arbitraire historien est omniprésent dans toutes les étapes de la méthode. D'abord l'historien définit les critères de la constitution de la série. "Constitution", non pas "re-constitution"; on la voudrait  l'équivalent du groupe mathématique ou de l'espèce zoologique, or la série historique ne pré-existe jamais à sa constitution; car, comme dit Michel FOUCAULT, "où pourraient-ils jamais se rencontrer [les éléments qui la composent], sauf dans la voix immatérielle qui prononce leur énumération, sauf sur la page qui la transcrit"([93]). Ensuite, l'historien applique à la série une grille de variables; la grille produisant, à son tour, des séries historiques - enfants morts en août, conscrits français aux yeux bleus, - illustration parfaite du pouvoir créateur de l'arbitraire historien. Enfin, l'historien procède à une juxtaposition des variables  pour  établir, éventuellement, des corrélations significatives: entre stature et alphabétisation, par exemple, ou entre nombre de portes et fenêtres et nombre de bâtards([94]); et voir supra, "Claude Lévi-Strauss revendique les rapprochements surréalistes".

  Il est difficile à exagérer la rupture épistémologique qu'implique le quantitatif. En sérialisant le passé, celui-ci devient une sorte de matière première. Car même si on retourne au singulier, à l'individu, pour mesurer les écarts, par exemple, l'objectivation, je dirais même la déshumanisation du passé est, à un degré certain, irrémédiable. Dans la phase sérielle, pour les uns provisoire, pour les autres définitive, la société humaine n'a rien qui la différencie d'autres objets que la science observe statistiquement.Donc expérimentalement.

 

MAIS (I): Tout invite l'historien quantitatif à une grande liberté créatrice. Et pourtant, dans sa pratique, il se veut trop souvent "réaliste", pour échapper à l'arbitraire qui lui est  constitutif. Cette constatation ne concerne que très partiellement les disciplines quantitatives traditionnelles, telles la démographie historique ou l'économétrie. On est même allé jusqu'à distinguer entre ce qui "se prêterait" à la quantification, la population, par exemple, et ce qui ne "s'y prêterait pas", la (haute-)culture, par exemple. D'où l'intérêt de la quantification de la culture, dans l'optique qui est la nôtre ici: soumettre l'opéra, Goethe, la sculpture antique aux rudes épreuves du chiffre, c'est leur refuser leur "milieu naturel". La quantification de la culture relève de ce fait à la fois de l'expérimental "normal", la méthode étant entrée "dans les moeurs" historiques, et de l'expérimental "carnavalesque", l'épreuve du chiffre, dénivellatrice par définition, constituant l'estrangement extrême de ce qu'on a l'habitude de regarder comme l'individuel par excellence ([95]). A condition qu'on aille jusqu'au bout de cette logique désautomatisante - qu'on ne "se laisse pas intimider" par la réalité étudiée, et ce, pour mieux, ou autrement la cerner.

                                                             

CONTRE(?)- ILLUSTRATION: LIVRES DANS LA FRANCE DU 18e SIECLE

 

Soit l'ensemble, imposant, d'enquêtes quantitatives consacrées à "la  du royaume de France au 18e siècle" - on aura reconnu le titre de l'article de François FURET([96]). Sous l'impulsion de FURET, et en grande partie sous sa direction, on a soumis à l'exercice du chiffre privilèges, permissions tacites, production éditoriale de province, journaux privés, revues, correspondances, bibliothèques, fonds d'imprimeurs, de libraires([97]). Cet ensemble est unique à la fois par sa quantité et par son homogénéité méthodologique: pratiquement toutes les études postérieures au lancement de l'enquête de FURET en 1963 en adopte la grille des variables (à savoir cinq catégories littéraires). C'est la justification que propose FURET à cette grille qui nous intéresse ici: "Le classement des ouvrages a été établi selon les critères de l'époque. La bibliothèque nationale est riche d'un fonds immense d'inventaires de bibliothèques privées du 18e siècle, où les livres sont répartis dans les cinq grandes catégories du temps: théologie et religion, droit et jurisprudence, histoire, sciences et arts, belles-lettres([98]).

   On voit l'extraordinaire instrument comparatif; on voit aussi l'aspect contestable du "réalisme" de cette classification, comme s'il n'y en avait alors qu'une, et figée; ainsi, Daniel MORNET, étudiant les bibliothèques privées au XVIIIe siècle, propose une grille de dix catégories littéraires([99]).La perspective qui est la nôtre ici permet de soulever un problème d'une nature toute autre: pourquoi ne pratiquer que la classification "contemporaine"? Ou, ce qui serait peut-être une façon plus exacte de poser le problème: pourquoi François FURET, véritable pionnier en quantification de la (haute-)culture, qui, en plus, est allé très loin dans l'expérimentation pure, cherche-t-il une "motivation réaliste" à une démarche qu'il sait a-réaliste par définition? Certes, une grille "contemporaine" a sa place dans l'investigation des séries constituées; elle ne saurait aucunement épuiser les grilles possibles. N'est-ce pas précisément l'avantage du quantitatif, de toute pratique expérimentale, donc décontextualisante, que de poser sur une réalité donnée des regards qui lui sont a priori étrangers?

 

P.S. En dernière analyse, et a posteriori, la grille de FURET (/ROCHE) s'est avérée des plus expérimentales, car appliquée indifféremment aux séries les plus diverses, sans aucun souci  d'ajustement aux champs étudiés. En appliquant une seule grille, artificiellement contemporaine, sur tout ce qui s'imprime et qui se lit au XVIIIe siècle, les divers "consommateurs" de la classification Furet ont fait dans l'expérimental le plus radical - nonobstant la motivation réaliste que Furet lui procure.

                                                            

MAIS (II): On a dit que la viloence expérimentale en histoire s'applique surtout aux habitudes des historiens. Or l'histoire quantitative, peut être parce qu'expérimentale d'emblée - "expérimentale" premier degré s'entend -, tombe trop souvent dans l'automatisme disciplinaire. Des questionnaires, grilles, corrélations croisés dans les études quantitatives, en  démographie historique par exemple, peu dégagent cette dialectique de tenacité et de possibilisme qui devrait caractériser toute expérimentation. Car, on ne le répétera jamais assez, plus qu'il fait violence à l'objet, l'historien expérimental devrait se faire violence.

 

C. La croissance du "marché" historien -> l'histoire comme activité problématique

 

Facteur à première vue secondaire, l'organisation de la recherche historique a été pour beaucoup dans l'objectivation du passé. Comme dans les sciences naturelles, les choix des objets comme ceux des questions se font en grande partie en fonction du "marché historien": travaux déjà existants, espoirs de carrière, commandes de patrons de thèses, questions et approches "à la mode", etc. Certes, les considérations "extérieures" ont toujours existé. Et pourtant. En passant de l'ère artisanale à l'ère industrielle, en intégrant l'université, la corporation historique a intériorisé l'habitus scientifique de la "tache blanche", à savoir qu'on va non pas là où on "désire" aller, mais là où peu sont allés avant -  dans un deuxième temps, on veut aller vers des terrains inexplorés car inexplorés -, ou, plus souvent, va-t-on là où on est invité, plus ou moins gentiment, d'aller([100]). On retrouve ainsi l'idéologie problématique de l'histoire, l'historien comme spécialiste de problèmes - qu'il invente d'ailleurs le plus souvent.

