Pour Narcisse. De l'amour impartial

D A N I E L   S H A B E T A I   M I L O

 

 

 

 

 

 

 

P  O  U  R

 

 

 

 

N  A  R  C  I  S  S  E

 

 

 

 

 

 

 

TRAITE    DE    L'AMOUR    IMPARTIAL


 

TABLE

 

 

 

O.   Narcisse est le mythe à abattre!

 

I.   Ni mythe ni grec

Etats des lieux communs

Le compte à rebours

Fausse alarme, bonne piste

Le silence est d'or

L'expérience cruciale

Ni mythe, ni grec. Vrai

 

II.  Le soupirant impartial

Au commencement était l'objet

Narcisse, ou l'iceberg allumeur

Une digression nommée Echo

Mon amour pour toi n'est pas ton affaire

Aimer à la lettre

Narcisse doublé par son singe

 

III. Enfance d'un héros

Qui est le patient de Freud? I

Un temps pour l'égoïsme et un temps pour l'altérisme

Il n'y a pas d'amour, juste des preuves d'amour

Narcisse et Oedipe I

Le désamour du moi

La narcissisme comme bombe à retardement

L'idéalisme narcissique I

Qui est le patient de Freud? II

L'idéalisme narcissique II

 

IV.  Vers une topographie du paradis

"Noli me tangere"

"S'il ne se connaît pas"

Narcisse et Oedipe II

Amour: posséder un être inaccessible

Nous avons un complexe de simplicité

On peut toujours s'entendre, soyons sourds

Vivement l'autre

L'amour est une science exacte

Le snobisme libidineux

Le mieux disant cognitif

 

V.   L'âge d'or de l'objectivité

 

VI.  Une alchimie à l'envers: le relativisme

Le cerveau et la libido frappent de nouveau

Le virus

Protocole expérimental

Appeler un chat un chat n'est pas humain

Exit le tout. Entre la synecdoque

 

VII. Le narcisse éthique

L'inné n'est jamais acquis

L'ethos de l'acceptation de soi

L'ingénierie amoureuse

Dites Oui, et à défaut, N.I.E.T.

"Béni soit-Il qui isole le sacré du profane"

Héros & cobayes

"Deviens celui que tu es" - un autre

A bas la beauté intérieure!

Sous l'eau tous les icebergs sont mouillés

"Le style est l'homme même"

L'amour et l'art de la caricature

Bienvenue au cirque de la vérité!

Qui n'imite s'imite


Narcisse est le mythe à abattre!

 

 

  Car ce livre est né de la mise à prix de la tête de Narcisse. A l'origine, il devait même revêtir la forme d'un pamphlet et s'intituler Contre Narcisse... Pourquoi tant de hargne?

  "Connais ton ennemi!" - et en préambule, nomme-le. Une cause a besoin de sa bête noire, c'est en fonction de l'adversaire que généraux, raiders et coaches déterminent leur plan de campagne. Et si la stratégie est un leurre, comme le prétend Tolstoï dans Guerre et Paix, et même la tactique, un ennemi n'en reste pas moins vital pour la cohésion de ses propres troupes.

  "Connais ton ennemi!" - à la régulière ou par derrière, à la guerre comme à la guerre. La victoire est amère et la défaite, chimère: soldats de Tsahal, nos chefs nous ont savamment endoctrinés, ceux d'en face ont fait dans la surenchère, ils nous ont démonisés; et cela fait cinquante ans que ça marche.

  Une cause a besoin d'une bête noire, et le Nouvel Institut d'Ingénierie EThique (N.I.E.T.) n'échappe pas à la règle.

  Qu'est-ce que le N.I.E.T.? La pratique de quelques maximes et sentences - en voici un échantillon impératif:

- L'homme n'est pas un chat: en retombant sur tes pattes tu te casseras l'âme

- Pas un si tu peux deux

- Dis Oui, et faute de mieux, Non

- On peut toujours s'entendre, soyons sourds

- Pas de mirage sans désert

  A l'apparence bénigne, ces maximes s'avèrent surhumaines quand observées à la lettre. Le mégalo se dit que même un Kafka n'était Kafka que deux heures par jour - et se les administre par à coups. Que celui qui désire en savoir plus lise Clefs.

  Dans le cadre de mes fonctions au N.I.E.T. (co-fondateur, secrétaire perpétuel, patient solitaire), je suis parti à la chasse de son punching ball intime, le personnage qui incarnerait les penchants que nous combattons - en nous. Les dés sont pipés, à tous les coups c'est Narcisse qui sortait.

  Un narcisse choisit la facilité, il trempe dans la subjectivité jusqu'au front, narcisse est un invalide d'amour, c'est le frigide, le poussif et le passif.

  Retirons la poutre de nos yeux, Narcisse, on s'y connaît, Narcisse c'est vous et moi.

  Le narcissisme est de ces maux qui à petite dose sont diagnostiqués sains. Appelons un chat un chat, ressasse-t-on sur les ondes, il n'y a d'amour que de soi - ou de l'anti-soi. Nous encaissons sans protester, nous revendiquons presque.

  Collage de nos véniels péchés,

  Narcisse les ramasse à la pelle.

  Aimant de mortels clichés,

  Peu résistent à son appel.

  "Personne n'est parfait" - un peu d'Indulgence n'a encore tué personne.

  "A chacun son point de vue" - Pluralisme jouit de nos jours d'une excellente presse.

  Holisme et Pragmatisme aussi: "Accepte-toi tel que tu es" - en bloc.

  Quant à dame Réciprocité, elle est franchement célébrée: "Etre aimé représente le but et la satisfaction dans le choix d'objet narcissique" (Freud) - donnant donnant.

  Le narcissisme est la plaque tournante du Grand Marché de la Tolérance et de la Complaisance, il nous renvoie l'ascenseur en littérature et ailleurs.

  Le narcissique se dresse au top de la pyramide de la préférence de soi. Mieux que l'égoïste, mieux que le nombriliste, il représente la phase ultime du népotisme. L'égocentrique ne fait que penser à lui; point cérébral, le narcissique est habité par la passion de soi, grâce à elle il est le pistonné comblé.

  Tel est le personnage véhiculé par le topos, c'est bel et bien à lui qu'il fallait chercher querelle. Je l'ai combattu, il n'a pas trop résisté, et un héros surprise émergea de sa coquille dévastée.

  "Connais ton ennemi Narcisse!" - l'amour a suivi, il m'a installé dans les sandales de Bil'am, le mage du désert. Le roi de Moab lui passe la commande: Maudis les fils d'Israël et sauve mon peuple de ces envahisseurs! Bil'am s'y engage, mais finit par les bénir - il ne pouvait pas autrement, ayant Jéhovah pour souffleur (Nombres: XXII-XXIII).

  Je suis venu en dire tout le mal imaginable. Mais sauvé des eaux narcissiques, Narcisse nous éclabousse tous de sa classe. Voici déclenchée la guerre des clichés.

 


 

NI MYTHE, NI GREC

 

 

 

"Composer, c'est se rappeler d'une musique que personne n'a encore entendue" (Robert Schumann)

 

 

Etat des lieux communs

 

  J'aurais pu me fier au Narcisse rebattu et à son champ sémantique mille fois labouré et passer directement à l'assaut. Par un paresseux acquis de conscience, je décide d'en savoir un tout petit peu plus, juste le strict minimum, c'est-à-dire en consultant les dictionnaires et les encyclopédies.

  "Narcisse (lat. Narcissus), sm. Personnage de la Fable qui, s'étant vu dans une fontaine, devint amoureux de lui-même et mourut en s'admirant. Fig. Homme amoureux de sa personne. C'est un narcisse" (Littré, 1863).

  La langue, on le voit, n'a pas attendu la psychanalyse pour dénoncer, dans Narcisse, le bel éphèbe s'adonnant à l'amour facile de soi. Les poètes ont sonné la charge très tôt, Ronsard dès 1552, Shakespeare dans Antoine et Cléopâtre (1606).

  Le terme "narcissisme" est frappé par Samuel Coleridge le 15 janvier 1822. Dans une lettre à son fils Derwent, il écrit: "Je suis heureux de pouvoir corriger mes craintes quant aux bals, concerts, et meurtre du temps dans le narcissisme [Time-murder in Narcissism] - heureux, car ton caractère sera moins discuté bruyamment et publiquement comme un jeune frivole [gay youth]".

  Un pas de plus est franchi par la psychiatrie, qui nomme d'après Narcisse une perversion fraîchement découverte: "Le terme de narcissisme a été choisi en 1899 pour désigner l'individu qui traite son propre corps de façon semblable à celle dont on traite d'ordinaire le corps d'un objet sexuel: il le contemple donc en y prenant un plaisir sexuel, le caresse, le cajole, jusqu'à ce qu'il parvienne par ces pratiques à la satisfaction complète" (Freud, "Pour introduire le narcissisme", 1914).

  Freud reprend la balle pathologique au rebond. En inscrivant le narcissisme "dans le développement sexuel régulier de l'être humain", il consolide son aura scientifique tout en le ramenant sur le terrain de la presque normalité.

 

  Comme des milliers d'amateurs en quête d'éclairage, je poursuis mon "enquête" en ouvrant la première encyclopédie qui me tombe sous la main. Il s'agira de l'Encyclopaedia Britannica, elle déclame, en plus détaillé, ce que nous connaissons déjà.

  Pour faire sérieux, j'enchaîne sur ses émules et épigones. Qu'en l'occurrence ils s'appellent Great Soviet Encyclopedia, Dictionnaire Hachette, ou Encyclopédie hébraïque revêt peu d'importance, car tous ressassent les mêmes trois morceaux: la mythologie grecque; Les Métamorphoses; la psychanalyse. Narrativement, cela donne un relais immuable: dans le rôle des producteurs, les Grecs, Ovide assure celui du médiateur bien informé, et pour la dernière ligne droite, un repreneur nommé Freud.

  Grec & Ovide? Le clignotant de l'ex-historien déductif s'allume. Quand quelque chose cloche, je m'en vais consulter les spécialistes. Grâce à eux j'apprends qu'Ovide n'est pas notre unique source du mythe de Narcisse. Des Grecs en ont parlé, et en premier lieu, Pausanias([1]). Mais les savants omettent de mentionner que l'illustre voyageur a rédigé La Description de la Grèce vers l'an 160, soit un siècle et demi après la mort d'Ovide...

  Le clignotant tourne au rouge sombre, la rage déductive a raison de ma paresse, il me faudra passer par Les Métamorphoses.

  Je les ouvre à peine, qu'une note en bas de page me permet d'en sortir. Le nom Narcisse apparaît au vers 346 du Livre III. Georges Lafaye, à qui on doit l'édition de la Collection Budé, en nous éclairant soulage mon malaise: "On ne connaît point de poète qui ait traité avant Ovide de la légende de Narcisse; mais elle a dû avoir sa source chez les Alexandrins"([2]). Source quelque peu vague, la note en bas de page d'une autre édition de référence permet d'y remédier en la localisant: "La légende était d'origine béotienne et l'on montrait, près de Thespies, la source dans les eaux de laquelle il s'est miré (Pausanias, IX)"([3]).

  Le mystère est levé, Narcisse est ovidien de surface, grec de profondeurs, parole d'experts.

 

  Trêve de crédulité. Quand les professionnels trahissent leur dilettantisme érudit, l'amateur n'a de recours qu'à la logique.

  Quelle est l'assise de la vox populi savante? L'axiome des axiomes des mythographes: un mythe n'a pas d'auteur, il est anonyme par définition.

  De cet axiome naît leur syllogisme fondateur: comme la mythologie relève de la tradition orale, toute manifestation signée d'un mythe n'en serait qu'une variante tardive, plus ou moins proche de l'originel, mais jamais sa copie conforme.

  Ecoutons J. G. Frazer. Après avoir rendu compte de la version de Pausanias, son auteur fétiche, l'auteur du Rameau d'or conclut: "L'histoire de Narcisse est racontée différemment par Ovide et par Conon... Des trois versions, celle d'Ovide est probablement la plus proche de l'original"([4]).

  Son raisonnement tient la route, il est paranoïaque mais cohérent, cohérent car paranoïaque. Il suffit en effet de renifler un parfum mythologique dans un récit pour que son auteur soit suspecté, et dans la foulée convaincu, de seconde main.

  Suivant cette logique, celui qui crée un personnage sentant le mythe prend le risque de se s'en voir déposséder. (L'inverse n'est pas moins vrai: les frères Grimm ont réussi à faire passer pour folkloriques pas mal de contes faits maison).

  Au délire mythographe j'oppose une règle d'or: La première manifestation d'un thème en est l'acte de naissance jusqu'à preuve du contraire.

  Mais comment trancher, comment surtout convaincre? On voit en effet mal les partisans de l'anonymat mythologique plier bagage de leur gré, le tréfonds est un fonds de commerce inépuisable.

  Jouons serré. Le fair play m'oblige à reconnaître un je-ne-sais-quoi, dans la fable d'Ovide, qui lui octroie le sceau mythologique. La preuve, les contemporains et compatriotes d'Ovide n'ont pas hésité à reconnaître en Narcisse un grec de pure souche.

  Le premier de la liste est un certain Hygin, que d'aucuns présentent comme l'ami d'Ovide([5]), mais que d'autres repoussent jusqu'à la fin du premier siècle. Narcisse est le héros d'un chapitre de ses Fables, malheureusement perdu; un autre: "Ephèbes qui furent très beaux", nous est parvenu, Narcisse y figure en l'illustre compagnie d'Adonis, Endymion, Ganymède, Hyacinthe([6]).

  Après(?) Hygin, un mystérieux Conon aurait inséré Narcisse dans un recueil de cinquante mythes, connu sous le nom de Narrations. Là aussi notre personnage est bien entouré, le récit qui le précède parle du fils de Pâris, celui qui le suit, de Minos, roi de Crète.

  Tout ce qui est connu de Conon l'est par le long résumé qu'en propose Photius dans sa Bibliothèque (IXe siècle). Une dédicace sert de point de repère pour le situer vers l'an 10 de notre ère: drôle de coïncidence! Mais ce qu'on perd dans une forme d'authenticité, on le rattrape avec intérêt dans une autre: Conon était apparemment Grec!

  Le comité d'accueil antique dédouane un peu mes chers ex-pairs. D'ailleurs, si leur immense majorité persévère dans l'appellation "mythe grec", d'autres se débrouillent pour ne pas trop se mouiller. Ils gardent toujours à Narcisse leur pleine confiance en tant que mythe, mais sans mention de nationalité: "La mythologie a accordé une grande place à Narcisse, la fleur du même nom étant la métamorphose, décidée par les dieux, du fils du fleuve Képhisos et de la nymphe Liriope"(

[7]). Bienvenue au club des mythes apatrides ([8]).

  Ce vague en renforce le caractère mythique, l'existence de variantes aussi. Ainsi Ovide attribue la tragédie de Narcisse à son refus des avances d'une nymphe, Conon lui colle un amant mâle, et Pausanias, une soeur jumelle. N'est-ce pas la preuve que derrière tous ces récits, une version-mère archaïque se cache, irrémédiablement perdue et pourtant omniprésente?

  C'est en effet le propre de la tradition orale que de générer une certaine polyphonie écrite. A ceci près qu'entre les discordances, incontestables, le topos "Narcisse" varie à peine. Il est partout concocté avec les mêmes ingrédients: adolescent, beau, eau, reflet, amour, mort -, ceux-ci forment le noyau dur, immuable, du récit([9]).