 

  Car depuis une cinquantaine d'années, l'histoire a adopté l'idéal problématique (qu'elle doit en grande partie aux sciences naturelles). Si l'affection joue un rôle dans le choix d'une période, d'un espace, d'un groupe, le centre de gravité s'est déplacé vers les grilles qu'on leur applique. Il est en effet de bon ton de ne pas se définir par rapport à l'objet, mais par rapport aux questions qu'on lui pose. On est "spécialiste" du Paris au XVIIIe siècle, de Turin au XVIIe siècle "par hasard", de la naissance de l'opinion publique, de la mobilité sociale parce que ces questions méritent d'être posées (fragwürdig). Il en résulte forcément une instrumentalisation de l'objet.

 

MAIS: A regarder la discipline historique de près, un lourd doute s'installe. Revues, chaires, colloques, titres, jurys, des classifications pratiquées se dégage une organisation du "champ" qui n'a pas beaucoup de l'idéal problématique. Les historiens continuent de se penser en aires et en ères plutôt qu'en questions et obsessions.

 D'où la formule imaginée pour le groupe d'histoire expérimentale: poser à l'histoire des questions venues d'"ailleurs", poser historiquement des questions que la répartition des tâches a traditionnellement abandonnées à d'autres: à la philosophie, au roman, à l'éthique; il s'agira donc, là aussi, de répondre au défi d'Aristote, savoir que "la poésie est plus philosophique et plus noble que l'histoire". La première tentative illustre parfaitement cette ambition. On a invité des historiens à travailler sur la métaphore; métaphores d'historiens comme métaphores d'acteurs historiques, mais aussi métaphores d'anthropologues, mais aussi métaphores de romanciers. C'est dans ce même esprit que s'inscrivent nos prochains projets: "Possible", "Utopie appliquée", "Musil/Kafka", "Fétichisme/Nietzsche", "Style" - une autre façon de repenser l'interdisciplinarité.

                                                            

ILLUSTRATION: La spécialisation en suspicion

 

On a soumis à une douzaine d'historiens des sources qui leur sont étrangères, voire étranges, à chacun d'y trouver une entrée. Faute de s'entendre sur une source "brute" - l'expérimentation aurait été alors bien plus tranchante -, on a opté pour les autobiographies de saint Ignace de Loyola et de Glückel von Hameln, dont personne, parmi les douze, ne pouvait se dire "spécialiste", i.e. s'ériger en autorité érudite et méthodologique en histoire religieuse européenne au XVIe siècle, ou en histoire juive de l'Allemagne au XVIIe siècle. L'impossibilité de faire appel à des automatismes disciplinaires, espérions-nous, aurait la double conséquence, d'abord, d'autrement interroger ces documents souvent travaillés, ensuite, de mieux (se) définir ces automatismes-mêmes. Si l'expérience s'est soldée par un semi-échec, c'est qu'on a tous eu le plus grand mal de jouer le jeu. La légitimité-même de l'expérience fut alors fortement mise en cause: hors de leur aire/ère culturelle et de leur approches de prédilection, les uns se sentaient mal à l'aise, donc paralysés, les autres dillettantes, donc guère sérieux, les autres encore trop "expérimentaux", donc accusés de gratuité.

                                                            

 

Mais de quoi se spécialise-t-on en histoire, en sciences sociales en général, de quoi surtout devrait-on se spécialiser? Il appartiendra à l'histoire expérimentale d'apporter dans un jour proche, l'urgence se faisant déjà trop sentir, les premières pièces à verser à ce dossier.

 

 

 

L'HISTOIRE: PRODUIRE DU BEAU AVEC DU REEL REVOLU...

 

Le Beau, selon Kant, est le plus d'unité de la plus grande variété; ou, dans le langage de Nietzsche: mettre de l'odre dans le chaos; ou encore Huizinga: "Le jeu crée de l'ordre, il est ordre. Il réalise, dans l'imperfection du monde et la confusion de la vie,une perfection temporaire et limitée"([101]).

   Des sciences sociales, l'histoire, curieusement, a affaire avec la matière qui se prête le mieux, à l'expérimentation en premier lieu, à la production de cohérence en deuxième. Donc au jeu, très sérieux, de la production du Beau. Vu le caractère constitutivement hétérogène du réel, donc le caractère constitutivement artificiel de la cohérence, la vraie question qui se pose est celle de la résistance du réel à son homogénéisation, même très partielle. En sociologie, en éthonologie, en linguistique, en socio-économie, en d'autres disciplines aussi, les acteurs peuvent, et le plus souvent pratiquent l'obstruction active à toute tentative de cohérence, perçue comme une violence, comme une trahison envers la richesse infinie de leur réel; sans parler des tensions inévitables entre les acquis du sociologue, du linguiste, et ce qu'il ne peut pas ne pas vivre comme un appauvrissement extrême de ses propres expériences.

                                                              

ILLUSTRATION: APPAUVRIR LE REEL POUR AUTREMENT  LE (SE) CERNER

 

On l'a souvent dit: sans l'Histoire des Francs de Grégoire de Tours, point de VIe siècle "français", point de Mérovingiens; sans l'Histoire ecclésiastique du peuple anglais de Bède le Vénérable, point de VIIe siècle "anglais"; sans évoquer Hérodote, Thucydide, Flavius Joseph, qui ont littéralement sauvé des périodes entières, sinon de l'oubli, du moins du désordre (qui est pire). Et si on décidait que, pour le XVIIIe siècle français, une période des plus richement documentées, on ne disposerait que de la Chronique de la Régence et du règne de Louis XV (1718-1763) de Edmond Barbier et du Tableau de Paris de Louis-Sébastien Mercier. Autrement dit, et comme dans le cas de Grégoire et de Bède, ces deux ouvrages constitueraient la seule source structurante de tout le reste,chaque élément "découvert" devant intégrer la cohérence de l'époque dont ils seraient les uniques détenteurs.

                                                              

    Face à ses collègues, l'historien a ce curieux avantage - qu'il a longtemps partagé avec l'anthropologue - que ses "victimes" ne peuvent pas se défendre... Le réel irrévocablement révolu devient langage; et, contre l'historien, les acteurs historiques ne peuvent pas plus protester que les mots contre le poète. La résistance, si résistance il y a, ne peut venir que du même niveau: ses pairs historiens dans le premier cas, les sujets parlants dans le deuxième. Ce qu'on se plaît d'appeler "perspective historique" se résume en effet à cette passivité du matériau.

                                                            

LE PASSE COMME VICTIME PASSIVE (MAX NORDAU)

 

"Chaque fois qu'un historien se risque à aborder les temps contemporains ou un passé à peine disparu, aussitôt s'élèvent contre lui des protestations passionnées qui ne sont cependnat pas toutes inspirées par l'esprit de parti, et une avalanche de rectifications s'abat sur lui qui n'ont pas toutes non plus pour but d'obscurcir une vérité [...] Il est vrai, sans doute, que ni Grote, ni Mommsen, ni Maspéro ne déchaînent de semblables tempêtes de protestations. Tout au plus, de temps en temps, surgit facétieusement une inscription inattendue qui fait écrouler des pages et même des chapitres entiers de leur récit comme un château de cartes. Alcibiade et Thémistocle, Marius et Sylla, Ramsès et Psammétik gardent évidemment le silence, quoi qu'on dise d'eux. Ils ont de bonnes raisons à cela. Mais s'ils pouvaient nous faire connaître leurs avis, ils se reconnaîtraient aussi difficilement que les vivants dans les portraits que les historiens ont tracés d'"eux"([102]).

                                                            

  Contrairement à l'idée reçue, l'histoire contemporaine ne doit pas ses "faiblesses" à ceux qui la pratiquent, mais à ceux qui la "consomment". Il est faux de dire qu'on ne peut être à la fois acteur et observateur; la réalité quotidienne le dément. La vérité est qu'on ne peut faire adhérer les acteurs à des cohérences que leur observation dément quotidiennement.

                            

 

 

... ET LES RESTRICTIONS ETHIQUES QU'ON S'IMPOSE

 

Parler de "matière première" n'implique nullement de mettre réalité entre guillemets ou parenthèses, ni d'une quelconque "dé-référentialisation" de l'histoire, bien au contraire. La question, la vraie, est: Qu'est-ce qu'on peut, qu'est-ce qu'on doit faire subir à cette réalité sans guillemets? C'est la question du respect ou de l'irrespect du passé. Or, pour revendiquer l'irrespect du passé, il faut, d'abord, qu'il existe!

 

   Et il arrive qu'un passé "force le respect", qui résiste à l'expérimentation, pour des raisons tout d'abord éthiques. Soit deux cas exemplaires, et qui se rejoignent:

- La tension, par lui cruellement ressentie, entre le Pierre Vidal-Naquet historien de la Grèce antique, et le Pierre Vidal-Naquet historien de la torture en Algérie puis du "révisionnisme". D'un côté, un historien hautement expérimental, qui applique, avec maîtrise et audace un structuralisme lévi-straussien, certes humanisé, à l'antiquité - qui n'hésite point à faire violence à l'objet qu'il crée d'ailleurs lui-même: cela donne cette oeuvre majeure qu'est Le Chasseur noir([103]); de l'autre côté, un historien qui, selon ses propres termes, "s'était acharné à établir des faits, des faits vérifiables et pourtant déniés", comme il écrit dans un examen de conscience en forme de dialogue posthume avec Michel de Certeau([104]). Entre les deux, comment le nier, la question de ce qu'on peut faire, et faire dire, aux acteurs historiques - courageusement illustrée par  "Les assassins de la mémoire", texte sur l'hollocauste qui commence par un précédent antique, l'extermination des Hilotes par les Spartiates([105])).

 

- La confrontation entre deux anthropologues, un blanc, Colin TURNBULL, l'autre noir, Joseph TOWLES, les deux "spécialistes" des Iks, et ce à propos du livre de Turnbull: Les Iks. Survivre par la cruauté([106]). C'est une société qui, poussée par des conditions de vie extrêmement dûres, développe des comportements que la morale "judéo-chrétienne" qualifie de cruels, voire sadiques. La question posée aux deux anthropologues: "Comment rester objectif face à l'insoutenable?" Turnbull: "Le grand avantage des Iks, c'est que leur situation est tellement étrange pour nous que nous sommes contraints d'aller plus en profondeur, de dépasser le stade émotionnel du jugement"; Towles: "Parce que je suis noir et parce que c'était mon premier séjour en Afrique, je me suis senti très concerné par leurs souffrances. C'est-à-dire que pour moi ils souffraient réellement, et tout ce qui permettait de les aider était une bonne chose".Et faire l'anthropologie de terrain du nazisme? Turnbull: "Le problème pour moi est parallèle à celui que Joseph Towles a rencontré en Afrique: d'une certaine façon, chez les nazis je serais dans une culture similaire à la mienne, la culture occidentale, pour schématiser. Et donc la tentation d'utiliser mes propres valeurs serait très grande, mais ce serait aussitôt me limiter". Towles: "Il est temps que les anthropologues reconnaissent que la recherche stricteemnt objective et empirique, si elle est possible, désavantage l'ethnographe"; Jean Malaurie: "il serait, à cet égard, un nouveau serment d'Hyppocrate à faire souscrire aux scientifiques".

 

  Pour qui tout passé force le respect ("il faut respecter les morts"), pour qui il n'y a pas de différence qualitative, pour nous historiens du XXe siècle, entre Hilotes et Juifs, pour qui l'étrangeté de l'Autre n'est qu'alibi pour le manipuler à notre guise([107]) - toutes positions éthiques défendables, et voir, paradoxalement, la pensée de Martin Heidegger, qui préconise l'effacement du soi devant l'Etre -, l'expérimental, dans sa forme radicale, est définitivement exclu. Et si on a forcé les traits de l'opposant, c'est que l'histoire expérimentale, comme toute démarche, a besoin de son autre.

 

 

UNE HISTOIRE REFLEXIVE -> UNE HISTOIRE NARCISSIQUE?

 

Mieux, ou autrement connaître le passé. "Le" connaître, ou "se" connaître? Quel est en effet l'objet final de l'histoire expérimentale? Quel est la place du "je" - pris dans le sens large du terme - historien dans ce projet? Car si on parle de "matière première", à propos du passé étudié, si on appelle à son irrespect, il s'avère improbable de lui accorder une priorité dans le processus d'intelligibilité engagé par l'historien expérimental. Cette question, lancée par Nietzsche dans un essai superbement ignoré par les historiens: De l'utilité et de l'inconvénient des études historiques pour la vie (1874); mais que tout historien est néanmoins condamné à affronter un jour ou l'autre - l'autre, si possible -, sans aucunement résoudre: les écrits de Moses I. Finley, en particulier celui ayant pour titre Use and Abuse of the History!, en sont un illustre témoignage, comme l'est l'ensemble de l'oeuvre de Michel Foucault (ailleurs, j'ai même suggéré que Foucault, pour imposer ses convictions si d'actualité sur le système pénitentiaire, est allé jusqu'à manipuler les sources du XIXe siècle([108])). Cette question, pourquoi l'histoire? et pour qui?, dépasse le cadre de ce manifeste. Soit donc dit ici, sans ambiguité, que l'histoire expérimentale privilégie "se" à "le" connaître; on l'a dit réflexive, serait-elle narcissique...

 

 

 

ET LE LECTEUR?([109])

 

Car jusqu'ici, on a présupposé, pour l'historien, un destinataire neutre; ou, ce qui revient au même, un destinataire qui ressemble parfaitement à l'historien-destinateur..."Heureusement", devrait-on dire,la communication historienne est bien plus complexe. Qui plus est, on ne peut pas définir la source comme une mise en discours de représentations destinée à produire des effets (Cf. supra), tout en excluant la production historique de cette définition. Pour produire du "vrai", du "réel", du "sens", du "vraisemblance", de la "causalité", de la "cohérence", l'historien joue avec les habitudes d'adhésion au "vrai", au "réel", etc([110]), selon le principe des horizons d'attente différentiés. Plus important peut-être: l'historien lui-même ne participe que partiellement d'un seul mode d'adhésion. Ce qui implique que son écriture, et avant elle, plus décisive, sa recherche, sont commandées par des rhétoriques différentielles, parfois convergentes, le plus souvent difficilement conciliables.

   Mon propos ici n'est point d'entrer dans ce territoire miné de la rhétorique historique([111]). Mais en entendant par structures rhétoriques des instruments de production de cohérence/de vraisemblance, on ne dit rien d'autre qu'il n'y a pas de science sans rhétorique([112]).