  A ceci près, aussi, que la version de Conon n'a laissé de traces nulle part ailleurs que dans la Bibliothèque de Photius, huit siècles après; et que celle de Pausanias est restée confinée dans les tiroirs des antiquisants.

  A ceci près, surtout, qu'avec Conon, Hygin, Pausanias, le compteur du mythe reste bloqué à l'an 1 de notre ère. En amont d'Ovide c'est le vide, retour à la case départ.

  Thèse: l'extrême rapidité avec laquelle Narcisse est coopté par les Romains est due à sa facture mythologique, en même temps elle indiquerait que Narcisse n'était pas disponible sur le marché auparavant. La liberté que contemporains et postérités immédiates se sont allouée avec le récit trahit tout au plus l'effet de mythe qu'Ovide a su partout provoquer.

  Cet effet est accentué par une astuce grammaticale: le suremploi de l'anaphore pronominale "il". On se serait attendu à ce qu'Ovide martèle le nom de sa trouvaille pour ainsi le graver dans les mémoires des lecteurs. Surprise, il ne le cite nommément que deux fois, et jamais tel quel: "Narcissumque uocat", "Narcissum". En se contentant du neutre "il", Ovide crée un faux déjà vu: mais on le connaît tous, pas besoin d'insister. (Le nom d'"Echo", par contre, apparaît huit fois, alors que sa présence est plusieurs fois attestée dans la mythologie grecque).

 

 

Le compte à rebours

 

  Fraîchement échoué dans la Rome du Ier siècle, Narcisse s'y est si bien acclimaté que sous Néron, Lucillius se permet d'en inverser la morale dans une de ses épigrammes satiriques: "Avec un tel museau, Olympicos, ne te dirige pas vers une source ni, dans la montagne, vers quelque onde transparente. Car toi aussi, comme Narcisse, en regardant bien en face ton visage, tu tomberas mort, saisi d'une haine mortelle envers toi-même" (Anthologie palatine, XI, 76).

  Que Narcisse se meuve dans la mythologie grecque comme un poisson dans l'eau saute aux yeux. Nous verrons sous peu l'aisance avec laquelle il s'associe à Artémis et à Eros, deux divinités qui ne sont mentionnées par aucune source du "mythe" mais qui lui vont comme un gant. Il est assimilé à l'Olympe et à ses banlieues comme s'il en était la pièce manquante, il suffisait d'y penser.

  Affubler de fleurs une généalogie, humaine ou divine, porte la griffe grecque, à ne pas en douter. Ainsi jacinthe et adonis ont démarré en éphèbe et daphné, en nymphe. Et pourquoi pas narcisse? Sa racine: narkissos, narcose, engourdissement - l'y a fortement prédestiné. Et ce champ si chargé est encore renforcé par son antécédent homérique: L'Hymne à Déméter raconte comment la fleur a joué le rôle d'appât dans le rapt de Perséphone:

"Nous jouions et cueillions de nos mains des fleurs charmantes - tout à la fois les tendres crocus, les iris, les jacinthes, les boutons de roses, les lis qui éblouissent les yeux, et aussi le Narcisse que la vaste Terre fit pousser comme la fleur de safran. Et moi, toute joyeuse, je le cueillais, lorsque s'ouvrit la terre d'en-dessous et qu'il surgit le Seigneur de tant d'hôtes (Hadès). Malgré toute ma résistance, il m'a entraînée sous terre avec son char d'or, et j'ai poussé des cris aigus. Voilà toute la vérité que je te dis, malgré mon chagrin" (I, 405-434).

  Tout semblait prédisposé le narcisse à l'anthropomorphisme, mais quatre siècles après Homère, dans l'Athènes classique il n'en est toujours rien, ces lignes de Sophocle en sont la preuve:

"Là chaque jour s'épanouissent,

sous la sainte rosée, en grappes opulentes,

le narcisse, des deux déesses très augustes

[Déméter et Perséphone] antique diadème,

et l'éclat doré du safran; là, toujours vives,

d'un cours toujours égal, les sources de Céphise

s'épanchent, vagabondent" (Oedipe à Colone, 682-688).

Les deux déesses "très augustes" étant Déméter et sa fille Perséphone.

  Deux siècles plus tard, narcisse refait surface dans le cercle de Théocrite dit des "bucoliques grecs": "Telle était la corbeille de la toute-belle Europé. Arrivées dans les prés fleuris, les jeunes filles se divertissent à chercher chacune telle sorte de fleur; l'une prenant le narcisse odorant, l'autre la jacinthe..." - Zeus aperçoit Europé, éprouve un vertige amoureux, se déguise en taureau et la séduit. Il s'agit donc d'une variation sur le rapt de Perséphone, et le narcisse n'y a toujours pas de majuscule.

  L'auteur de ce récit est Moschos. Il mérite qu'on retienne son nom, car il est aussi l'auteur d'un épigramme curieux: "Pan était amoureux de sa voisine Echo; Echo, amoureuse d'un Satyre bondissant; le Satyre était fou de Lydé..." (on y reviendra). C'est la preuve, une de plus, qu'au deuxième siècle avant notre ère, le narcisse homérique n'a encore engendré ni l'éphèbe ni Echo.

  Mais ces droites parallèles finissent par se rencontrer. Vers l'an 1, Ovide, en s'engouffrant dans la brèche laissée par les Grecs, tapa dans le mille.

  Il ne serait pas trop osé d'avancer qu'Ovide connaissait ses classiques, et qu'en composant son poème, il a fait dans le recyclage: Sophocle devait lui avoir soufflé l'idée de faire de Céphise le père de Narcisse, Moschos, de faire d'Echo sa soupirante.

 

 

Fausse alarme, bonne piste

 

  Affolement général. Dans un article fourni sur notre héros, un éminent spécialiste du monde classique renvoie à Strabon([10]).

  Pourquoi m'alarmer? parce que Strabon est à la fois Grec et l'aîné de quelques années d'Ovide. Si par malheur il a ouï dire l'histoire de Narcisse lors de ses voyages en Grèce, cela mettrait en péril mon bel édifice, j'accours.

  "Près d'Oropus se trouve un lieu appelé Graea, et aussi le temple d'Amphiaraüs, et le monument de Narcisse l'Erétrien, qui est appelé "Sigelus", parce que les gens le passent en silence. D'aucuns disent que Graea est Tanagra" (Strabon, Géographie, IX, ii, 10).

  Qui est ce Narcisse? Pour Horace Leonard Jones, de l'Université Cornell, une sommité en la matière, le doute n'est pas permis, c'est le nôtre. Voici ses lumières, modestement enfouies dans une note en bas de page: "A cause de son amour pour l'indiférent Narcisse, Echo est morte de coeur brisé..."

  Et si le Prof. H.L. Jones, Ph.D., LL.D. était dans le vrai? Il paraît tout au moins bénéficier d'une alliée de choix: la géographie grecque. Suivez le guide.

 

 

 

 

 

 

 

                              CARTE

 

 

 

 


  Le Narcisse de Strabon est natif d'Erétrie, en Eubée, soit sur l'autre côte du détroit; mais son monument se situe de ce côté-ci, en Béotie, à Oropus ou à Tanagra. Oropus, précisément, n'est qu'à soixante stades de Rhamnonte, en Attique, où se trouve le sanctuaire de Némésis, la déesse par qui le malheur de Narcisse arriva. Et Rhamnonte à son tour n'est pas loin de Céphise, toujours en Attique.

  Est-ce bien raisonnable que d'imaginer deux Narcisse célèbres sur un si petit périmètre? La balance semble lourdement pencher pour "Narcisse, mythe grec".

  Il y a pourtant un hic. Strabon ne consacre pas une ligne aux exploits qui ont valu à son Narcisse un monument. De deux choses une: soit le voyageur n'a pas jugé bon de rapporter ses titres de gloire, parce qu'ils ne l'ont pas frappé outre mesure; soit ils ont été ignorés par les Béotiens eux-mêmes.

  Or notre Narcisse n'a jamais laissé indifférent! Sa carrière posthume est là pour le prouver: qui aurait oublié le jeune homme qui est tombé amoureux de son reflet à en mourir. Le Narcisse de Strabon n'est donc pas le Narcisse d'Ovide!

  Ainsi, l'Antiquité comptait en ses rangs un Narcisse sans histoire en Béotie, et un Narcisse sans lieu de mémoire à Rome.  La première tentative pour unir les deux en un date de la deuxième moitié du premier siècle. Dans son commentaire de Virgile, Probus le grammairien colporte une "tradition obscure" (Grimal) selon laquelle le Narcisse d'Erétrie, sur l'île d'Eubée, aurait été tué par un certain Epopos; de son sang aurait jailli la fleur qui porte son nom ([11]). Mais la mayonnaise n'a pas pris.

  Un siècle et demi plus tard, Pausanias proposera la synthèse qui fera mouche aux yeux d'une postérité allergique à la redondance. Il commence par situer la source de Narcisse sur le sommet du Mont Hélicon, soit à une journée de marche d'Oropus. (C'est aussi "à Thespies, en Béotie (la ville n'est pas très loin de l'Hélicon)", que Conon fait naître Narcisse.) Après avoir enraciné notre héros, il lui colle une histoire qui rappelle celle d'Ovide sans en être la copie exacte. Pour parfaire la touche folklorique, à la première version Pausanias ajoute une deuxième, celle de la soeur jumelle.

  Qui n'a pas lu Les Métamorphoses, dans l'Antiquité tardive? Il est donc fort probable que Pausanias ait projeté le Narcisse d'Ovide sur celui de Théspies. Mais il était peut-être de bonne foi, et ce sont les Béotiens eux-mêmes qui ont plaqué le récit d'Ovide sur leur illustre anonyme. Jamais on ne connaîtra l'identité du mythomane, l'explorateur comme les autochtones ayant eu largement le loisir de joindre le beau à l'utile, à savoir de s'approprier un personnage qui ne leur échappera plus.

  On ne saurait leur en vouloir. Les experts, pourtant sages et désintéressés, font le même amalgame. Ils le font de plus en plus, il y va de leur principal article de foi: un mythe n'a pas d'auteur, ni une seule version. Grâce à Pausanias, mythe et héros seront d'origine obscurément béotienne, et ce pour l'éternité([12]).

  Et Strabon persévère dans sa cécité. Avant Pausanias, avant Ovide, au temps de Conon (?), il visite Théspies, il grimpe sur le mont Hélicon, il longe la rivière Céphise et admire le sanctuaire de Rhamnonte, et de tous ces hauts-lieux-dits du narcissisme, il n'en rapporte aucun écho. Et pour cause: lors de son passage, notre Narcisse était encore en gestation à Rome.

 

 

Le silence est d'or

 

  Je vois aux tenants du "Narcisse, mythe grec" une sortie de secours honorable une seule: lire l'absence comme silence. C'est par cette pirouette qu'historiens, anthropologues, et psychanalystes ont fait cracher le morceau à d'innombrables sourds et muets.

  Mais d'une technique qui leur a rendu de si fiers services, les mythographes doivent vite faire le deuil. Comment en effet feraient-ils, de Narcisse, l'auteur d'un crime plus indicible encore que les exploits d'une Médée ou d'un Oedipe, que les Grecs ne se sont pas gênés pour chanter en choeur? Faire passer l'amour de soi pour un tabou est une véritable tromperie sur la marchandise. C'est d'autant plus flagrant à l'ouïe du vacarme suscité par le récit d'Ovide tout au long de l'Antiquité tardive.

  On voit d'ailleurs mal ce qui aurait pu pousser les Grecs à taire un personnage qui, selon les savants, sort de la cuisse de Zeus. Frazer, par exemple, considère la version d'Ovide comme la plus authentique parce qu'elle recycle deux superstitions (sic) répandues en Grèce: "L'âme ou la vie loge dans le reflet ou dans l'ombre; il est donc dangereux pour l'homme de se regarder dans l'eau", et "rêver de s'être ainsi reflété est un augure de mort".

  Le thème de l'amour fou, fatal, de soi a rencontré un succès foudroyant dès sa lancée sur le marché par Ovide, ce succès ne s'est jamais démenti depuis. Deux fois encore Narcisse a inspiré des poètes à sa mesure: Le Portrait de Dorian Gray, "Pour introduire le 'narcissisme'". Mêmes causes, mêmes effets: les fables d'Oscar Wilde et de Sigmund Freud ont suscité hommages, parodies, et malentendus, soit une avalanche qui n'a de précédent que celle provoquée par leur illustre, et méconnu, aîné.

 

 

L'expérience cruciale

 

  Une histoire aussi accrocheuse ne peut que faire un tabac partout où elle passe; un tabac, c'est-à-dire qu'on aurait dû en croiser moult variantes.

  Leur absence, avant Ovide, aurait dû clouer le bec aux tenants du "Narcisse, mythe grec", pourtant ils persistent et signent. Ainsi, disposant du même dossier, un Robert Graves n'hésite pas à vulgariser dans ses célèbres Mythes grecs (1955) un Narcisse synthétique, mélange d'Ovide et de Conon.

  En langage d'échecs, cela s'appelle pat. Pour trancher le noeud gordien, j'ai mis en scène une expérience cruciale, en voici les termes:

- Si Narcisse est la créature d'Ovide, on n'en trouvera pas de représentation picturale avant le premier siècle de notre ère.

- Comme le récit d'Ovide sent le mythe au nez de ses contemporains mêmes, et puisque le thème est un aimant si puissant, il devait avoir suscité l'engouement des artistes dès que les Métamorphoses ont commencé à circuler.

  Afin de mener à bien l'expérience, il fallait disposer d'une banque de données exhaustive. Coup de chance! Ce tour de force aurait été impossible il y a cinq ans encore, il est possible aujourd'hui. Sous l'égide de l'U.N.E.S.C.O. et de l'Union Académique Internationale, des centaines de chercheurs se sont mobilisés pour recenser toutes les représentations figuratives des personnages de la mythologie gréco-latine: le Lexicon Iconographicum Mythologiae Classicae est lancé. En 1981 en paraît le premier volume, et en 1992 (!), le sixième: Kentauroi - Oiax. Donc "Narkissos".

  Grâce à ce miracle d'érudition - oui, me voici en train de boire goulûment au puits dans lequel je viens de cracher -, on est en mesure d'affirmer haut et fort: Narcisse naît à l'art à Rome, vers l'an 40 de notre ère.

  Naît? mais c'est un véritable dumping. Rien qu'à Pompéi, on compte vingt-trois peintures murales dont il est l'indiscutable protagoniste - dans une vingtaine d'autres, si ce n'est pas lui, c'est son sosie; chiffre effarant, auquel s'ajoutent cinq statues et des gemmes. Outre Pompéi, et rien que lors des trois premiers siècles, Narcisse & Co. - Echo, Eros et Artémis - sont célébrés sur huit mosaïques, dix bas-reliefs, des gemmes et des textiles.