  

   Il serait temps d'explorer ces horizons. La référence à l'art d'avant-garde s'impose, où tout tir expérimental est orienté vers le public, les publics. Qu'il s'agisse du IIe Tome de Don Quichotte, de Tristram Shandy, de  Brume, des Demoiselles d'Avignon, de Pierrot le fou, les oeuvres expérimentales se caractérisent par leur façon de repenser les rapports avec le public, de réinventer leur public. D'autres artistes, tels Dostoïevski, Chaplin, Hitchcock, ont construit leurs oeuvres sur l'hétérogénéité du public, sur la coexistence de niveaux de "lecture" non-compatibles. La "participation différentielle", donc toujours partielle, des lecteurs/auditeurs/spectateurs étant la seule véritable forme de communication - on n'arrivera jamais à "tout" comprendre; comme si ce "tout" existait([113]). Ne serait-ce pas une piste envisageable pour l'historien, que d'assumer, dans son propre travail de chercheur et de communicateur, l'inexistence de rhétorique neutre et unifiée de l'histoire? Ce qui implique l'intériorisation de cet hétérogénéité; et, dans un deuxième temps, sa manipulation, pourquoi pas, celle-ci a des qualités heuristiques indéniables([114]).

 

 

 


 



([1]) Friedrich NIETZSCHE, Le gai savoir ("La gaya scienza"), Fragments posthumes (Eté 1881-Eté 1882), Paris, Gallimard, 1982, §355, pp.255-256.

([2]) Aristote, La Poétique, traduite et annotée par R. DUPONT-ROC & J. LALLOT, Préface T. TODOROV, Paris, Seuil, 1980, p.65.

(2) Pour un aperçu utile de cette problématique, voir François HARTOG, L'histoire au XIXe siècle: Le cas Fustel, Paris, P.U.F., 1988 (en particulier le deuxième chapitre: "Les infortunes de la méthode").

(3) Claude BERNARD, Introduction à l'étude de la médecine expérimentale, Paris, Flammarion, "Champs", 1984(1865), pp.33-93, en particulier "De l'observateur et de l'expérimentateur; des sciences d'observation et d'expérimentation"(pp.44-49).

([5]) Johan-Gustav DROYSEN, Historik, ed. R. Hübner, 1935 (1882), p.316, cité et analysé par Hans-Georg GADAMER, Truth and Method, traduction de G. Barden & J. Cumming, New York, The Seabury Press, 1975 (1960), pp.190-192. Pour des idées  assez proches, voir Marc FERRO, L'Histoire sous surveillance, Paris, Calman-Lévy, 1985, pp.126-142.

([6]) Sur l'absence irrémédiable de l'objet historique, voir le point de vue de Krzystof POMIAN, "Entre le visible et l'invisible: la collection", Collectionneurs, amateurs et curieux; Paris, Venise: XVIe-XVIIIe siècle, Paris, Gallimard, 1987 (1978), pp.15-59.

([7]) C. Bernard, op.cit., p.45.

([8])  Ibidem, p.49. Voir aussi Ilya PRIGOGINE & Isabelle STENGERS, La nouvelle alliance: Métamorphose de la science, Paris, Gallimard, 1979, p.11: "C'est là une entreprise systématique qui revient à provoquer la nature, à lui faire dire de manière non ambiguë si elle obéit ou non à une théorie".

([9]) Ce qui signifie qu'une forte, inhabituelle contextualisation est une forme de décontextualisation. Le microscope d'un côté, le télescope de l'autre sont là pour le rappeler.

([10]) Robert Fogel, Railroads and American Economic Growth: Essays in Econometric History, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 1964. Le dossier de cette méthode est immense, qu'une absence de formation statistique m'empâche de maîtriser; revoyons ici à la présentation de Jean Heffer, in La nouvelle histoire économique. Exposés de méthodologie, Sous la direction de Ralph Andreano, Paris, Gallimard, 1977 (1970).

([11]) Pierre BOURDIEU, Jean-Claude Passeron & Jean-Claude CHAMBOREDON, Le métier du sociologue, Paris, Mouton/Bordas, 1968, pp.77-78.

([12]) Je remercie Jérôme LINDON pour m'avoir signalé cette devise.

([13]) Sur le rapprochement entre les Formalistes et l'avant-garde, voir Renato POGGIOLI, The Theory of Avant-Garde, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1968(1962); et surtout Le Formalisme et le Futurisme russes devant le Marxisme, Traduction, commentaires et préfaces de Gérard Conio, Lausanne, L'Age d'Homme, 1975 (1924!). Sur les Formalistes, le livre de Viktor EHRLICH, Russian Formalism: History and Doctrine, La Haye, Mouton, 1955, reste toujours utile; un article fondamental: Peter STEINER, "Three Metaphors of Russian Formalism", Poetics Today, Volume 2, N° 1b (Winter 1980/81), pp.59-116.

([14]) In Théorie de la littérature, Textes des Formalistes russes (réunis, présentés et traduits par Tzvetan Todorov, Préface Roman JAKOBSON,) Paris, Seuil, "Tel Quel", 1965(1925), pp. 76-97 (les citations sont pp. 83 et 84 ).

([15]) Cf. Hayden White, qui établit une lignée de l'"estrangement", de Novalis à Nietzsche à Foucault, "Foucault Decoded: Notes from Underground", in Tropics of Discourse. Essays in Cultural Criticism, Baltimore, Johns Hopkins U.P., 1978 (1973).

([16]) Samuel T. Coleridge qui rapporte ses conversations avec Willima Wordsworth en 1797-1798, Biographia Literaria, or Biographical Skeletons of my Literary Life and Opinions, Chapitre XIV, in Collected Works, Princeton U.P. & Routledge & Kegan Paul, 1983 (1817), pp.6-7..

([17]) Sur cette expérimentation et ses répercussions diverses, voir mon livre, Le Temps découpé (titre provisoire, à paraître), en particulier "...et la Révolution  - entre autres - le siècle".

([18]) François HARTOG, Le miroir d'Hérodote, op.cit., "La comparaison et l'analogie", pp.237-242 (la citation, p.241).

([19]) Michel FOUCAULT, Les mots et les choses, Paris, Galli- mard, 1966, p.36.

([20]) Pierre BOURDIEU, La Distinction: Critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979, p.55. Etre conscient des pièges n'implique évidemment pas le refus de la comparaison, bien au contraire; voir Pierre BOURDIEU, Jean-Claude PASSERON & Jean-Claude CHAMBOREDON, Le métier du sociologue, op.cit., pp.71-80 et 246-264.

([21]) In Revue de Synthèse historique, Tome 46 (décembre 1928), pp.15-50, repris dans BLOCH, Mélanges historiques, Tome I, Paris, EHESS, pp.16-40 ( la citation y est p.19).

([22]) Ibidem, p.18.

([23])Marc BLOCH, "Comparaison", Bulletin du Centre international de Synthèse, N° 9 (juin 193O), pp.31-39. Sur l'histoire comparative de BLOCH, voir le dossier publié dans l'American Historical Review, Volume 85 (octobre 1985), pp.828-857, qui comporte un article d'Arlette & Boyd H. HILL, des réponses de W.H. SEWEL Jr. et de S.L. THRUPP, et une réplique des HILL; de même que l'article de SEWEL, "Marc Bloch and Comparative History", History and Theory, VI (1967), pp.208-218. Voir aussi l'introduction que Jacques LE GOFF a écrite pour la réédition des Rois thaumaturges, Paris, Gallimard, 1983.