  La messe est dite? Pas pour les spécialistes. Birgitte Rafn, l'auteur de cette somme sans équivoque, persévère dans le flou artistique de ses pairs.  Certes, il ne lui a pas échappé que "le mythe de Narcisse est largement illustré dans le monde romain à partir du premier siècle... Il n'y a pas de doute que c'est l'influence des Métamorphoses qui se manifeste à Pompéi et ailleurs". Mais un mythe ne serait plus un mythe s'il était griffé. Du coup Conon, Hygin, Pausanias et tutti quanti sont cités à pied d'égalité avec Ovide, leur seul défaut étant d'être moins loquaces que leur compère: "Ovide offre le compte-rendu le plus compréhensif de la vie de Narkissos". Comme si une docte comparaison des Noces de Figaro de Beaumarchais, de Mozart (& Lorenzo da Ponte), et du Barbier de Séville de Rossini s'achevait par un bémol: "C'est finalement Beaumarchais qui offre la plus fidèle version de la carrière de Figaro"...

  Quand on ne change pas une équipe qui ne peut pas perdre, je change de sport.

 

 


  Ni mythe, ni grec. Vrai

 

 

  La légende du Narcisse, mythe grec est indéboulonnable. Car les mythographes semblent ne pas être en mesure d'entendre raison; la logique, ni l'ironie ne les poussent à lâcher leur proie, ni même une érudition irréprochable. D'où vient cet acharnement? Du fait que la vérité pousse sur les bords des lieux communs et des sentiers battus.

  Sans l'admettre, peut-être à leur insu, l'imperméabilité des savants repose sur le suivant axiome: un mythe est un récit qui détient une vérité intemporelle, son créateur, s'il en a un, n'en est que le médium.

  Qui leur jetterait la pierre? Pas l'historien qui sait que l'An Mil n'a été le théâtre d'aucun débordement, ni, a fortiori, de quelconques terreurs, mais qui ne peut pas résister au magnétisme du chiffre 1000. C'est trop beau pour être (complètement) faux: comme l'An Mil n'a jamais existé, il fallait l'inventer([13]).

  Pas les Franciscains qui, au début du XIIIe siècle, à la première du Dies Irae offert par le frère Thomas de Celano ont chuchoté de bouche à oreille: c'est tellement fort, c'est tellement évident, il est impossible qu'on ne l'ait pas chanté avant.

  Pas le primate supérieur qui, le premier, a énoncé la formule magique: deux fois deux font quatre! Sa réaction instinctive fut, je le sais, j'y étais: c'est trop beau pour être faux et nouveau.

  En créant Narcisse, Ovide a fait date dans l'histoire de la vérité elle n'en a pas, du coup tout un chacun s'y sent chez soi. Que celui qui réinvente la roue s'attende à être accusé d'espionnage industriel par ceux-là même qui le piratent.

  Comme l'écrit Nathaniel Hawthorne à propos d'un certain Mr Howe, l'homme qui a disparu vingt ans durant et élu domicile dans la rue à côté, à l'insu de sa femme et de ses amis -, il existe des épisodes qui sont à la fois invraisemblables et vrais. "Nous savons, chacun pour son compte, que nous ne commettrions jamais une telle folie, et pourtant nous sentons qu'un autre le pourrait ... elle est souvent revenue dans mes pensées, en y suscitant toujours de l'étonnement, certes, mais aussi le sentiment que l'anecdote doit être vraie".

  La vérité appartient à tout le monde, personne ne peut en revendiquer le copyright. Hawthorne s'est à ce point approprié le délire de Howe qu'il est allé jusqu'à le rebaptiser "Wakefield". Terrible injustice! Howe a payé la vérité de sa personne, mais il est entré dans la postérité sous un pseudonyme (et Hawthorne, sur son dos).

  Autrement irrespectueux sont les lecteurs des Métamorphoses; ils n'ont pas touché au nom de Narcisse, juste à celui d'Ovide.

  Quelle est donc cette vérité, qui a valu à Ovide d'en être spolié? A en juger par ce qu'ont retenu ses plagiaires, nous devons à Ovide la mise en narration d'une loi: l'amour de soi ne peut que mal se terminer.

  Est-ce que tout amour de soi se termine mal? Tant s'en faut, juste l'amour de soi exacerbé. D'où les deux acceptations de "Narcissisme": "1) Courant: Admiration plus ou moins exclusive de sa propre personne. 2) Psychanalytique: Amour morbide de soi-même". L'illogisme du "plus ou moins exclusive" étant dans la charte même de l'amour - la monomanie ést une activité à temps partiel([14]).

  Ce ne serait donc que le "Il ne faut pas exagérer", au top ten de la sagesse des nations, depuis les Grecs, précisément... Le fait que le châtiment de Narcisse soit décidé par Némésis, déesse du Juste Milieu, prêcherait dans ce sens. Ainsi, Ovide aurait offert aux hommes le correlât objectif d'une recette que tout le monde connaît par coeur, et pour cause, elle est dans l'air depuis que l'homme est descendu des arbres: narcissiques, allez-y, mais avec le dos de la cuiller!

  Cette leçon vaut-elle bien le fromage qu'en fait une langue de bois bien pendue? Je refuse de le croire. Quelle pourrait alors être la véritable vérité que recèle le "mythe" de Narcisse? J'ouvre Les Métamorphoses, et me mets enfin à lire l'histoire de Narcisse et d'Echo.

 


 

LE SOUPIRANT IMPARTIAL

 

 

 

  Le premier contact est déjà un cataclysme. Narcisse s'aime? Calomnie. Narcisse ne tombe pas amoureux de sa personne, mais d'un étranger!

 "Le jeune homme, qu'une chasse ardente et la chaleur du jour avaient fatigué, vint se coucher sur la terre, séduit par la beauté du site et par la fraîcheur de la source. Et alors qu'il désire apaiser sa soif, une autre soif s'est développée; et pendant qu'il boit, saisi par l'image d'une forme vue (uisae correptus imagine formae), il aime une espérance sans corps" (Métamorphposes, Livre III, lignes 415-418).

  Pour les premiers lecteurs d'Ovide, ce malentendu est le moteur de l'affaire Narcisse, comme en témoigne ce fragment attribué à Hygin: "Il vit et aima son image dans le miroir de la fontaine, en pensant que c'était celle d'un autre (cum putaret alienam"([15]).

  Les années passent, et l'évidence s'évapore. A partir de quand omet-on de signaler que Narcisse tombe amoureux d'un autre? Question mineure, je la lègue aux experts.

  Ici on psalmodiera le scoop: l'amour de Narcisse est pur et désintéressé. Il ignore que son objet de désir est un reflet: "il pense qu'est corps ce qui est de l'eau" (419); a fortiori le sien: "Sans s'en douter, il se désire lui-même" (425).

  Se leurre-t-il? fait-il semblant? Pas selon Ovide, l'unique autorité en la matière: "Crédule enfant, pourquoi t'obstines-tu vainement à saisir une image fugitive? Ce que tu recherches n'existe pas; l'objet que tu aimes, tourne-toi et il s'évanouira" (432-434).

  Est-ce bien raisonnable? Pausanias prétend que non: "C'est pure folie que de supposer qu'une personne ayant atteint l'âge de tomber amoureux serait incapable de distinguer entre l'homme et son reflet".

  Il a tort, c'est très raisonnable, c'est même vraisemblable. Etre anhistorique, contemporain des dieux et des nymphes, Narcisse ne pouvait pas être au courant de l'existence-même du miroir, alors s'y reconnaître? Pour s'en convaincre, il suffit de lire cette adaptation incongrue de la fable: "Lorsque naquit Narcisse, un oracle annonça à ses parents qu'il vivrait vieux et heureux s'il ne voyait pas son propre visage. Sans bien comprendre le sens de cette prophétie, ses parents bannirent de leur demeure toute espèce de miroirs"([16]) - l'anachronisme est flagrant.

  Car se reconnaître dans la glace est une faculté qui s'acquiert. Des anthropologues un brin amusés ont ainsi constaté que les primitifs demeuraient pantois face au premier miroir de leur vie, tout comme devant leur propre photo d'identité.

  Des recherches récentes en psychologie ont reconstitué les étapes successives de notre familiarisation avec l'image spéculaire. A six mois, l'enfant réagit à cette image comme s'il voyait à travers la glace un autre enfant. Vers l'âge d'un an et demi il paraît perturbé, voire stupéfait devant le miroir, il fait donc tout pour l'éviter. A cette époque, ses réactions ressemblent d'ailleurs à celles du chien de berger... Ce n'est qu'autour de deux ans et demi que le petit homme reconnaît enfin son soi dans la glace, il abandonne alors le meilleur ami de l'homme à son naïf sort([17]).

  Vraisemblance logique aussi. La première rencontre avec un miroir doit en effet laisser perplexe tout un chacun, quels que soient son espèce et son âge.

  Ephémère ignorance, feue innocence. Nos divers ancêtres: les enfants, les sauvages, et apparemment les chimpanzés s'initient tous plus ou moins vite aux mystères de la mimésis de soi. Et Narcisse ne tarde pas à comprendre: "Lui c'est moi (iste ergo sum); je l'ai compris et mon image ne me trompe plus; je brûle d'amour pour moi-même, j'allume la flamme que je porte en mon sein" (l. 463-465). Trop tard.

 

  Narcisse a été trahi par le monde deux millénaires durant, il l'a d'abord été par les siens. La perfidie commença par le délit de copyright qui en a fait un personnage de la mythologie grecque, alors que la première de sa pièce a lieu à Rome. Se l'étant approprié, la postérité s'est senti les mains libres et lui en a fait voir de toutes les couleurs. Car rien, absolument rien de ce qu'on en colporte ne correspond au texte d'Ovide.

  La carrière posthume de Narcisse n'est pas sans en rappeler une autre, plus ancienne: "Jéhovah ordonna de faire échec au bon conseil d'Ahitophel afin d'apporter à Absalom le malheur" (Samuel II, 17:14) -, c'est pourtant Ahitofel qui est entré dans l'hébreu comme le parangon du mauvais conseiller. Depuis ce coup fourré divin, on n'a pas vu de si vilaine inversion.

  A récit universel, réaction universelle. Tous ceux qui fréquentent Narcisse sont comme programmés pour lui enfoncer deux couteaux dans le dos - et tourner. A l'input, ils le déclarent mythe grec. A l'output, ils l'intronisent prototype de la frigidité et de l'auto-complaisance.

 

 

Au commencement était l'objet

 

  Pas une bassesse dont s'enorgueillisse son homonyme vulgaire ne rappelle, de près ou de loin, le Narcisse d'Ovide.

  La première des calomnies est d'en faire le bastion de la subjectivité. Le blasphème! Jamais amour n'a été aussi objectivement motivé.

  Voici un florilège des compliments qu'Ovide prodigue sur Narcisse:

- "Enfant, il était déjà digne d'être aimé" (345).

- "Chez beaucoup de jeunes gens, chez beaucoup de jeunes filles il faisait naître le désir" (353-354).

- "...le visage impassible, semblable à une statue taillée dans le marbre de Paros. Ses yeux, deux astres, sa chevelure digne de Bacchus et non moins digne d'Apollon, ses joues lisses, son cou d'ivoire, sa bouche gracieuse, son teint qui à un éclat vermeil unit une blancheur de neige. Enfin, il admire tout ce qui le rend admirable" (419-425).

  "Beauty is in the eye of the beholder"? Non, c'est son impartialité qui le pousse dans les bras du reflet, Narcisse succombe aux charmes de la perfection.

  Le consensus accourt d'abord au secours de la victoire; et quand celle-ci s'avère amère, il sert de cache-sexe aux leurres de tout poil.

 

  Il y a comme un soupçon de hic dans l'image d'un Narcisse avide d'absolu. Tout au long de son flirt, il ne mange, ni ne boit, ni ne dort, a-t-il seulement cligné des yeux? Drastique régime, auquel s'ajoute une séance d'auto-flagellation: "Il arracha son vêtement depuis le haut et, de ses mains blanches comme le marbre, il frappa sa poitrine nue, qui, sous les coups, se colora d'une teinte de rose" (l.480-483). Un tel traitement ne pouvait qu'entraîner la détérioration irréversible de l'être en chair et en peau: "Il a perdu ce teint dont la blancheur se colorait d'un éclat vermeil; il a perdu son air de santé, ses forces et tous les charmes qu'il admirait naguère; dans son corps il ne reste plus rien de la beauté que jadis Echo avait aimée" (490-493). Grandeur et déchéance de Narcisse, et simultanément, ne l'oublions pas, de son objet de désir. Après des jours de jeûne et d'insomnie, modèle et copie devaient se miroiter des traits tirés, des joues creuses, des yeux hagards. Qu'à cela ne tienne, Narcisse ne baisse pas de zèle. Qu'en est-il alors de son impartialité?

  On pourrait attribuer sa haute fidélité à une nostalgie qui embellit un présent peu glorieux. Je préfère y déceler un procès autrement valorisant.

  Au commencement était le verbe. Dans l'ordre de la nature, qui est aussi l'ordre logique, les besoins tels que manger, les affects tels qu'admirer, les facultés telles que regarder, précèdent les stimuli qui les satisfont. Au commencement est la libido, au monde de l'approvisionner en objets de désir.

  Etre à part, Narcisse démarre sa carrière en n'aimant pas, et en n'en éprouvant point le besoin. Paradoxalement, la fable lui donne raison! Comme nul de ses innombrables prétendants n'est présenté dans des termes qui rappellent ceux qu'Ovide emploie pour décrire Narcisse, céder aux avances de l'un ou de l'autre, voire de plusieurs à tour de rôle, aurait été un crime de second best...

  Au rythme où Narcisse allait, il était parti pour vivre vieux, heureux, et frigide. Mais les dieux le font buter sur la perfection - le voici qui aime à en crever. Fait unique dans les annales de la libido, cet amour est Object-Oriented (OO), c'est l'objet de désir qui déclenche en lui le désir - non, qui le crée ex nihilo. Fait unique dans les annales de la syntaxe, le verbe naît du complément direct.

  Le temps passe, si long si bref, et le reflet n'est plus en mesure de lui donner accès à l'absolu. "Les objets perçus plusieurs fois commencent à être perçus par une reconnaissance: l'objet se trouve devant nous, nous le savons mais nous ne le voyons plus" (Victor Shklovski). C'est donc à se demander si Narcisse voit encore son idole.

  Chez nous autres, hommes normalement constitués, l'habitude brouille tout, l'étiolement de l'objet va de pair avec l'anémie du verbe. Pas chez Narcisse. Il ne devient pas blasé, car il a déjà basculé dans le Verb-Oriented (VO). Jadis - il y a de cela quelques jours - détonateur, le reflet est à présent réduit au rôle de véhicule, voire de prétexte. Quand l'objet laisse à désirer, la perfection du verbe consume objet et sujet. A la fin était le Verbe.

  Selon le topos, le narcissisme serait la messe du sujet: "Narcisse aime Narcisse" - du sujet grammatical, s'entend. En lieu et place du banal SVO (sujet-verbe-objet), il érigerait un pervers SVS. Or la vérité est diamétralement opposée. Le Narcisse d'Ovide n'a jamais tourné autour du sujet, son oeuvre, celle qui l'a perdu, consistait à célébrer l'objet puis le verbe.

  En héros classique, Narcisse est châtié à cause de l'hubris, le sien est d'un genre inouï: l'hubris grammatical. Pour qui se prend-il? pour Dieu, il ose aimer la perfection (OO). Pour Dieu, il ose aimer à la perfection (VO). Pour Dieu, il ose aspirer à la perfection que constitue l'union du sujet avec son image (1-Oriented).