([24]) Il est fait ici allusion à la conférence tenue par Carlo GINZBURG à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales en janvier 1985. Conférence qu'on peut interpréter comme une véhémente critique de la notion d'"influence", mais aussi comme une expérimentation du comparatisme.

([25]) Claude Levi-Strauss, "Une peinture méditative", in Le regard éloigné, Paris,Plon,1983, pp.327-331(citation pp.327-8).

([26]) Claude Bernard, Introduction à l'étude de la médecine expérimentale, op.cit., pp.50-51.

([27]) Hervé Le Bras, "Regarder dans les yeux", Histoire & Mesure, Vol II, N°2 (1987), pp.117-128.

([28]) Voir Renato Poggioli, The Theory of Avant-Garde, op.cit., et Matei Calinescu, Faces of Modernity: Avant-Garde, Decadence, Kitsch, Bloomington, Indiana U.P.,1977.

([29]) Ian MUKAROVSKY, Aesthetic Function, Norm and Value as Social Facts, Traduction du tchèque par M.E. SUINO, Ann Harbor, 1970(1935). Voir, sur cette "fallacy", mon article, "The Culinary Character of Cinematic Language", Semiotica 58-1/2 (1986), pp.83-99.

([30]) Thomas S. KUHN, The Structure of Scientific Revolutions, Chicago University Press, 1962, 1970; et Imre Lakatos & Alan Musgrave, Eds., Criticism and the Growth of Knowledge, où de nombreux philosophes, dont POPPER, LAKATOS, FEYERABEND, WATKINS et MASTERMAN contestent l'existence et/ou la légitimité d'une science "normale".

([31]) Titre d'un article important de Yehuda ELKANA,

([32]) Michel Foucault, "Nietzsche, Freud, Marx", in Nietzsche. Colloque de Royaumont, 4-8 juillet 1964, Paris, Minuit, 1967, pp.183-192 (citations p.192).

([33]) Ceci a été surtout reproché à Hayden WHITE, Metahistory: The Historical Imagination of the Nineteenth Century, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1973, et Tropics of Discourse. Essays in Cultural Criticism, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1978. Je diffère  de l'approche de WHITE, sur un point important: les structures rhétoriques sont à rechercher, non pas, ou qu'accessoirement, dans le texte achevé, mais plutôt dans la recherche-même. Voir Gerald HOLTON, Thematic Origins of Scientific Thought, op.cit.

([34]) Cité par François JACOB, La statue intérieure, Paris, Odile Jacob/Seuil, 1986, p.263.

([35]) Il s'agirait aussi de réfléchir sur la "rhétorique" du livre; voir l'article, insolite, de Hans KELLNER, "Disorderly Conduct: Braudel's Mediterranean Satire", History and Theory, VIII, N°2 (1979), pp.197-222.

([36]) Voir, à titre d'exemple, Herman G. GUTMAN, Slavery and the Numbers Game: A Critique of "Time on the Cross", Urbana, University of Illinois Press, 1975; P.A. David, H.G. Gutman, R. Sutch, P. Temin & G. Wright, Intro. K.M. Stampp, Reckoning with Slavery. A Critical Study of the Quantitative History of American Negro Slavery, N.Y., Oxford U.P., 1976.

([37]) Projet que Roger CHARTIER a présenté dans son séminaire de l'EHESS en 1987, et conçu en trois temps: relire, refaire, repenser.

([38]) Friedrich Nietzsche, Fragments posthumes, 1881, op.cit., § 11(24).

([39]) Adin STEINSALZ, Introduction au Talmud, Paris, Albin Michel, 1987(1976), p.268.

([40]) Marc BLOCH, Apologie pour l'histoire ou métier d'historien, Paris, Préface G. DUBY, A. Colin,1974 (1942), pp.21,23.

([41]) Viktor CHKLOVSKI, "Le roman parodique: Tristram Shandy de Sterne", et "Comment est fait Don Quichotte", le premier roman, et déjà la meilleure parodie du genre romanesque,  Sur la théorie de la prose, Moscou, 1925, trad. Guy VERRET, Lausanne, Age d'Homme, 1973, respectivement pp.211-244 et 107-146.

([42]) In "Les apprentis sorciers. Compte rendu de la discussion qui eut lieu à Moscou, le 14 avril 1935[...], avec, entre autres, Nemirovitch-Dantchenko, Tretiakov, Stanislavski, Meyerhold, Eisenstein, Craig, Piscator, Brecht, Alf Sjöberg,  Une reconstruction de Lars KLEBERG, in Lettre internationale, Ete 1988, pp.62-68 (citations p.66).

([43]) Paris, Hachette, "Livre de poche", 1986 (1978), p.157; culte de la gratuité fut le programme de l'OULIPO (OUvroir de LIttérature POtentielle), où Perec était une figure central.

([44]) Paris, Collège de France, 1968 (3 novembre 1967), p.31 (autre référence de Nietzsche p.30).

([45]) Paul FEYERABEND, Against Method. Outline of an Anarchistic Theory of Knowledge, Londres, Verso, 1987(1975), p.21.

([46])  Johan HUIZINGA, Homo ludens. Essai sur la fonction soicale du jeu. Paris, Gallimard, "Tel", 1988(1938). Voir aussi Hans-Georg GADAMER, Truth and Method, op.cit., en particulier "Le jeu comme clef de l'explication ontologique", pp. 91-119.

([47]) Paul FEYERABEND, "Consolations for the Specialists", in Imre LAKATOS & Alan MUSGRAVE, Eds., Criticism and the Growth of Knowledge, Cambridge University Press, 1970(1965), pp.197-230.

([48]) Cité par Huizinga, Homo Ludens, p.31-32.

([49]) Ibidem., p.52.

([50]) Robert MUSIL, L'Homme sans qualités, traduction française Ph. JACCOTTET, Paris, Seuil, 1982 (1930), Tome I, p.328.

([51]) Je développe cette idée, pour moi capitale, dans une étude intitulée "Du possible en histoire: le cas du Calendrier républicain", à paraître.

([52]) FOGEL, Railroads..., op.cit., p.10. Sur la rhétorique, très spéciale, de ce livre, voir N. McCLOSKEY, "The Problem of Audience in Historical Economics: Theoretical Thoughts on a Text by Robert Fogel", History and Theory, XXIV (1985), pp.1-22.

([53]) Jean HEFFER, "Le dossier de la question", op.cit., p.70; voir aussi Lance E. Davis,"; Une critique de la nouvelle histoire économique", in La nouvelle histoire économique, op.cit., (1967), en particulier pp.195-201, où il écrit: "La différence entre l'école  et la  école réside dans l'emploi explicite et non pas dans une innovation que présenterait le raisonnement contrefactuel"(p.195). Selon Max WEBER, il n'y a pas de pensée sur la causalité sans le SI. Cf. "Possibilité objective et causalité adéquate en histoire", in Essais sur la théorie de la science, op.cit., pp.290-323.

([54]) L. Sérizier, Le Voltaire du 4 mai 1886, cité par Keith G. Millward, L'oeuvre de Pierre Loti et l'esprit "fin-de-siècle", Paris, Nizet, 1955, p.15. (et voir "Essai de définition du terme , pp.11-36).

([55]) Prosperi ADRIANO & Carlo GINZBURG parlent de "systé- matiser le hasard", dans Giochi di pazienza. Un seminario sul "Beneficio di Christo, Turin, Einaudi, 1975.

([56]) I. PRIGOGINE & I. STENGERS, La nouvelle alliance, op.cit., p.51.