 

 

Narcisse, ou l'iceberg allumeur

 

  Et selon la fable, quel est le crime de Narcisse? Le "mépris" qu'il vouait à l'amour que nymphes et humains lui ont prodigué. L'usage lâche de son nom diagnostique en Narcisse une incapacité chronique à aimer. Freud se joint à la meute, il en fait le prototype de la femme fatale, dont l'autarcie mouille tout ce qui bouge.

  Le culot: faire de Narcisse un frigide, lui qui, seul dindon de la farce, a payé l'amour de la peine capitale. Qu'on se le dise: l'affaire Narcisse est le mythe fondateur de l'amour fou.

  Les traîtres ont une bonne excuse, ils ne font que suivre Ovide, c'est lui qui le livre en pâture: "Il y avait dans sa tendre beauté un orgueil si dur que ni jeunes gens ni jeunes filles ne purent le toucher" (l. 354).

  Comme tous les démiurges, il se démarque de sa créature par des petites phrases assassines, c'est tout juste s'il ne le lapide pas, Qui aime bien châtie bien. Mais Ovide n'est ni Louis XIV ni Flaubert, ne comptez pas sur lui pour proclamer: "Narcisse, c'est moi!"

  Les plagiaires d'Ovide n'ont fait que lui emboîter le pas, le génie en moins, en voici deux spécimens parodiques:

- "Jeunes filles et nymphes se consumaient d'amour pour lui, sans qu'aucune n'obtienne de lui la moindre faveur: peut-être avait-il peur de se voir dans les yeux de l'une de ces belles" ([18]).

- "Toutes les femmes qui le voyaient brûlaient d'amour pour lui. Mais Narcisse, atteint apparemment d'une incurable misogynie, ne leur accorda aucune attention"([19]).

  Poètes, exégètes et compagnons de fable réservent à Narcisse le même traitement: le psychologisme: "Comme Echo, d'autres nymphes, nées dans les eaux ou sur les montagnes, et auparavant une foule de jeunes hommes s'étaient vus dédaignés par lui" (402-403). Cette Sodome molle ne compte même pas un Juste qui, au lieu d'allonger le héros sur un divan et de décortiquer ses motivations profondes, lui reconnaisse l'intransigeance comme circonstance atténuante. Loin de réserver une standing ovation à l'homme sans compromis, à celui qui a su relever le plus héroïque des défis, le Self Made Dieu place la barre trop haut, à chaque échec il l'élève d'un cran, sky is the limit, mortels et immortels lui vouent une rancune sans bornes.

  Le ressentiment envers Narcisse a l'âge de Narcisse. Né sous la plume d'Ovide, il a pour premier agent un habitant de l'Olympe: "Aussi une des victimes de son mépris (despectus), levant les mains vers le ciel, s'écria: 'Puisse-t-il aimer, lui aussi, et ne jamais posséder l'objet de son amour'. La déesse Rhamnonte (Némésis) exauça cette juste prière" (404-406).

 

 

Une digression nommée Echo

 

  Quel formidable cas de justice poétique: Narcisse rejette Echo, son miroir vocal, pour s'effondrer devant son miroir visuel.

  En guise de glose, j'ai d'abord penché pour une explication bassement phénoménologique. Selon ce type de raisonnement, un amour platonique devrait se contracter par les yeux plutôt que par les oreilles, parce que l'ouïe est plus sensuelle que la vue: le son a une épaisseur, l'image est plate...

  Narcisse me rappelle à l'ordre. Même si Echo avait été d'une beauté éclatante, ce qu'Ovide se garde bien d'écrire, ceci ne lui aurait fait ni chaud ni froid.  Dans la fable, elle est confinée au rôle de caisse de résonnance; et comme il n'est dit nulle part que Narcisse avait une belle voix, en lui faisant écho, Echo n'était pas en mesure d'assouvir sa soif de beauté. Impartial juge et parti, Narcisse ne tombe pas amoureux d'Echo parce qu'il n'est pas Orphée.

 

  A quoi Narcisse doit-il la vindicte de la canaille divine? Au fait d'avoir dédaigné l'amour de la première venue: Echo. Mais qui est cette dame si bien vengée?

  Contrairement à Narcisse, au temps où Ovide l'enrôle, la nymphe compte déjà quelques cinq siècles d'existence mouvementée.

  A ses débuts, Echo est écho, sans plus. Ainsi Pindare l'envoie-t-il porter un message victorieux à la demeure de Perséphone - c'est-à-dire en Hadès (Ode olympique, XIV). Chez Euripide, elle habite la cave à côté et radote les paroles d'Andromède enchaînée au rocher (Andromède, fragment 118).

  Avec Moschos, le bucolique grec, Echo devient un personnage à part entière. C'est aussi à cette époque que son chemin croise celui de Pan, ils ne se quitteront presque plus. Les chers experts le formulent avec leur paranoïa habituelle: "La passion de Pan pour Echo survit d'abord dans le corpus de Moschos"([20]) - un mythe n'a pas d'auteur, juste un médium...

  Moschos la met en scène dans une Ronde (Schnitzler) avant la lettre: "Pan était amoureux de sa voisine Echo; Echo, amoureuse d'un Satyre bondissant; le Satyre était fou de Lydé. D'autant de feux Echo embrasait Pan, d'autant Satyre embrasait Echo, et Lydé, le jeune Satyre".

  Le Narcisse d'Ovide n'est pas le "satyre bondissant" de Moschos; mais son châtiment en est manifestement inspiré: "Autant chacun d'eux marquait de haine à celui qui l'aimait, autant, aimant lui-même, il était détesté en retour; et il souffrait de ce qu'il faisait souffrir", écrit le Grec. A Rome, ce diagnostic se transformera en pronostic hargneux: "Puisse-t-il aimer, lui aussi, et ne jamais posséder l'objet de son amour" (l.405-406).

  Autant Ovide a scellé le sort de Narcisse une fois pour toutes, autant il n'a pas réussi à imposer Echo comme sa compagne d'infortune.

  Dans Daphnis et Chloé, Longus (ca 200) se permet de l'affubler d'un sort autrement spectaculaire. Pan est attiré par Echo, "mais elle fuyait tous les mâles, hommes ou dieux, car elle tenait à sa virginité. Pan se met en colère contre elle, jaloux de son chant et furieux de n'avoir pu jouir de sa beauté" - il provoque contre elle les bergers, ses inféodés, ils la tuent et déchiquètent son corps. You Die Only Twice: Echo serait morte de l'indifférence de Narcisse, et deux siècles plus tard, de la jalousie de Pan...

  Le années défilent, et Echo n'est toujours pas fixée sur son sort. Ainsi dans la dernière des Dionysiaques, Nonnos (Ve siècle) l'associe à Pan (XLVIII, 489-496). Et une centaine de lignes plus loin, il plaint le bel adolescent qui jadis regarda son reflet à en périr - Narcisse, auquel il ne se prive pas d'inventer de nouveaux parents (579-586)([21]).

  Ainsi, malgré l'autorité des Métamorphoses, Echo demeure une sorte d'électron libre de la mythologie classique, hellénique et romaine. Mais libre ne signifie pas vide. A partir de Moschos, précisément, elle sert de prête-nom à des thématiques intimement liées: le sens unique de l'amour, l'arroseur arrosé, le passif pour l'un est actif pour l'autre - on aura reconnu notre héros.

  Il existe en effet une affinité élective entre l'Echo de Longus et le Narcisse d'Ovide. Les deux font l'unanimité passionnelle, ils attirent également les mortels et les immortels. Mais l'éphèbe et la nymphe ont d'autres chats à fouetter: Narcisse aime "son" reflet, Echo tient à son hymen.

  Tant qu'elle aimait le "Satyre bondissant", Pan avait accepté son rejet sans broncher. Mais qu'Echo lui préfère son propre moi fut l'affront de trop, elle le paya de sa chair. De même, parions que la foudre ne se serait jamais abattue sur un Narcisse installé en ménage avec un de ses soupirants. Narcisse et Echo provoquent l'ire générale par leur auto-suffisance libidineuse. Or depuis que l'homme créa Dieu, la tautologie est un monopole divin.

  Trois ne font, trois ne sont que ça: Dieu, Il ne fait qu'être; le mort, il ne fait que ne pas être; le héros, il ne fait que passer.

  Dieu, mort, personnage de fiction, Narcisse aspire à la communion avec son reflet.  Celui qui se prend pour UN attire les foules, c'est la tragédie grecque qui nous l'enseigne. Nous regardons le mégalo de bas en haut, impatients de le voir tomber pour ne plus se relever. Plus grande sera sa chute, plus vaste sera notre plaine.

  Comment se fait-il que le récit d'Ovide ait été si mal lu et son héros, avili? La raison en est notre vénération empreinte de ressentiment de la folie des grandeurs.

 

 

Mon amour pour toi n'est pas ton affaire

 

  "Chérissez qui vous aime, pour être aimés lorsque vous aimerez!" - c'est par cette morale que Moschos termine son épigramme. La sagesse des nations aurait signé des deux mains, car on ne peut mieux dire, ni plus vil, le donnant donnant qui constitue, selon Freud et al., le fond de commerce du narcissisme: "Etre aimé représente le but et la satisfaction dans le choix d'objet narcissique".

  Narcisse l'épicier? c'est le comble! Son choix d'objet d'amour ne satisfait point le prétendu besoin d'être aimé, bien au contraire.

  Narcisse aurait pu se servir de l'identité véritable de son bien-aimé comme d'un siège éjectable, et aller voir ailleurs sans perdre la face.

  Il aurait pu se détourner de son reflet, en se tordant de rire au besoin, et retrouver son hobby de toujours, la chasse.

  Et s'il avait déjà pris goût à la passion amoureuse, il aurait pu investir sa libido frustrée dans un autre de chair et de sang, lui-même, par exemple. Aimé de tous, Narcisse aurait pu rallier le consensus et s'enamourer de sa personne physique qu'il savait attrayante, il le dit à son bien-aimé: "Ce ne sont du moins ni ma figure, ni mon âge qui peuvent te faire fuir; des nymphes même m'ont aimé" (455-457).

  Un tant soit peu pragmatique, il aurait pu se rabattre sur un second couteau, du règne divin ou humain, voire des deux, pour comparer.

  Mais de telles idées ne l'effleurent même pas. "Que faire?", s'interroge-t-il. Son dilemme hamlétien: "Attendre d'être imploré ou implorer moi-même?" - prouve que sa religion est faite. Se rabattre sur un autre objet? Plutôt crever, d'ailleurs le moment est proche: "Déjà la douleur épuise mes forces; il ne me reste plus longtemps à vivre, je m'éteins à la fleur de mon âge".

  Déserter son bien-aimé? Pour une seule raison, ne pas l'entraîner dans sa tombe fleurie: "La mort ne m'est point cruelle, car elle me délivrera de mes douleurs; je voudrais que cet objet de ma tendresse eût une plus longue existence; mais, unis par le coeur, nous mourrons en exhalant le même soupir" (l.465-474).

  Mais pour qui se prend-il? Un peu de narcissisme aurait pourtant sauvé amant et aimé. Qu'il se mette lui aussi à cultiver un corps caressable, cajolable, masturbable - et il vivra vieux et heureux. Mais Narcisse s'accroche à son amour platonique, une passion plus éthérée n'a pas défrayé les chroniques, celle de Pétrarque pour Laure est à côté de la sienne de la pornographie hard.

  Au départ, il est vrai, il "donne de vains baisers à cette source fallacieuse", et "pour saisir son cou qu'il voyait au milieu des eaux, il y plonge ses bras, sans pouvoir l'atteindre". Mais ces échecs n'entament en rien son désir, ce qui est commun; ni ne l'exacerbent, ce qui est pervers. La placidité de son bien-aimé le ramène à la case départ, à savoir à la paire d'organes du love at first sight: "Couché sur l'herbe épaisse, il contemple d'un regard insatiable l'image mensongère; il meurt, victime de ses propres yeux" (l.438-440).

 

 

Aimer à la lettre

 

  Quelle est la véritable pathologie de Narcisse? d'avoir pris au pied de la lettre la phraséologie amoureuse. En peu de jours, il aura fait le tour des expressions figées, formules enchaînées, métaphores usées et platitudes insondables. Du "coup de foudre" à "aimer à en mourir" en passant par "depuis que je l'ai rencontré je ne ferme plus l'oeil", "je suis devenu un autre", et "l'homme de ma vie", il ne s'épargnera pas une. Narcisse est mort de littéralité.

  Tout le monde l'aime, mais lui ose leur cracher à la figure: Votre amour facile m'étouffe dans l'oeuf. Les autres ne font la cour qu'après des études de marché, Narcisse saute sans filet et se casse sa belle gueule.

  Narcisse - et Echo. Certes, la nymphe ne mérite pas d'être l'élue de celui qui est digne de l'amour universel. Consciente de ce que Narcisse était dans son droit en rejettant ses avances, c'était même de son devoir d'être sublime, Edith Hamilton en fait "la plus belle des nymphes"([22]). Or il faut en convenir, l'Echo d'Ovide est un objet de désir peu désirable.

  Cela dit, elle est l'unique personnage de la fable qui hausse son jeu vers les cimes habités par Narcisse. De tous ses amoureux, elle seule ne crie jamais vengeance, de tous elle seule paie son amour au prix fort. Les deux aiment à en mourir, alors que les autres pratiquent l'amour fou comme un sport de loisir.

  Narcisse déclare au reflet: Toi ou personne! -, et Echo: L'homme de ma vie n'est plus je m'en vais. Mais nous, amoureux de la fable et d'ailleurs, menons une vie en promotion: Quand on paie de sa personne, nous avons une réduction.

  Et quand notre amour n'est pas réciproqué, par une alchimie courante nous le transmuons en ressentiment, courtiser la racaille et récolter la croix.

 

  Selon le cliché, l'amour tue, selon la fable, l'amour de soi seul est mortel. Quel amant, hormis Narcisse, peut se vanter de n'avoir fait qu'aimer, du coup de foudre au coup de gong?

  L'homme n'est pas un chat: en retombant sur tes pattes tu te casseras l'âme. Un homme se mesure par sa ténacité à terre: n'ayant pas d'états d'âme, Narcisse ne se relèvera jamais.

  "No one here gets out alive"([23]), chantait Jim Morrison en 1968, les Sixties l'entonnaient avec ferveur; l'épopée des Doors s'est soldée par 1 mort, Jim Morrison (+ 1971).

  La tragédie de Narcisse fut infiniment plus brève, et son bilan à peine plus lourd: 1 mort: Narcisse; 1 traumatisée à vie: Echo. Et ses dites victimes? Elles vécurent riches et heureuses jusqu'au Jugement Dernier: ce livre.

 

 

Narcisse doublé par son singe

 

  Dr. Jekyll, le stéréotype de la split personality, est un bloc de Carrare à côté de Narcisse. Trois fois notre héros est-il dédoublé: par Echo, par le reflet, par la fleur. Normal, il était prédestiné à de telles péripéties de par sa double paternité; enfant, il pouvait passer pour un garçon ou pour une fille; il rendait de surcroît les autres tout aussi érotiquement flexibles, tant il correspondait à tous les goûts.

  Narcisse caméléon? oui, en attendant mieux. Vouloir, c'est ne pas pouvoir autrement, or il peut autrement à en vomir, il ne peut pour ainsi dire que ça. Comme Ulrich, l'Homme sans qualités, Narcisse, l'homme bourré d'une qualité, patauge dans le possibilisme, son attention flirte avec la réalité mais n'accroche nulle part.