([57]) Charles-V. LANGLOIS & Charles SEIGNOBOS, Introduction aux études historiques, Paris, Hachette, 1898, p.220.

([58]) John LANGE, "The Argument from Silence", History and Theory, V (1966), pp.288- 301. Il est d'ailleurs tout à fait significatif que LANGE rapproche cette démarche à l'analyse contrefactuelle. Sur l'argumenti negantis, voir aussi Astrid Witschi-Bernz, "Main Trends in Historical-Method Literature: Sixteenth to Eighteenth Centuries", in Bibliography of Works in the Philosophy of History 1500-1800, History and Theory, Beiheft 12, 1972, p.65.

([59]) Je me réfère ici à une conférence que Michael BAXANDALL a tenue à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, Paris, en janvier 1985, dans le cadre d'une table ronde sur l'histoire sociale de l'art (à ma connaissance non encore publiée). Sur sa critique de la notion d'influence, voir "Excursus against influence", Patterns of Intention: On the Historical Explanation of Pictures, Yale University Press, 1985, pp.58-62.

([60]) Daniel MILO, "L'An Mil: Un problème d'historiographie moderne", à paraître dans History and Theory.

([61]) L'aigle: Chronique politique d'un emblème, Paris, cerf, 1985, pp.11-37; les citations sont pp. 17 et 37.

([62]) Poétique, § 9, loc.cit.

([63]) Paris, 1902, pp.168-169.

([64]) Leopold von RANKE, Geschichte der romanischen und germanischen Völker von 1494 bis 1514, 1824, p. vii.

([65]) Joseph de MAISTRE, Considérations  sur la France, Londres, 1797 (Ed. Garnier, Paris, 1980, p.67); Prosper de Barante, Tableau littéraire de la France au Dix-huitième siècle, Préface de l'édition de 1822, p.23. Numa-Denis FUSTEL de COULANGES, Histoire des institutions politiques de l'ancienne France, Paris, Hachette, 1875, Tome I, p.2.

([66]) Voir les critiques de Jacques LEONARD, "L'historien et le philosophe", in Michelle PERROT (sous la direction de), L'impossible prison: Recherches sur le système pénitentiaire au XIXe siècle, Paris, Seuil, 198O: "Observons qu'il fait une consommation énorme et significative de verbes pronominaux ou réfléchis [tels se formuler, se constituer, s'investir, s'articuler, s'exprimer...], et du pronom "on" [...] Il y aurait donc une machination savante, mais obstinément impersonnelle ou abstraite"(pp. 14-16).

([67]) Je compte y revenir, pour démontrer que seul le modèle d'ELIAS, et dans cette lecture quasi-déterministe, pourrait expliquer, d'un côté le renforcement du pouvoir royal - absolutiste! - sous le règne de Jacques Ier et de Charles Ier (Lawrence STONE décrit dans The Crisis of the Aristocracy, 1558-1641, Oxford University Press, 1965); de l'autre, le cas, selon moi diamétralement opposé, de l'empereur Frédéric II,  magistralement analysé par Ernst H. KANTOROWICZ dans L'Empereur Frédéric II 1194-125O, Paris, Gallimard, 1987 (1927). Ici, un monarque "fort" applique tous les ingrédients du modèle absolutiste, et cela dès le XIIIe siècle; mais sa mort survenue, le formidable édifice par lui construit se défait en quelques mois; comme si les temps n'étaient pas encore "mûrs" pour ce type d'expérience...

([68]) Nuançons: on devrait "dater" le début de ce glissement dès la célèbre formule de Friedrich SCHLEIRMACHER (vers 1828), selon laquelle l'objectif de l'herméneutique est de comprendre un auteur mieux qu'il s'est compris lui-même; comme dit H.G. GADAMER, "cette formule a été respectée depuis et c'est dans son interprétation changeante qu'on peut lire toute l'histoire de l'herméneutique moderne", Truth and Method, op.cit., pp.168f. Faut-il d'ailleurs insister sur le rôle décisif qu'a eu l'étape freudienne dans cette histoire? Je verrais toutefois une différence qualitative entre "mieux comprendre l'auteur", où le dépassement de l'intentionnalité n'est qu'un instrument, et "mieux comprendre le texte", où la neutralisation de l'intentionnalité est un principe régulateur (à l'instar du Contre Sainte-Beuve de Marcel PROUST). Il existe une littérature abondante sur le problème de l'intentionnalité, en philosophie de la langue en général, en théorie littéraire en particulier. Je me contente de renvoyer à l'article classique de W.K. WIMSATT & M.C. BEARDSLEY, "The Intentional Fallacy", The Swanee Review, LIV (1946), pp.468-488; et à E.D. HIRSCH, Validity in Interpretation, New Haven, Yale University Press, 1967, qui adopte le postulat opposé. Quant au concept d'"auteur implicite", il a été proposé par Wayne C. BOOTH in The Rhetoric of Fiction, Chicago University Press, 1961; concept qui a son répondant dans le "lecteur idéal", que pratique l'école de Tel Aviv (voir les travaux de Benjamin HRUSHOVSKY, Meir STERNBERG et Menachem PERRY), et dans le "super-lecteur" de Michel RIFATERRE.

([69]) A titre anecdotique, on pourrait citer Max NORDAU qui écrit: "Le bon plaisir de l'historien, ou disons sa personnalité, joue le rôle déterminant dans le choix, la délimitation et la composition de son sujet. Et comme celui-ci, si l'on croit la définition des historiens de métier, est l'histoire elle-même, nous en arrivons ainsi à cette conséquence aussi logique que plaisante que c'est, en fait, l'historien qui fait l'histoire. Pas les héros, pas les peuples, l'historien. Quel grand homme tout de même que cet historien."

([70]) Sur cette problématique, voir Gerald HOLTON, Thematic Origins of Scientific Thought: Kepler to Einstein, Harvard University Press, 1973, où il développe l'idée de l'existence de thêmata antinomiques, tels simplicité/complexité, continuité/discontinuité, qui servent à la fois de contraintes et de catalyseurs dans la recherche et dans la théorisation. Voir aussi Yehuda ELKANA, "A Programmatic Attempt at an Anthropology of Knowledge", in E. MENDELSON & Y. ELKANA, eds., Sciences and Cultures, Dordrecht, Reidel, 1981, pp.1-76; Elkana propose de distinguer entre "corps du savoir" et "images du savoir", ces dernières déterminant, en premier abord, ce qui est "scientifiquement pertinent" et ce qui ne l'est pas, comme la "contingence" ici.

([71]) Sur les conséquences d'appauvrissement qu'implique le quantitatif, voir Michel de CERTEAU, "L'histoire, science et fiction",Le Genre humain, 7-8 (printemps-été 1983), pp.147-169.

([72]) Max WEBER, Essais sur la théorie de la science, traduits et introduits par Julien FREUND, Paris, Plon, 1965; en particulier "L'objectivité de la connaissance dans les sciences et la politique sociales"(1904) - les paginations renvoient à ce texte programmatif - et "Etudes critiques pour servir à la logique des sciences de la culture"(1906); et Economie et société, Tome I, traduit par J. Freund, Paris, Plon, 1971 (1925, posthume). De l'immense bibliographie sur Weber, je renverrais à Thomas BURGER, Max Weber's Theory of Concept Formation. History, Laws, and Ideal Types, Durham, North Carolina, Duke University Press, 1976, et Lowell L. BENNION, Max Weber's Methodology, Thèse de doctorat de l'Université de Strasbourg, Paris, 1933. Je tiens à remercier Diogo Ramado CURTO pour m'avoir signaler l'aspect "expérimental" de la pensée de Max Weber.