  Pour tuer le temps, Narcisse et Ulrich s'adonnent aux mondanités. Qui fait basculer Ulrich du possible au nécessaire? Agathe, sa soeur et alter ego... Oui, le narcissisme est le terminus déductif de l'inceste.

  Lignes prémonitoires. Quand je les ai rédigées, j'ignorais une variante de l'histoire de Narcisse que l'on doit à Pausanias: "Il a eu, dit-on, une soeur jumelle qui lui ressemblait en tout, ils avaient les mêmes cheveux, s'habillaient pareil, et allaient à la chasse ensemble. Mais Narcisse aima sa soeur, et quand la fille mourut, il avait l'habitude de hanter la source, sachant que ce qu'il y voyait était son propre reflet, mais il se consolait en imaginant que ce n'est pas sa ressemblance qu'il contemplait, mais celle de sa soeur".

  Fait curieux, Pausanias ne dit pas que Narcisse était beau, pas plus ici que dans la première variante qu'il rapporte: "On raconte que Narcisse regarda dans l'eau, et ne se rendant pas compte qu'il s'agissait de son propre reflet, il tomba amoureux de lui-même, et mourut près de la source."

  Ainsi selon Pausanias - ou selon ses informateurs -, le "crime" de Narcisse serait sans mobile. Or si l'amour aveugle est en parfaite conformité avec l'idée qu'en propagent les poètes, il est étranger au récit d'Ovide.

  L'histoire de la soeur jumelle s'en éloigne davantage, car elle met en scène un amant calculateur, pour ne pas dire fin stratège. De ce Narcisse-ci transpire une préférence de soi toute mécanique: "Je m'aime parce que je suis elle, je l'aime parce qu'elle est moi, je m'aime, quoi!"

  C'est donc à Pausanias que revient l'ingrate charge de servir de relais entre Ovide et Freud. Car Freud a raison. Qu'on le veuille ou non, je ne le veux pas, une bonne dose de narcissisme est indispensable à notre économie psychique.

  Freud a raison, et sa vérité déchire l'humanité en deux camps inégaux. De ce côté-ci de la plaie nous nous agitons tous, acteurs et actionnaires du Grand Marché de la Tolérance et de la Complaisance; et de l'autre côté se dresse Narcisse, notre autre absolu. Tous les hommes sont narcissiques, tous sauf Narcisse.

 


 

 

ENFANCE D'UN HEROS

 

 

 

  "Connais ton ennemi!" Si le Narcisse originel se refuse à ce rôle, la créature de Freud fera-t-il notre affaire?

  A priori oui, car notre héros a été englouti par le penchant qui lui a usurpé son nom. Ainsi l'Encyclopédie Universalis confine "Narcisse" dans une notice succincte du Thesaurus. En revanche, elle consacre au "Narcissisme" un long essai, et renvoie à trente-quatre autres entrées, toutes estampillées "psychanalyse".

  La grandeur de Narcisse est toute de surface, Freud a fait son trou sur l'autre face, leur rencontre au sommet ne pouvait pas ne pas dégénérer en une trahison en bonne et due forme, c'est fait.

 

  Ce fut la couleuvre de trop. Sigmund Freud a réussi à faire avaler des mets aussi peu appétissants en apparence que le complexe d'Oedipe, le ça, le "Tout est sexe" - un siècle glouton en redemande. Mais mettre en scène un sujet normal érotiquement attiré par sa personne? Mais déclarer le moi objet de prédilection de notre libido à tous, et réduire l'autre, c'est le comble, à un rôle de partenaire sexuel par défaut?! Un tel plat dépasse le système digestif des acolytes de Freud comme des messieurs Jourdain qui bégaient le freudisme sans le savoir.

  Cette recette, Freud l'a pourtant bel et bien imaginée, c'est elle qui, seul de tous les plagiats d'Ovide, mérite les trois étoiles.

  Ovide a enfanté un être qui en deux-trois lignes atteint l'adolescence. Fidèle à sa méthode, Freud remonte le courant de la vie du patient, en deux essais il le munit d'une enfance, le lieu stratégique de la psychanalyse, d'où tout émane et où tout revient.

  De ce genre de traitement on sort rarement grandi. Mais Freud vient analyser Narcisse, pas le louer, ni le blâmer, et encore moins l'enterrer. A chaque fois que le personnage risque de trop nous rebuter, son biographe s'empresse de rectifier le tir: mais Narcisse est un homme honorable, mais Narcisse, c'est vous et moi.

  Car l'enfance de Narcisse et la nôtre n'en font qu'une. Et ce n'est pas tout. Malgré les efforts déployés par Freud, le narcissisme qu'il a enfanté et le Narcisse qu'il a diffamé finiront par se rejoindre sur deux points cardinaux, l'idéalisme et l'objectivité. Mais avant d'atteindre ce havre d'anti-relativisme, il faudra survivre à bien des embûches et des coups bas.

 

 

Qui est le patient de Freud?

 

  A ses débuts, la pierre angulaire de la psychanalyse fut la distinction entre libido et intérêt. Freud désigna par libido les dépenses d'énergie d'ordre sexuel, par intérêt, toutes les autres. De cette paire découla, dans une superposition partielle, la plus célèbre dichotomie entre les pulsions de l'autre et les pulsions du moi.

  En ces temps pionniers, la charte psychanalytique statuait que les pulsions de l'autre relèvent soit de la libido, soit de l'intérêt, alors que les pulsions du moi sont de l'intérêt pur. Certes, la sociabilité est fortement imprégnée d'érotisme, mais même Freud acceptait le principe d'une association de bienfaiteurs qui en soit dépourvue. Par contre le souci de soi: pourvoir à sa soif, à sa faim, et à son besoin de sommeil -, est asexué par définition.

  "Je veux avouer expressément que l'hypothèse de pulsions de moi et de pulsions sexuelles séparées, et donc la théorie de la libido, repose pour une très petite part sur un fondement psychologique et s'appuie essentiellement sur la biologie" (Freud, "Pour introduire le 'narcissisme'", 1914).

  "Biologie", ici comme ailleurs dans ses écrits, signifie "théorie de l'Evolution". Intérêt et libido, pulsions du moi et pulsions de l'autre, sont la traduction en langage freudien des deux concepts matriciels du darwinisme: instinct de conservation, instinct de reproduction.

  "Pour introduire le 'narcissisme'" et "La théorie de la libido et le 'narcissisme'" (1916) battent aussi pavillon darwiniste. Que l'érotisation du moi ait dérouté ses compagnons de route évolutionnistes s'explique aisément. Pourtant ici comme ailleurs, la réponse à notre question est aussi tranchée: le patient de Freud est l'espèce humaine.

 

 

Un temps pour l'égoïsme

et

Un temps pour l'altérisme

 

  "L'individu mène une double existence: en tant qu'il est sa propre fin, et en tant que maillon d'une chaîne à laquelle il est assujetti contre sa volonté ou du moins sans l'intervention de celle-ci" (1914).

  Certes, les membres de toutes les espèces répondent à ce même profil. Chez les homuncules comme chez les perroquets, le début de l'existence est dominé par la conservation, la suite, par la reproduction (et la fin, par la végétation...). Mais il n'y a que l'homme chez qui l'alternance se passe souvent mal. A-t-on vu un cafard, une taupe, un baobab égoïste au point d'abdiquer sa raison d'être sur et sous terre: assurer la continuité de l'espèce? Mais que de sujets humains voient leur compteur bloqué à un nombrilisme incurable! S'étant adonné aux pulsions du moi corps et coeur, leur moment venu de passer le flambeau, ils rechignent à bifurquer vers un altruisme de bon aloi.

  L'inverse aussi est un trait exclusivement humain. Une chatte prend soin de ses rejetons sans états d'âme (que l'on sache...). Mais que de sujets dépriment parce qu'ils croient avoir tout sacrifié: leur bonheur, leur épanouissement, leur moi, quoi, sur l'autel d'un autrui dénommé chéri, mari, parti.

  L'homme est l'arène du "conflit entre le moi, en tant qu'être individuel et indépendant, et le moi considéré comme membre d'une série de générations" (1916). Fin, ou moyen? individu, ou chaînon? Inévitable, la tension est lourde de conséquences. Selon Freud, c'est elle qui nous fait hommes, c'est elle qui le fait psychanalyste: "Il y a tout lieu de croire que ce dédoublement n'existe que chez l'homme; aussi est-il de tous les animaux celui qui possède le privilège d'offrir un terrain favorable aux névroses" (1916).

  Freud se contente de la constater, mais comment expliquer notre tragique Election, c'en est une, dans l'adjectif comme dans le substantif?

  J'y verrai en premier lieu une raison d'ordre quantitatif. L'homo sapiens est l'espèce qui est prête la dernière à entrer sur le marché de la reproduction. Comme si la puberté à treize ans n'était pas une échéance suffisamment reculée, à cette donne physiologique, la civilisation ajoute du sien. C'est ainsi que l'homme moyen est appelé à son devoir procréateur bien au-delà des vingt ans. Chacun de nous a ainsi largement le temps de s'affermir dans sa conviction égocentrique, conviction qui à moyen terme ne peut qu'être préjudiciable à la conservation de l'espèce.

  Une deuxième raison vient s'y greffer, elle est d'ordre o! combien qualitatif. Le petit homme naît avec un cerveau hypertrophié, en tant que serviteur de l'instinct de conservation il est d'une scandaleuse redondance. S'il n'avait que la soif et la faim à gérer, un pour-cent à peine de ses capacités aurait été mis à contribution. Or même dans ce rôle peu valorisant, le cerveau est très peu sollicité par l'enfant. De sa nourriture, de ses couvertures, de son hygiène et de sa santé, d'autres se chargent.

  Et en attendant? L. M., douze ans: "Il m'arrive souvent de ne penser à rien. Quand je me surprends ainsi, je pense: Que c'est bizarre que de ne penser à rien. Et chemin faisant, je pense à quelque chose."

  A quoi ce machin qui nous a poussé sur le cou occupe-t-il ses loisirs infinis? A nous fabriquer des écarts "individualistes" à la chaîne. En treize ans, à chaque spécimen son cerveau aura sécrété un nombre incalculables de traits distinctifs: tics, habitudes, goûts, fantasmes. Arrivé à maturité, il se lit comme un menu abondant en spécialités maison. L'homme qui croit avoir gagné le droit de dire "je" à la sueur de ses cellules grises ne peut que se retrancher dans sa résistance à la cooptation collective - cogito ergo sum.

 

  Freud attribue nos névroses à la paix armée entre le "moi" et le "nous"; ce qui vient d'être dit devrait rendre invraisemblable toute autre issue que celle où le premier bouffe le second. Nous semblons programmés pour nous installer dans notre coquille pour de bon, pourtant rarissimes sont les humains qui n'en émergent jamais. Rarissimes? non, inexistants.

  Comment s'opère la transmutation de l'égoïsme: "Ensemble des penchants ou d'instincts qui servent à la conservation de l'individu et à son intérêt" -, en altruisme: "Disposition à s'intéresser et se dévouer pour autrui"? Dit en langage freudien: "D'où provient donc en fin de compte dans la vie psychique cette contrainte de sortir des frontières du narcissisme et de placer la libido sur les objets?" (1914)

  Pour comprendre le tour de force de Freud - d'aucuns le qualifieraient de tour de passe-passe -, on se doit d'invoquer sa deuxième obédience: Helmholtz. Car Freud ne se sent en effet redevable qu'à deux paradigmes scientifiques: la théorie de l'Evolution et la loi de la conservation de l'énergie.

 

 

Il n'y a pas d'amour, juste des preuves d'amour

 

  Mais est-ce bien la même énergie qui est d'abord investie dans le moi, ensuite dans l'autre "horizontal" (le partenaire sexuel), et enfin dans l'autre "vertical" (la progéniture)? Avec sa hardiesse coutumière, Freud se demande si le souci du moi n'est que de la gestion de sa propre conservation, ou s'il procure aussi - surtout? - un plaisir érotique.

  Voici la question de l'amour grandement posée. Il y a ceux qui le tiennent pour un homonyme, un tas d'affects qui n'ont pas grande-chose en commun. On y déniche à la fois le verbe "aimer", comme dans "Narcisse aime le reflet", aime à n'en plus pouvoir; et le verbe "aimer bien", comme dans "tout le monde aime Narcisse" - et vaque à ses affaires. Entre les deux se mêlent "j'aime Brahms", "m'aimes-tu", "j'aimerais voyager", et tutti quanti.

  Il y a ceux qui voient en "amour" un nom de famille éclatée à la Wittgenstein. Les liens de parenté entre nos amours, affirment-ils, vont des jumeaux siamois: Don Quichotte aime Dulcinée et Echo aime Narcisse -, aux cousins au septième degré: Lear aime Cordelia et Lear aime ses deux autres filles, dont personne ne se souvient des noms.

  Et il y a Freud, selon qui "amour" est leur nom, car ils ont tous leur source commune dans un et seul foyer: le narcissisme!

 

  Au début des années 1910, Freud effectue un passage éclair par le behaviorisme. Sur son divan est alors allongé l'homo faber, l'homme qui fait. Au lieu de sonder l'âme de ce client dépaysé, il se bornne à recenser ses actes, poussant le vice jusqu'à le lire à la lettre.

  Quand Le Maître-plongeur se met à surfer, il ramène des écumes un constat décapant. Ce que l'enfant investit dans sa propre personne ressemble comme deux gouttes de sperme à ce que plus tard il investira dans son objet d'amour. Outre pénétrer, tous les verbes y défilent. Contempler, aduler, gâter, caresser, cajoler, jouir, se conjuguent d'abord au réflexif. Suivant l'adage, les preuves d'un amour de soi sont accablantes.

  Freud n'a pas froid aux yeux. Appelant un chat un chat, il frappe de son sceau le concept tabou: la libido du moi.

  Le narcissisme primaire est né - c'est à s'étonner qu'il ne l'ait pas été beaucoup plus tôt. Tout au long de sa pré-puberté, l'enfant "ne pense qu'à lui", c'est son devoir civique. L'instinct de conservation l'appelle à s'occuper de sa personne comme si celle-ci était le centre de l'univers. Il se croit beau, dans le sens que Kant donne au "beau": finalité sans fin. Pour bien accomplir sa mission de moyen, il doit se croire fin. Or après des millénaires de recherches assidues, l'homme n'a pas encore trouvé de meilleure technique pour objectiver l'élection amoureuse que l'investissement libidineux.

 

 

Narcisse et Oedipe I

 

  L'oxymore de la veille sème la zizanie dans les rangs freudiens. On les comprend: ils viennent de lire que "la sexualité est la seule fonction de l'organisme vivant qui dépasse l'individu et assure son rattachement à l'espèce". Où? à la deuxième page de "La théorie de la libido et le 'narcissisme'", s'il vous plaît, c'est-à-dire en hors d'oeuvre au texte qui fit exploser la digue qui protégeait jusqu'alors les pulsions du moi de la libido! Les freudiens feront un temps avec ce trouble-fête, puis le refouleront tant bien que mal.

  Baiser sa mère, passe encore, mais s'auto-baiser?!? Car c'est de cela qu'il s'agit. "Pour introduire le 'narcissisme'" est l'acte de naissance d'un mythe fondateur alternatif, il vient menacer un monopole déjà ancré dans les esprits.

  Avec le narcissisme, Freud répète le coup qui lui a si bien réussi avec l'Oedipe. Dans les deux cas, il nous permet, à nous autres qui aimerions bien mais..., de nous approprier l'héritage de ceux qui se sont fait un nom dans le passage à l'acte. L'astuce de Freud consiste à brouiller les frontières entre l'indicatif et le conditionnel, entre le Oui! et le Pourquoi pas? Car on ne le dira jamais assez: Oedipe n'a pas eu de complexe d'Oedipe, il a tué son père et couché avec sa mère. Idem pour Narcisse: chacun s'aime bien, lui s'aimait à en crever.

  Le remake est double. Comme toujours, Freud fait semblant de nous insulter en nous proposant un miroir d'où nous émergeons lubriques, incestueux, égocentriques. Nous jouons les outrés sans retenue, en réalité cette image nous flatte dans le sens du poil. Le freudisme marche comme les jeux électroniques, il permet de connaître les situations extrêmes par procuration. En appuyant sur un bouton, on est tour à tour un Oedipe de salon puis un armchair Narcissus.

 

  Chaque homme est à la fois Oedipe et Narcisse, affirme Freud. "Nous disons que l'être humain a deux objets sexuels originaires: lui-même et la femme qui lui donne ses soins" (1914). Tout autre objet libidinal est un ersatz, de la mère et du moi.

  Oedipe et Narcisse? Freud se garde bien de les exposer côte à côte; le nom d'Oedipe détonne même par son absence des textes fondateurs du narcissisme. Cette pudeur se comprend mais ne se justifie guère, les deux n'allant pas très bien ensemble. Ils sont même en concurrence directe: avec l'Oedipe, la libido se tourne d'emblée vers autrui, alors qu'avec Narcisse, la libido commence par être braquée sur le moi.

  Ils sont incommensurables, ou tout juste redondants, si l'on conçoit la mère comme la première métonymie du moi: "je est un autre" égale "autre est je"...

  Si tel est le cas, la psychanalyse souffrirait d'un excédent axiomatique. De l'amour de soi on peut en effet déduire l'amour de la mère: en désirant sa mère, l'enfant se désire. Le reste de la palette oedipienne coule de source: l'inceste marque ses retrouvailles avec son état originel d'avant le schisme entre sujet et objet; le parricide écarte le principal obstacle qui l'empêche de tourner en rond.

  De l'amour de la mère, en revanche, il n'y a pas moyen de déduire l'amour de soi. Il s'ensuit que postuler l'Oedipe ne permet pas de faire l'économie de Narcisse. Mobilisant un minimum d'axiomes, la fable narcissique est donc plus belle, plus simple, plus économe; en somme, elle est une meilleure théorie scientifique.

  Il y a mieux, il y a pire. Selon cette fable, la libido de l'autre, loin d'aller de soi, passe par un apprentissage, voire par un domptage. Pour que l'individu s'excite devant autrui, il faut au préalable que baisse l'attrait que son moi exerce sur lui...

 

 

Le désamour du moi

 

  Le narcissisme primaire est une médecine de cheval, avec un tel régime la nature paraît prendre un risque démesuré à l'égard du génome humain. A force de nous doper en pulsions du moi, elle risque d'accoucher d'une génération si égoïste qu'elle en sera la dernière. Comment désapprendre un "je-ïsme" que tout contribue à fortifier treize ans durant? Comment mener le sujet sain et sauf au stade où il jouera à son tour son rôle de chaînon procréateur, puis protecteur d'un nouvel ego-trip, celui de sa progéniture?

  Si Freud avait fait ici intervenir le deus ex machina darwiniste, à savoir que l'individu a le détournement d'énergie dans son logiciel, nul n'aurait crié au scandale. Refusant d'encombrer son bagage d'un axiome supplémentaire, il propose au passage à l'altérisme deux explications narcissiques, l'une internaliste (psychique), l'autre externaliste (sociale).

 

  "Un solide égoïsme préserve de la maladie, écrit Freud en 1914, mais à la fin l'on doit se mettre à aimer pour ne pas tomber malade". Et en 1916: "Il est permis de supposer que si la libido vient s'attacher à de objets, c'est parce que le moi y voit un moyen d'éviter les effets morbides que produirait une libido accumulée chez lui à l'excès". Cet argument vaudrait aussi dans l'autre sens: un altérisme tempéré est bon pour le moral des troupes, mais un investissement excessif dans autrui est frustrant à moyen terme, donc à éviter.

  "Un verre, ça va... Trois verres, bonjour les dégâts". Idem pour le narcissisme: un amour sage de soi est salutaire, un amour fou de soi est suicidaire. C'est aussi l'avis du docteur Lucillius: "Car toi aussi, comme Narcisse, en regardant bien en face ton visage, tu tomberas mort, saisi d'une haine mortelle envers toi-même".

  Si Freud avait connu cet épigramme, il en aurait fait son plat de résistance, ou au moins le passage obligé entre deux phases capitales de sa pensée. Dans "Angoisse et vie pulsionnelle" (1933), il raconte comment le narcissisme lui fait abandonner la distinction liminale entre pulsions de soi et pulsions d'autrui. "Nous ne sommes pas demeurés longtemps sur cette position. Le pressentiment d'une opposition à l'intérieur de la vie pulsionnelle a bientôt trouvé une autre expression, encore plus tranchée": Eros & Thanatos.

  Disons-le tout-de-go: vraie ou fausse, la piste de la morbidité mène ailleurs, hors de la fable. On ne peut pas voir en Narcisse une victime de l'overdose du moi, car c'est cette intoxication-même qu'il recherche; la promiscuité avec sa propre personne ne peut pas porter le chapeau, étant la définition même du narcissisme.

  Pour anticiper, ce n'est pas la quantité de la drogue qui est ici en cause, mais sa qualité. Narcisse aura fait une série de découvertes sur le moi qui, à terme, lui feront perdre ses illusions: ce qu'il cherchait dans le moi, il ne l'y trouvera pas, le besoin - l'urgence - auxquels le moi devait répondre, jamais il ne les assouvira. Au suivant!

 

 

Le narcissisme comme bombe à retardement

 

Le narcissisme est sain jusqu'à treize ans, vain après cinquante. Narcissisme infantile, narcissisme gâteux, et entre les deux, crime et châtiment.

 

  "Les Chemins de la destinée" (1909) de O. Henry conte l'histoire de David Mignot, berger et poète. S'étant brouillé avec Yvonne, sa fiancée, il s'en va chercher fortune ailleurs. Arrivé à une croisée de chemins, il choisit celui de gauche. Le soir-même de sa fuite, il se marie avec une autre femme - et meurt dans un duel. Magnanime, l'auteur lui donne une deuxième chance. Mignot revient au carrefour et bifurque à droite. Après moult péripéties, il est assassiné - par le pistolet qui l'a déjà tué. L'auteur lui accordant une ultime chance, le héros rebrousse chemin, rentre à la maison et épouse Yvonne. Les années passent, son troupeau retrécit, sa poésie ne vaut rien, sa femme s'avachit, David Mignot se suicide - avec toujours le même pistolet, il vient à peine de l'acquérir.

  Quand les petites gens croisent le fer avec la grandeur, sans tricher, sans s'en rendre même compte, ils la traînent dans la boue, ils ne peuvent pas autrement. Ce duel de merde est rejoué ad nauseam, ouvrez le journal vous en apercevrez les échos, pas un jour ne passe sans qu'un pauvre bougre ne soit traité de "narcissique", quelque part sur la face du globe. Narcisse en sort frigide, subjectif, auto-complaisant, sans que ses assaillants en sortent passionnels pour deux sous.

  Quand un grand homme se frotte à un grand homme, il risque de joindre sa bile à la meute; mais à un moment ou un autre de leur dialogue de sourds, les deux se mettent en diapason, pour le finale ils chanteront la même partition.

  C'est ainsi que comme par un sournois enchantement, la vérité du prévenu s'infiltre dans la reconstitution de son casier. Et quand on aura suivi Freud jusqu'au bout de son réquisitoire, on le surprendra en train de s'abreuver à la source même de la tragédie du Narcisse d'Ovide.

 

*

 

  Le client spontané de la libido est le moi. Mais qu'est-ce que l'enfant se trouve de si digne d'amour? La question paraît incongrue, l'amour de soi étant une donne de la nature, or nul ne peut revendiquer l'allant de soi.

  Le narcissisme primaire a beau aller sans le dire, selon Freud il va mieux en le disant; le fait qu'il soit inscrit dans notre code génétique ne l'empêche pas d'être objectivement motivé.

  Pour comprendre ce qui fonde l'individu dans son amour de soi, tournons-nous vers l'autre explication freudienne du fiasco de cet amour. Car fiasco il y a, patent. La preuve: nul ne perdure dans son narcissisme infantile, mères juives, bonnes soeurs, stylites, libertins, sont tous dans le même sac.

  Freud nous file un tuyau en qualifiant le narcissisme de "délire de grandeurs". Appellation surprenante, là aussi, car comment peut-il qualifier tous les nourrissons sans exception de mégalomaniaques? C'est pourtant le cas: le narcissisme repose sur la conviction, aussi bizarre que ce terme sonne quand il est appliqué à un bébé, que le moi est digne de l'amour intuitif que l'individu lui voue.

  La désillusion narcissique est due à la découverte que ce moi n'a pas la carrure du job. Le sujet atteint cette noire lumière grâce à son entourage: "Il n'a pas pu maintenir la perfection narcissique de son enfance, car, pendant son développement, les réprimandes des autres l'ont troublé et son propre jugement s'est éveillé" (1914).

  La ruse de l'Evolution est ici à son apogée, et les parents y jouent un rôle stratégique. D'un côté, ils sont chargés de préserver le petit narcisse dans sa mégalomanie, en "lui attribuant toutes les perfections ... et en cachant et en oubliant tous ses défauts". De l'autre, ils le forment à leur image par leurs préférences et leurs aversions, du regard ou à haute voix, en guidant ses comportements, en étant, en somme.

  L'acrobatie sociale consiste à encourager le narcissisme du futur procréateur tout en le minant. Jusqu'à son entrée en pénétration, la société fait preuve d'indulgence: "Ce n'est qu'un enfant" -, mais pas trop, tout juste ce qu'il faut pour qu'il y arrive sain, sauf, et pas frigide.

  Est-ce le ressentiment de l'ex-narcisse spolié d'un jouet si précieux qui amène le père à ainsi gâter son enfant tout en lui gâchant son plaisir?

  L'enfant serait donc dégoûté de son moi à cause de la censure qu'il subit et intériorise. Mais pourquoi un narcisse prêterait-il la moindre attention aux détracteurs de son bien-aimé? Qu'il soit ébranlé dans son amour est probable. Mais le siège de son entourage suffit-il pour aboutir au désamour final? l'amour n'est-il pas inconditionnel?

  Non, précisément, il ne l'est ni chez Narcisse, ni chez le petit narcisse. Freud et Ovide font enfin la jonction. Si le travail de sape des parents et al. rencontre le succès que l'on sait, et à tous les coups, c'est qu'ils trouvent, dans le narcissisme, un sol on ne peut plus réceptif à leur critique.

  Jeté dans le monde, l'enfant devient à son tour la dupe d'un de nos clichés fondateurs: aimer quelqu'un, c'est l'accepter tel qu'il est - ce que pourtant le comportement de tout amant dément. Et comme tout amant, ses parents lui tiennent ce double discours: Certes, on t'aime tel que tu es - mais change quand même, pour ne pas risquer notre désaffection.

  ON cajole l'enfant, en même temps ON se ligue contre son objet libidinal spontané, à terme ON le rend indigne de son amour. Vient l'adolescence, et l'individu ne peut plus se cacher la face: son moi actuel est en deça de ses espérances.

 

  Sa vie bifurque. La première voie logique qui s'ouvre à lui est l'abstinence. Horizon glorieux, mais bouché, la faute est à la Loi de la conservation de l'énergie. Loin de s'éteindre avec la disgrâce du moi, la libido trouvera toujours le moyen de se décharger, soit dans la consommation, soit dans la sublimation.

  Une deuxième voie accorderait la primauté à l'énergie (VO) sur son destinataire (OO). L'individu se convertirait au sexe pour le sexe; délaissant ses exigences aux vestiaires, il se défoulerait sur le premier venu.

  Ce scénario aurait dû satisfaire ses deux commanditaires, Helmholtz et Darwin, pourtant l'observation lui oppose un démenti catégorique. La grande désillusion n'est pas suivie d'un laisser-aller amoureux; pour un bon moment encore, le patient restera très sélectif dans ses choix libidineux.

 

 

L'idéalisme narcissique I

 

  "Nous voyons une opposition entre la libido du moi et la libido d'objet. Plus l'une absorbe, plus l'autre s'appauvrit" (1914) - l'amour obéit à la logique des vases communicants. Dans la nature rien ne se perd: la libido est toujours aussi affamée, au monde de lui procurer des débouchés à sa mesure. Qui sera son nouvel élu?

  Les qualités que le narcisse déchu a cru dénicher chez soi, à présent il doit les trouver, et à défaut les fantasmer, chez autrui. Freud ne nomme pas ces qualités, mais il est clair que ce sont elles que l'amoureux recherche, ou attribue, aux successeurs du moi.

  Le premier candidat est le moi idéal: "Ce qui avait incité le sujet à former l'idéal du moi dont la garde est remise à la conscience morale, c'est justement l'influence critique des parents telle qu'elle se transmet par leur voix; dans le cours des temps sont venus s'y adjoindre les éducateurs, les professeurs et la troupe innombrable et indéfinie de toutes les autres personnes du milieu ambiant (les autres (die Mitmenschen), l'opinion publique)".

  Ainsi, pour ne pas se couper de l'utopie narcissique, l'individu est condamné à troquer un moi qui ne fait plus l'unanimité, une litote, contre un moi qui à présent récolte les suffrages de ses semblables; et pour cause, ils en sont les démiurges et les réceptacles. Freud appelle ce stade "narcissisme secondaire".

 

 

Qui est le patient de Freud? II

 

  Dans le cas du narcissisme, il existe un conflit d'intérêts, Freud est déchiré. Ce qui est pathologique du point de vue de l'espèce est normal, voire louable du point de vue du spécimen.  L'autisme étant le bien-être suprême, un homme moralement constitué devrait tendre vers son moi sa vie durant.

  Catch 22: Et si tout le monde tombait amoureux de soi?! Le narcissisme ne doit être qu'un stade, à dépasser et à enterrer.

  C'est fait, le plus naturellement du monde. Selon Hobbes, pour adhérer au Léviathan, l'homme doit abdiquer sa pire aversion, la compagnie d'autrui. D'où vient cette aversion? du fait que les autres ne l'apprécieront jamais à sa juste valeur, celle qu'il s'accorde. Pourtant il s'acoquine aux autres, car il y va de sa survie.

  En extrapolant Freud, on dira que c'est le narcissisme secondaire qui scelle l'entente cordiale. Les autres, par leurs applaudissements, par leur tolérance, maintiennent l'illusion que le moi idéal mérite l'amour, pourtant nous savons tous mieux: il n'est ni "moi", ni "idéal". Moins ce moi idéal nous appartient, plus on dépend des autres pour l'aimer. Non, pour l'accepter. Le tolérer.

  Aimer seul l'avorton social, nul n'y parviendra. Le moi idéal est la méthadone du moi originel, en nous l'administrant la société s'impose en dealer et drogue. Pour s'assurer de l'approvisionnement de la denrée vitale: "être aimé" - il faut savoir donner le change, radins et mesquins s'abstenir. L'acceptation d'autrui est un investissement qui rapporte petit mais vital.