([73]) Economie et société, op.cit., chap 1, § 1.

([74]) Ibid,

([75]) Rares sont en effet les pensées qui ont été autant trahies comme celle de Max Weber. Il faut pourtant admettre que la pratique idéaltypique de Weber lui même y est pour beaucoup. Pourquoi ne pas considérer la théorie de l'idéaltype comme une sorte de "méta-idéaltype", dont l'utilité passe par son écart de la pratique historique elle même - par son caractère "utopique", "iréel"?

([76]) Friedrich NIETZSCHE, La gaie science, op.cit., § 83, "Les traductions", p.110.

([77]) Erwin PANOFSKY, Renaissance and Renascences in Western Art, Stockholm, 196O.

([78]) Marc BLOCH, La société féodale, Paris, Albin Michel, 1939, p.118; un jugement nuancé depuis par Jacques LE GOFF, La Civilisation de l'Occident médiéval, Paris, Flammarion, 1982(1964), pp.148-151. Voir aussi David S. LANDES, L'heure qu'il est. Les horloges, la mesure du temps et la formation du monde moderne, Paris, Gallimard, 1987(1983), où l'on apprend que cette "indifférence" était toute relative, quand comparée à celle des civilisations non-occidentales.

([78]) Pierre VIDAL-NAQUET, Le chasseur noir, Paris, Minuit, 1983(1967), p.322; un sentiment qu'illustre le titre du livre de Paul VEYNE, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes?, Paris, Seuil/Travaux, 1983.

([78]) Surtout dans L'Ecriture de l'histoire, Paris, Gallimard, 1975.

([78]) Cité plus haut, citations p.183.

([79]) Carlo GINZBURG va jusqu'à en faire le paradigme des sciences "rétrospectives"( cf. infra, p. ), dans  "Signes, traces, pistes. Racines d'un paradigme de l'indice", Le Débat, N° 6 (novembre 1980), pp.3-44. Le modèle freudien y est évidemment longuement analysé.

([80])  "La réintégration des classes inférieures dans l'histoire ne pourrait se faire que sous les signes du nombre et de l'anonymat", François FURET, "Pour une définition des classes inférieures à l'époque moderne", Annales, E.S.C., XVIII (1963), p.459. C'est précisément de ce silence qu'essaye des les soustraire la microstoria. Pour un résumé perspicace de la conjoncture du soupçon et l'histoire quantitative, cf. Marcel Gauchet "Changement de paradigme en sciences sociales?", Le Débat, N° 50 (mai-août 1988), pp.165-170.

([81]) Je voudrais attirer l'attention sur une "découverte" analogue dans les sciences naturelles. Dans la même année, 1927, Werner HEISENBERG formula le principe de l'incertitude, et Niels BOHR, la règle de la complémentarité, une règle qui introduit le sujet-physicien dans l'expérience scientifique: "A la question 'Qu'est-ce que la lumière?' il nous faut répondre: l'observateur, ses divers appareils et types d'instruments, ses expériences, ses théories et ses modèles d'interprétation, plus ce qui peut bien remplir une salle qui sinon resterait vide, lorsque nous laissons l'éclairage allumé. La lumière, c'est tout cela à la fois" (Gerald HOLTON, "Les racines de la complémentarité", in L'imaginaire scientifique, Paris, Gallimard, 1981(1970), pp.74-129; la citation est p. 81).

([82]) Clifford GEERTZ, "From the Native's Point of View: On the Nature of Anthropological Understanding", Local Knowledge: Further Essays in Interpretive Anthropology, New York, Basic Books, 1983 (1974), pp.54-70 (la citation est p.58).

([83]) Il suffit de citer les noms de Jacques LE GOFF, Jean-Claude SCHMITT, Natalie Z. DAVIS,, Carlo GINZBURG, Giovanni LEVI, dont le dernier ouvrage, L'eredita immateriale. Carriera di un esorcista nel Piemonte de Seicento, Turin, Einaudi,"Microstoria", 1985, illustre cette perspective de la complémentarité. Voir, d'autre part, Krzystof POMIAN, "La reconstruction historique: point de vue réaliste", en manuscrit.

([84]) Qu'on ne lui cherche pas, à tout prix, une "motivation" (justification, ancrage) réaliste, pour employer la terminologie du Formaliste russe Boris TOMASHEVSKI dans "Thématique", in Tzvetan TODOROV, Théorie de la littérature, op.cit., pp.282-292.

([85]) Thomas HUXLEY, "On the Method of Zadig: Retrospective Prophecy as a Function of Science", in Science and Culture, Londres, 1881, pp.128-148.

([86]) Yehuda ELKANA, "The Myth of Simplicity", in G. HOLTON & Y. ELKANA, eds., Albert Einstein: Historical and Cultural Perspectives, Princeton University Press, 1982, pp.205-251, et Anthropologie der Erkenntnis: Die Entwicklung des Wissens als episches Theater einer listigen Vernuft, Frankfurt-am-Main, Suhrkam, 1986. Voir aussi MILO, "Du possible en histoire...", op.cit.

([87]) Jorge Luis BORGES, "Kafka et ses précurseurs",in Enquêtes 1937-1952, Paris, 1952. L'essai a été traduit en français par Roger CAILLOIS sous le titre significativement erroné de "Les précurseurs de Kafka", titre qui procède à une réification des "précurseurs", trahissant ainsi l'intention de BORGES.

([88]) Alexandre KOYRE, La révolution astronomique: Copernic, Kepler, Borelli, Paris, Hermann, 1961, p.79 (Note 3 du Premier Chapitre sur  Galilée).

([89]) Adeline DAUMARD, "Une référence pour l'étude des sociétés urbaines en France aux XVIIIe et XIXe siècles. Projet de code socio-professionnel", Revue d'Histoire moderne et contemporaine, T X (1963), pp.185-210 (les citations qui suivent sont pp.185-186). Pour l'application de cette idée, voir Adeline DAUMARD (sous la direction de), Les fortunes des Français au XIXe siècle. Enquête sur la répartition, et la composition des capitaux privés à Paris, Lyon, Lille, Bordeaux et Toulouse d'après l'enregistrement de succession, Paris/La Haye, Mouton, 1973.

([90]) Cf. Paul F. LAZARSFELD, "Notes on the History of Quantification in Sociology - Trends, Sources and Problems", in Quantification. A History of the Meaning of Measurement in the Natural and Social Sciences, Ed. Harry WOOLF, Indianapolis/N.Y., Boobs-Merril, 19861, pp. 147-203.

([91]) Arnaldo MOMIGLIANO, "L'histoire ancienne et l'antiquaire", in Problèmes d'historiographie ancienne et moderne, Paris, Gallimard, 1983(1950), pp.244-293.

([92]) Sur l'histoire quantitative comme pratique expérimentale, de même que sur les autres thèmes abordés dans ce sous-chapitre, voir mon article, "La rencontre, insolite mais édifiante, du quantitatif et du culturel", Histoire et mesure, II-2 (1987), pp.7-37.

([93]) Michel FOUCAULT, Les mots et les choses, op.cit., p.9.