  Ce rouleau compresseur connaît évidemment bien de ratés. Ceux-ci sont de deux ordres: le Malaise dans la civilisation et le "retour" au narcissisme primaire.

  Des deux maux, le premier est bon pour l'espèce, car il nous condamne à nous serrer les uns contre les autres davantage encore.

  Le deuxième, par contre, est à éradiquer sans pitié. La thérapie du narcisse adulte ne devrait pas être remboursée par la Sécurité sociale. Que celui qui ne s'est pas désintoxiqué de ses pulsions du moi s'adonne à l'onanisme, et bon débarras (idem pour les homosexuels).

  Mais n'a-t-on pas pu lire entre les lignes freudiennes que la pénétration n'est que l'ersatz de la masturbation...

 

  Et l'autre en tant qu'objet? Car si la fable s'arrêtait à ce narcissisme recouvré, même au rabais, la cause darwiniste en aurait été très mal servie. Pour que la continuité de l'espèce soit assurée, il est hors de question que le nouveau moi, dit "idéal", mobilise toute l'énergie amoureuse. Comme sur commande, celle-ci se scinde alors en deux. Le gros de la libido sera investi dans le moi idéal, instinct de conservation oblige, mais la crème de la libido ira à autrui.

  Comment expliquer cette sage répartition des tâches? Par une cruelle lucidité. L'adéquation entre mes actes et "mon" moi idéal ne saurait me dissimuler qu'il s'agit d'un corps étranger, un artefact qu'on a implanté en moi. Ou plus exactement il est un mélange, cohérent mais insipide, mijoté avec la part du moi originel que la société a approuvée et la part du moi actuel que la société a programmée. Pour le dire crûment, ce partenaire-ci est très peu sexy, autant m'éclater avec les autres, ils sont demandeurs, étant tout aussi dégoûtés de leur propre moi idéal, d'ailleurs, c'est le même!

  La boucle est bouclée, l'amour de soi a finit par détourner l'amant de son bien-aimé. L'énergie amoureuse ainsi libérée sera alors investie dans les objets autrement rentables pour la survie de l'espèce, et en premier lieu, les personnes du sexe opposé. Que celui qui s'accroche à son jouet d'enfance, qui confond moyen et fin, passe à la trappe!

 

 

L'idéalisme narcissique II

 

  Freud ne qualifie que le lien entre l'individu et le moi idéal de "narcissisme". Mais son propre modèle devrait l'inciter à faire le dernier pas, et à parler de narcissisme, secondaire ou tertiaire, chaque fois que la libido est braquée quelque part. En témoigne ce tableau des choix d'objet:

"On aime:

1) Selon le type narcissique:

  a) Ce que l'on est soi-même

  b) Ce que l'on a été soi-même

  c) Ce que l'on voudrait être

  d) La personne qui a été une partie du propre soi.

2) Selon le type par étayage:

  a) La femme qui nourrit

  b) L'homme qui protège" (1914).

  Car chez Freud, l'amour, tout amour, est la continuation du narcissisme par d'autres moyens.

  Entendons-nous bien. Flairer dans cette loi le banal "il n'y a d'amour que de soi" serait passer complètement à côté de la vérité, et se calomnier par-dessus le marché. L'obstination à s'aimer, directement ou par procuration, n'est pas de l'instinct de conservation réchauffé, ni du népotisme au carré. L'individu s'acharne à reproduire la matrice narcissique parce que dans l'amour de soi il a connu le paradis.

  Le paradis naturel (primaire) et le paradis artificiel (secondaire) ont un dénominateur commun: l'idéalité. Il s'ensuit que l'amour est un affect idéaliste.

  L'idéalisme amoureux est longtemps satisfait par le moi réel. Mais quand celui-ci s'avère correct sans plus, l'individu ne s'y accroche pas. Il s'ensuit que l'amour est un affect idéaliste et impartial.

 

Tous les narcisses vont à la source,

Et la source est presque vide.

Toutes les amours partent de Narcisse,

Du Narcisse d'Ovide.

 


 

 

VERS UNE TOPOGRAPHIE DU PARADIS

 

 

 

  Le moment est venu de s'occuper de ce chantier qu'Ovide et Freud, grands seigneurs, ont abandonné à la postérité.

  Qu'est-ce que le premier Narcisse trouve de si hypnotisant dans le reflet? La beauté seule ne suffit pas à expliquer un amour qui fait fi de la soif, de l'insomnie, de la douleur physique (selon Freud ce sont les seuls états à même de suspendre la pulsion sexuelle et le travail du deuil).

  Satan est aussi d'avis qu'il n'y a pas pire épreuve que celle du corps. Pour tester la foi de Job, le Malin frappe d'abord sa chair et son sang, en faisant écrouler la maison sur ses sept fils et trois filles. Job tient bon, Satan s'en prend alors à sa peau, en lui infligeant une maladie affreuse. Le cobaye persiste et signe, et ipso facto abdique son humanité (Job: I-II). Le sages résument ce dénouement par un adage célèbre: "Job n'a jamais existé, il est une fable".

  Qu'est-ce que les narcisses primaires - nos chères têtes blondes - trouvent de si attrayant dans leur moi? Le favoritisme spontané du départ n'explique pas un "délire de grandeur" qui tient tête au siège social treize ans durant.

  A priori, les atouts du reflet, textuellement attestés, et ceux de nos moi respectifs, cruellement démasqués en temps voulu, ne devraient rien avoir de commun. Mais dans le domaine de l'amour, nous ne sommes pas au bout de nos surprises. Pour bien préparer le terrain au nouveau scoop, rouvrons Les Métamorphoses.

 

 

"Noli me tangere"

 

  "Un être me charme et je le vois; mais cet être que je vois et qui me charme, je ne puis l'atteindre" (lignes 446-447).

  Le narcissisme est un amour de proximité, un choix de facilité? Pas chez Ovide. Son Narcisse ne se fait pas de cadeau, masochiste, il tombe amoureux de l'unique être pour lui inaccessible.

  Oui, l'inaccessibilité existe, en littérature elle fait la pluie et le beau temps. "Ne me touche pas (Noli me tangere), car je ne suis pas encore monté chez mon père; mais va à mes frères et dis-leur que je monte chez mon père et votre père, chez mon Dieu et votre Dieu" (Evangile selon Jean, XX:16-17).

  "Ne me touche pas", dit le Christ ressuscité à Marie Madeleine - calmement, sans point d'exclamation, juste en en faisant le constat. "Ne me touche pas, doit-on lire, car je suis intouchable", objectivement intouchable. C'est en effet la première fois dans sa carrière que Jésus est l'Autre absolu, car littéralement hors-catégorie: il n'est ni vivant ni mort, ni homme ni Dieu.

  Et qu'est-ce qui met le reflet hors de portée? Son immatérialité - et plus exactement, sa bi-dimensionnalité. Le reflet n'a ni relief, ni volume, ni fond, il est tout de surface, alors que Narcisse est un homme de feu et de sang. Le coq et l'âne pourraient faire ménage à la fin des temps, mais jamais au grand jamais un homme en trois dimensions ne s'unira à une chose en deux.

  Le verdict de Némésis tape dans le mille, l'arroseur est noyé, Narcisse souffre du reflet ce qu'Echo avait enduré de Narcisse. Et ce n'est pas l'orgueil qui présida à l'inaccessibilité de ces deux objets de désir: un reflet n'a pas d'états d'âme, la perfection non plus; quel formidable camouflet au psychologisme qui a infesté la fable dès son écriture...

  Narcisse dit Non! parce qu'il est le meilleur étalon, le reflet ne dit rien parce qu'il en est la simplification. L'accouplement d'Echo et de Narcisse aurait produit un bâtard, celui de Narcisse et du reflet, un fantôme. Dans le premier cas, l'original dédaigne la copie, dans le deuxième cas, c'est sa caricature qui lui est interdite.

  L'idée renie le concret, dit Platon. Le nécessaire se démarque de la contingence, renchérit Aristote. Le simple n'a rien à voir avec le compliqué, ajouté-je. Et les Juifs prient à la sortie du Sabbat: "Loué soit-Il qui isole le sacré du profane".

 

 

"S'il ne se connaît pas"

 

  Narcisse se fie aux apparences, il ne fait que ça, c'est dans le cahier de charges du love at first sight. Béni des dieux, son deuxième regard ne pêchera pas plus profond que le premier, dans le reflet il ne peut aimer que ce qui est représentable par la face de l'eau; frappons en son honneur le néologisme surfaciel.

  La horde tient-elle enfin sa peau? Oui, à condition de coller au texte d'Ovide. Lisons les lignes, les lignes seulement, scaphandriers s'abstenir.

  La mère de Narcisse "vint demander s'il verrait sa vie prolonger dans une vieillesse avancée; le devin Tirésias, interprète de la destinée, répondit: 'S'il ne se connaît pas' (Si se non nouerit)" (l.346-349).

  Insolite prophétie. Depuis quand la connaissance de soi est-elle si condamnable, en "Grèce", patrie du "Connais-toi toi-même", qui plus est?

  Au fait, à quelle branche de la connaissance Tirésias fait-il allusion? La première, la plus évidente, est d'emblée écartée. Narcisse est au-dessous de tout soupçon en connaissance de soi apollinienne, nul ne lui reprochera d'avoir sondé son âme, sa cervelle, et autres triperies, chez lui tout est dans l'épiderme.

  Est-ce donc le "connaître" biblique: Narcisse vivra vieux s'il ne se masturbe pas? Le latin ne le permet pas, dommage, il s'agit d'une lecture uchroniste mais point sotte; à ceci près que l'onanisme ne fait point partie de la gamme d'un Narcisse plutôt voyeur platonique.

  Sacré os, et même trois. La fable attribue à ce gosse superficiel la faculté de se connaître. Elle qualifie sa duperie de connaissance de soi. Elle appelle un mirage "moi".

  Si seulement le texte avait le tact de remplacer "se connaître" par "se regarder", ou à défaut, par "se reconnaître"... Il s'agit en effet d'une sérieuse entrave à la machinerie anti-Narcisse, en témoignent les adaptations qui corrigent le tir d'Ovide.

  "A sa naissance, son père eut l'idée de consulter le devin Tirésias, qui lui fit cette curieuse réponse: 'Ton fils vivra vieux, à condition qu'il ne se regarde pas'. Le problème était qu'à mesure que Narcisse grandissait, de plus en plus le monde se mettait à le regarder. Il devint vite le pire 'bourreau des coeurs' du pays."([24]) 

  "Lorsque naquit Narcisse, un oracle annonça à ses parents qu'il vivrait vieux et heureux s'il ne voyait pas son propre visage. Sans bien comprendre le sens de cette prophétie, ils bannirent de leur demeure toute espèce de miroirs" ([25]).

  Une fois n'est pas coutume, Robert Graves est fidèle à Ovide: "Narcissus will live to a ripe old age, provided that he never knows himself" - "à condition qu'il ne se regarde pas", répare son traducteur français.

  On a beau court-circuiter la fable, elle ne se laisse pas faire. Narcisse s'est vu, s'est connu, s'est perdu; rarement la consanguinité de "voir", "savoir" - et "se faire avoir" - s'est soldée par une telle hémorragie.

  "Connais-toi toi-même!": et si l'essence de l'homme n'élisait pas son siège en profondeurs, comme le veut la sagesse des nations, la grecque en particulier, mais en texture?

  "Ne pas aimer la peinture, c'est mépriser la vérité même", proclame Philostrate au tout début de sa Galerie de tableaux (ca 200) - dont un a pour sujet Narcisse, on y reviendra. Et Philostrate de s'expliquer: "C'est mépriser ce genre de mérite que nous rencontrons chez les poètes, car la peinture, comme la poésie, se complaît à nous représenter les traits et les actions des héros; c'est aussi n'avoir point d'estime pour la science des proportions, par laquelle l'art se rattache à l'usage même de la raison"([26]).

  Cet article de foi est le versant pictural du célèbre sixième chapitre de La Poétique. Aristote y déclare la tragédie plus philosophique que l'histoire, parce qu'elle met en scène ce qui doit se passer, le nécessaire, alors que l'histoire ne conte que ce qui s'est réellement passé: le contingent.

  Pour Philostrate comme pour Picasso, l'art est plus véridique que la réalité brute, car il en capte l'essence. Le poète dit le vrai en raffinant la réalité, la peintre montre le vrai en la simplifiant - en l'étalant sur un support en deux dimensions.

  La tragédie de Narcisse nous enseigne que ne pas aimer la surface, c'est mépriser la vérité - c'est ignorer l'amour.

 

 

Narcisse et Oedipe II

 

  Le devin aurait pu tenir le même discours à Jocaste: "Ton fils vivra vieux et heureux s'il ne se connaît pas". A ceci près qu'Oedipe a été perdu par une connaissance de soi classique - et par la connaissance biblique de sa mère.

  Moralité des deux fables: descendre aux enfers de son moi et l'effleurer à peine mènent également à sa perte.

  Mais il y a perte et perte. Oedipe soulève le couvercle de la boîte de Pandore, le paie au prix fort, et vit vieux (et malheureux). Narcisse se fie aux apparences, le paie de sa personne, et meurt jeune (et comblé).

  Moralité bis: le fin fond est moins dangereux que la surface. La plongée permet de meubler son temps, quand bien c'est dans les pires souffrances, alors que de la surface on a vite fait le tour, celui qui ne s'accorde pas un répit sous l'eau ne passera pas la semaine.

 

 

Amour: posséder un être inaccessible

 

  Tout en trahissant Narcisse à tour de bras, Freud s'en est inspiré pour dire notre enfance à tous. Car le paradis du héros antique et le paradis du commun des mortels se recoupent, parfois ils ne font même qu'un.

  Quels sont les atouts des trois bénéficiaires du narcissisme: le moi réel jusqu'à la puberté, puis le moi idéal et l'autre idéal? (L'individu investit le gros de son énergie dans le moi actuel et dans l'autre actuel, mais il le fait faute de mieux: Je partage un fardeau trop léger pour moi, à deux il pourrait faire le poids, en cas d'échec on se mettra à trois.)

  Freud fait l'éloge du seul autre idéal: "Le narcissisme d'une personne déploie un grand attrait sur ceux qui se sont dessaisis de toute la mesure de leur propre narcissisme et sont en quête de l'amour d'objet; le charme de l'enfant repose en bonne partie sur son narcissisme, le fait qu'il se suffit à lui-même, son inaccessibilité; de même le charme de certains animaux qui semblent ne pas se soucier de nous, comme les chats et les grands animaux de proie" (1914). Au top de ce hit parade: la femme fatale, qui n'aime, à strictement parler, qu'elle-même, étant renfermée dans une autarcie amoureuse, "ce qui la dédommage de la liberté de choix d'objet que lui conteste la société".

  Nous avons un début de réponse. L'autre idéal tire son idéalité de son inaccessibilité - qualité que Freud identifie à son narcissisme attardé. Sur quelle base? Aucune. Freud est ici piégé par une cascade d'associationts fort courante: "une personne qui m'est inaccessible se passe de moi" - par définition. Du "elle n'a pas besoin de moi" au "elle n'a pas besoin de nous", il n'y a qu'un petit effort métonymique, l'exclu le fait allègrement, "elle n'a pas besoin de quoi que ce soit" suit en courant.Son prétendu narcissisme est donc l'effet de trompe l'oeil que produit son inaccessibilité.