([94]) Emmanuel LE ROY LADURIE & Michel DEMONET, "Alphabétisation et stature", Annales, E.S.C., 35ème Année, N°6 (novembre-décembre 1980), pp. 1329-1332; Daniel MILO, "La rencontre...", op.cit., où j'ai suggéré, à partir des cartes de "statistique morale" d'Adolphe d'ANGEVILLE, Essai sur la statistique de la population française, considérée sous quelques-uns de ses rapports physiques et moraux, Paris, 1836, cette hypothèse insolite: "moins d'ouverture sur l'extérieur - moins de bâtards..."

([95])  L'intérêt de la quantification de la culture a été démontré par Pierre CHAUNU, "Un nouveau champ pour l'histoire sérielle: le quantitatif au troisième niveau", Histoire quantitative, histoire sérielle, Paris, A. Colin, 1978(1973), pp.216-230. Je me permets de renvoyer à ma thèse, Aspects de la survie culturelle, EHESS, Paris, 1985, dont les quatre études quantitatives - mais pas statistiques - ont été publiées séparément: "La bourse mondiale de la traduction: un baromètre culturel?", Annales, E.S.C., 39ème Année (janvier-février 1984), pp.93-116; "Le phénix culturel: De la résurrection dans l'histoire de l'art. L'exemple des peintres français (1650-1750)", Revue française de Sociologie, XXVII-3 (juillet-septembre 1986), pp.481-504; "Le nom des rues" et "Les classiques scolaires", in Les Lieux de Mémoire,(sous la direction de Pierre NORA), Tome II. La Nation , Vol. 3, respectivement pp.283-320 et 517-562.

([96]) In François FURET (sous la direction de), Livre et société dans la France du XVIIIe siècle, Tome I, Paris, Mouton, 1965, pp.3-32. J'ai analysé ce dossier en détail dans "La rencontre...", op.cit.

([97]) Outre les travaux inclus dans Livre et société..., Tomes I, 1965, Tome II, 197O, voir aussi les travaux de Daniel ROCHE, Roger CHARTIER, C. THOMASSERY, R. MOULINAS, JEAN QUENIART; pour les références complètes, cf. MILO, "La rencontre...", op.cit.

([98]) François FURET, "La 'librairie' du royaume",op.cit.,p.14.

([99])  Daniel MORNET, "Les enseignements des bibliothèques privées (1750-1780)", Revue d'histoire littéraire de la France, XVII (1910), pp.449-496; alors que d'autres historiens ont adopté des grilles encore plus élargies ( cf. MILO, "La rencontre...", op.cit.). Sur la coexistence, d'ailleurs peu pacifique, de plusieurs systèmes classificatoires au XVIIIe siècle, dans le domaine social cette fois, voir Jean-Claude PERROT, "Rapports sociaux et villes", Annales,E.S.C., 23e Année, N°2 (mars-avril 1968), pp.241-267, repris dans Ordres et classes, Colloque d'histoire sociale, Saint-Cloud, 24-25 mai 1967 ( Daniel ROCHE, ed.), Paris/La Haye, Mouton, 1973, pp.141-166.

([100]) Qu'il s'agit là d'un des facteurs décisifs dans la réaction anti-événementielle de l'histoire contemporaine ne saurait constituer un secret pour personne. Pour avoir une idée des penchants "naturels" des historiens, qu'ils soient quantitatifs, des mentalités, de la longue durée, voir Essais d'égo- histoire. M. Agulhon, P. Chaunu, G. Duby, R. Girardet, J. Le Goff, M. Perrot, R. Rémond, réunis et présentés par Pierre NORA, Paris, Gallimard, 1987.

([101]) Homo ludens, op.cit., p.30.

([102]) Max NORDAU, Le sens de l'histoire, Paris, Alcan, 1910 (1909), p.11-12.

([103]) Pierre VIDAL-NAQUET, Le Chasseur noir, Formes de pensée et formes de société dans le monde grec, Paris, La Découverte, 1981 (textes écrits entre 1957 et 1980).

([104]) Pierre Vidal-Naquet, "Lettre", in "Michel de Certeau", Cahiers pour un Temps, N° 12, Centre Georges Pompidou, 1987, pp.71-74.

([105]) Pierre Vidal-Naquet, "Les assassins de la mémoire", in Les assassins de la mémoire, Paris, La Découverte, 1987, pp.134-187.

([106]) Les Iks. Survivre par la cruauté. Nord-Ouganda. Avec Les Iks, vus par Peter Brook et J.-C. Carrière, une note de Jean Malaurie (citation p.332), et le témoignage de Joseph Towles (citation p.357, ainsi que pp. 335-337, Paris, Plon, "Terre humaine", 1987 (1972); on cite un entretien de Philippe Romon, "Regard froid sur les Iks", Le Nouvel Observateur du 25 septembre-1er octobre 1987.

([107]) C'est, grosso modo, l'argument de Johannes Fabian, Time and the Other. How Anthropology Makes Its Object, N.Y. Columbia U.P., 1983.

([108]) Daniel Milo, "Dire la discontinuité: La machine(rie) métaphorique de Surveiller et punir", Alter Histoire: Cahiers d'Histoire expérimentale et ludique, à paraître.

([109]) Ce petit chapitre, une sorte de conclusion, est dû aux remarques de Giovanni LEVI.

([110]) Je compte venir ailleurs à deux couples conceptuelles dont l'homologie sous-tend mon raisonnement: "croyance/ conviction - adhésion" et "cohérence - cohésion".

([111]) Parmi les historiens et philosophes  qui se sont penchés récemment sur ce thème, citons Hayden WHITE, Metahistory, op.cit., Paul VEYNE, Comment on écrit l'histoire, Paris, Seuil, 1971, Michel de CERTEAU, L'écriture de l'histoire, op.cit., Roland BARTHES, "Le discours de l'histoire", Social Science Information, IV, 4 (1967), pp.65-75, Paul RICOEUR, Temps et récit, 3 volume, Paris, Seuil, 1983-1985, de même que de nombreux articles dans History and Theory. Et voir supra, note

([112]) Sur ce problème, voir Gerald HOLTON, L'imaginaire scientifique, op.cit.; et surtout Ludwik FLECK, Genesis and Development of a Scientific Fact (Enstehung und Entwincklung einer wissenschaftlichen Tatsache: Einfürung in die Lehre vom Denkstil und Denkkollektiv), Chicago University Press, 1979(1935), qui propose l'instrument conceptuel de "style de pensée" (denkstil).

([113]) Et s'ils ont omis de le faire, les exégèses postérieures s'en sont largement chargées. Sur la "participation différentielle", voir Christian JOUHAUD,"Imprimer l'événement. La Rochelle à Paris", in Les usages de l'imprimé, Sous la direction de Roger CHARTIER, Paris, Fayard, 1987, pp.381-438: "A un moment ou à un autre, le spectateur échoue dans ses déchiffrements. Et même s'il n'échouait pas, il resterait toujours quelque chose à déchiffrer, un inabordable surplus de sens. Mais l'échec total est tout aussi improbable que le succès. De là, l'hypothèse qu'il n'y aurait que des déchiffrements intermédiaires, partiellement réussis et partiellement ratés" (p.430). Comme a dit le baron Pierre de Coubertin, dans les jeux olympiques, l'important n'est pas de gagner, mais de participer.

([114]) Un livre qui va dans cette direction: Pietro REDONDI, Galilée hérétique, Paris, Gallimard, 1985(1983), qui réécrit une recherche en termes de roman policier; ainsi que Giovanni Levi, L'eredita..., op.cit.

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