  Le constat garde pourtant son acuité intacte: l'inaccessible est notre objet d'amour favori. Dans le sport inventé par Freud, l'amour, tout amour, est la continuation du narcissisme par d'autres moyens. Suivant cette règle, ce n'est pas son narcissisme qui m'attire dans l'être inaccessible, c'est mon feu narcissisme qui m'aiguille vers l'être inaccessible, je me complais à le qualifier de "narcissique".

  Cette projection ne signifie-t-elle pas que l'homme recherche désespérément l'inaccessibilité chez autrui parce qu'il l'a perdue chez lui-même? Autrement dit, ne se rabat-il pas sur l'inaccessibilité de l'autre quand il est devenu trop accessible pour lui-même?! Bref, l'individu en panne de son propre narcissisme se console avec un narcissisme qu'il attribue à autrui...

  Tout cela a l'air absurde, et pourtant. Il se peut que le petit narcisse soit précisément attiré par "son" moi imperméable.

 

 

Nous avons un complexe de simplicité

 

  Mais pourquoi l'inaccessible attise-t-il nos passions? On pourrait évacuer la    difficulté par la tautolgie: nous désirons ce que nous ne possédons pas. L'abondance de cas d'indifférence face au manque infirme ce truisme.

  Un autre jeu d'associations nous aidera à y voir plus clair. Philosophes et théologiens ont l'habitude millénaire de glisser d'inaccessible à opaque, opaque leur rappelle surface, surface équivaut à simple, simple égale indivisible. Qui est indivisible? l'UN.

  En se rendant simple, on se prend pour Dieu. En prenant quelqu'un pour simple, on s'érige en son officiant.

 

  Euclide a donné dans Les Eléments le tiercé de la simplicité dans l'ordre inamovible:

  1. "Un point est ce dont il n'y a aucune partie."

  2. "Une ligne est une longueur sans largeur."

  3. "Une surface est ce qui a seulement longueur et largeur."

Il n'y a pas un homme qui ne l'ait pas joué depuis, et plutôt à reculons.

  Dire, point, n'est pas de ce monde, a fortiori l'être. Mais les amoureux refusent de s'y résigner, qui se disent occuper une bulle rien que pour eux, une bulle bi-place, ce faisant ils se réclament de l'utopie de la table rase.

  "La droite est la ligne la plus courte entre deux points" - et le reste du temps? Afin de le meubler tant bien que mal, une femme met parfois toute une vie pour aller de Rouen à Paris. Il n'empêche que ne regarder ni à gauche ni à droite est le plus beau compliment dont on puisse nous gratifier - compliment usurpé, cela va sans dire.

  Pour des raisons qui méritent étude, le point et la ligne jouissent d'un grand prestige, alors que la surface paraît ne jamais avoir eu la cote. En témoignent les adjectifs et les tropes par ces trois accouchés: un homme se vantera d'être ponctuel, se félicitera de sa rectitude, mais s'entendre traité de plat le met dans un de ces états...

  Or même la surface n'est que façon de parler quand elle est collée à l'homme. Celle de Dieu ne cache rien, what you see is what you'll get. La nôtre, par contre, n'a pas un centimètre d'épaisseur, il suffit de gratter pour que jaillisse l'atavisme de toute une espèce, il est plus facile de me pénétrer que de m'effleurer.

  Le point, la ligne, la surface ne cessent de nous préoccuper - pour la bonne cause, ils sont des must de vie et de méthode. Pour dessiner la ligne de l'homme, on a coutume de lui fantasmer un pôle divin où il fut égal à lui-même, rien ne déborda. Freud: "Etre à nouveau, comme dans l'enfance, et également en ce qui concerne les tendances sexuelles, son propre idéal, voilà le bonheur que veut atteindre l'homme" (1914).

  Le narcissisme trahit la nostalgie d'un temps immémorial, fantasmagorique, où l'in-dividu habita son moi nucléaire. Une nostalgie continûment ravivée, l'existence est une suite interrompue d'exils, chaque instant nous éloignant de la communion, toute relative, de l'instant d'avant.

  Ce procès est décrété irréversible par la Deuxième loi de la thermodynamique: un système va vers toujours plus de désordre. Le brave narcisse se bat contre l'entropie, et dans ce sport, il n'y a que la participation qui compte.

  "Au commencement était le Verbe", rapporte le Nouveau Testament - et l'Ancien confirme: "Au commencement créa Dieu les cieux et la terre".

 

  (Par un heuerux hasard - la loterie de la langue ayant sorti le bon numéro -, les trois premières lettres de la Bible sont bra, soit la racine du verbe "créer").

  "Au commencement était le verbe" - l'ADN, si l'on veut. A notre irruption dans le monde, le verbe est comme parasité par le sujet et l'objet. Après la Chute, chacun tend vers le big bang grammatical, le degré zéro de la langue où les trois termes firent un.

 

 

Vivement l'autre

 

  Le dossier de la désaffection du moi est à présent prêt à être bouclé. Freud a montré du doigt les vrais coupables, mais s'est complètement trompé sur le chef d'accusation.

  Oui, les autres brisent notre momentum narcissique. Non pas par leur censure, celle-ci ne peut dévaloriser le cher moi que sur les marges. Leur principal tort est d'être; étant, ils nous compliquent une vie qui se débrouille pourtant toute seule pour tout brouiller.

  Car selon la loi de l'entropie, tout complexifie, même la simplification à outrance. Loin de mettre de l'ordre dans nos idées, en nous renfermant dans des tiroirs préfabriqués, les autres en augmentent la cacophonie, nous leur rendons la monnaie de la pièce. Et plus on est compliqué, moins on est aimable.

  Oui, la promiscuité avec son moi est mauvaise pour le narcisse. Non pas parce qu'elle le rend malade en tant que telle, mais parce que pour cultiver sa simplicité, il n'y a pas plus mauvaise compagnie que soi!

  La preuve, quand quelqu'un fournit un résumé de sa personne - un C.V., un casier judiciaire, une autobiographie -, il (se) le déclare valable ad hoc, pour les besoins du genre, et s'empresse d'ajouter que sa réalité est beaucoup plus riche que cela. Soit un but contre son propre camp.

  Quand cette funeste richesse n'est pas visible à l'oeil nu, c'est au plus profond de soi qu'il la ressent. Qui ne se dit pas, à l'écoute d'une phrase prononcée à son sujet: Mais je ne suis pas si simple que cela... L'individu a beau passer pour opaque aux yeux de ses semblables, il se sait pertinemment oignon, pelure sur pelure sur pelure.

  Plus je vais au fond de moi-même moins je suis seul, or l'homme va au fond de lui-même, il ne fait pour ainsi dire que ça. Il n'y a pas de lieu plus dépeuplé que la surface, l'homme habite sous-peau, en épiderme il ne fait que passer.

  Plus il est transparent, plus il paraît pour ce qu'il est vraiment: un supermarché.

  Pour aimer, il lui faut de l'inaccessible, soit l'effet que le moi jamais ne pourra lui procurer.

  Il a alors le choix entre deux chimères: s'accrocher à ce qui reste de sa surface, ou parier sur celle des autres. Car s'il n'y a pas de surfaces imperméables, celle du voisin est par définition plus verte.

  Examiné sous cet angle, même le moi idéal ne manque pas de charme. Créature sociale, il est justement vécu comme un corps étranger. Etant le produit d'un raffinement du moi brut, il lui est largement supérieur en simplicité. Artefact, il est plus travaillé que le moi réel; sa pseudo cohérence, son esprit de système, sa beauté, en somme, ne peut laisser l'amant indifférent.

  Quand son moi, réel ou idéal, lui est de plus en plus résistible, l'individu va paître ailleurs. Les candidats ne manquent pas, grâce à une règle d'or, elle est à graver dans tous les manuels, car elle gouverne notre vie amoureuse post-narcissique: l'autre est plus simple que soi.

 

 

On peut toujours s'entendre, soyons sourds

 

  Paradoxale est la tragédie de Narcisse, paradoxale et inouïe. L'instant de leur rencontre, la platitude du reflet est encore en diapason avec la stéréotypie de l'éphèbe creux. Mais le choc qui pétrifie son corps met son cerveau en ébullition. Il fut simplet, le voici fin psychologue. Il analyse ses élans amoureux dans leurs plus menus détails, décortique leurs dévastateurs effets sans se ménager, sa perspicacité n'a de pair que celle de Marcel dans La Recherche du temps perdu ou de Stephen Dedalus dans Portrait de l'artiste comme un jeune homme.

  Ovide met à la disposition de Narcisse une technique qui deux mille ans plus tard sera baptisée Stream of consciousness. Cadeau empoisonné, à chaque ligne il approfondit un peu plus le fossé séparant le tri-dimensionnel du bi-dimensionnel. En s'étoffant, Narcisse s'éloigne de son désincarné bien-aimé. Ainsi mieux Narcisse se connaît, moins il a de chances de posséder son moi véritable... Heureusement le temps lui manquera pour pousser trop loin son introspection, des traités d'amour impartial seront rédigés sans son concours.

  Mais rendons à Narcisse cette ultime justice: il n'a pas cherché à pénétrer l'aimé, juste à le contempler. Les cinq sens sont tous affaire de surface, et Narcisse de n'en abuser que du plus superficiel: la vue. (Quant au sixième sens, lui et moi le laissons aux plongeurs et autres rongeurs). Il a le loisir d'un seul désir, languir devant "son" moi réduit à sa plus simple expression. Et comme par ricochet, le voici qui est à son tour réduit à sa plus simple expression. Entre le minimalisme du verbe et le minimalisme de l'objet s'instaure un dialogue de haute volée, un dialogue de sourds. En guise d'aria finale, les deux pouvaient chanter avec les Beatles: "Everybody's got something to hide except me and my monkey".

 


L'amour est une science exacte

 

  Les principales pièces sont en place, il ne manque que les courroies de transmission pour qu'on puisse enfin fonder la mécanique de l'amour.

  Deux sont nos centres de tri, ils ont un préjudice en faveur des stimuli simples: la libido, le cerveau.

  Deux sont les puissances pour qui la surface est source de jouissance: le cerveau, la libido.

  Deux sont les instances qui nous poussent à poursuive, ou juste à admirer, les objets uniquement en fonction de leur look: la libido, le cerveau.

  Deux sont nos organes d'objectivité.

 

 

Le snobisme libidineux

 

 "Il me faut le meilleur", clament toutes les libidos de la terre en choeur, sélection sexuelle oblige.

  Sur l'identité du meilleur étalon, il existe, dans la nature, un consensus à faire retourner le manteau aux relativistes de tous poils. Sur le mode de son élection aussi. Pour tomber amoureux raide, nul ne procède par sondage, ni par forage, ni par des tests d'intelligence. Pour la libido comme pour Narcisse, l'habit fait le moine.

 

  "Il me faut le meilleur!", réclame la libido infantile, et se braque automatiquement sur l'unique objet qui pourrait mener son détenteur au paradis.

  La perfection est dans l'UN, elle sera consommée dans la communion du sujet et de l'objet, le verbe "aimer" assurant la liaison entre "je et "moi".

  La lune de miel dure quelques treize ans, jusqu'à ce que l'Evolution n'y trouve plus son compte. Sa première victime est toute désignée, notre objet d'amour spontané est laminé puis carrément démis de ses fonctions.

  En se tournant vers les deux second best que sont l'autre (idéal) et le moi idéal, le verbe prouve que de cette épreuve, son idéalisme sort indemne. Mais pour combien de temps?

 

  "Il me faut le meilleur!" - les bêtes passent tout de suite à l'acte. Comment ne pas être admiratif devant le caniche faisant la cour à une superbe doberman, elle ignore jusqu'à son existence. Dans la nature, neuf fois sur dix les soupirants sont repoussés, les objets de désirs consensuels sont gardés en réserve de l'espèce.

  Chez nous, humains, un tel culot est rare, nous connaissons notre place. La libido réclame le meilleur, mais le surmoi nous souffle avec une humilité confondante: "Non pas que je me croie à la hauteur" - autant aimer à distance réglementaire.

  Y aller la tête la première est une attitude glorieuse mais risquée. Les animaux peuvent se la permettre, car les refus ne semblent pas entamer leur ego. La première sur la liste leur dit non, sans rancune ils déchargent leur verve dans le trou à côté, du Object-Oriented au Verb-Oriented ils glissent en douceur.

  D'ailleurs, les refus n'y sont pas légion, en voici la raison. Moins une espèce est évoluée, moins elle est variée; plus elle est homogène, plus nombreux sont les membres qui correspondent à son type idéal. Le concours de la Chatte Fatale compte beaucoup moins de candidates que celui de Miss Drosophile - à celui de Sexy Amibe, toute la gent amibienne est convoquée sans exception.

  Une ménagerie encage un nombre plus ou moins important d'objectivement désirables, la nôtre étant à cet égard la moins bien lotie. Car toutes les espèces sont monolithiques quand elles sont comparées à l'homo sapiens. Il s'ensuit que chaque animal a infiniment plus d'occasions d'accéder au bonheur sexuel que le plus exquis des humains. 

  Car hétérogénéité n'est pas synonyme de relativisme. Comme nos amies les bêtes, nous nous fédérons autour de quelques spécimens universellement convoités, hélas si peu nombreux. A chacun son goût? loin s'en faut. La dame idéale existe, depuis The Descent of Man, or Selection in Relation to Sex (1871), le néo-darwinisme n'a eu de cesse d'en peaufiner le portrait robot. Une étude récente démontre que les Brésiliens, les WASP américains, les Russes, les indiens Ache du Paraguay, et les indiens Hiwi du Vénézuéla, trouvent tous plus attirantes les femelles au visage néoténique: larges yeux, petit nez, lèvres épaisses([27]).

  Pour ne rien arranger, plus la catégorie est éclatée, plus aiguë doit être la sélectivité de ses membres pour qu'ils ne se trompent pas sur la marchandise. Une Veuve noire peut forniquer au pif, le premier venu sera l'araignée de sa vie, à quelques peccadilles près. Mais l'homme, mon dieu, l'homme est appelé à être pingre en pulsions, à chercher des poux sur tout ce qui bouge, bref, il est de son devoir d'imiter le Narcisse "frigide", le Narcisse d'avant son coup de foudre pour la perfection.

  Les hommes sont deux fois cocus, du côté de l'offre et du côté de la demande: les bons produits sont rares et les clients, difficiles. Une Lassie a ainsi de meilleures chances a) de tomber sur un chien qui lui fait perdre la tête, et b) d'obtenir ses faveurs -, que vous et moi en avons de croiser une Brigitte Bardot ou une Vénus de Milo; quant à consommer, il ne faut pas rêver.

  Le vicieux cercle: la richesse même qui fait la grandeur de l'Homme garantit le malheur à presque tous les homuncules, en les abonnant à la frustration amoureuse. Est-ce que les rejetés se retirent du siècle? Que non, l'Evolution veille. Car chaque copulation, même des avortons, pourrait enrichir notre palette génétique.

  Mais l'heure de leur engagement dans la continuation de l'espèce n'a pas encore sonné, ils ont largement le loisir de prendre des coups (mais pas trop: la nature a besoin d'un ego en assez bonne forme, faute de quoi son détenteur risque de devenir impuissant.) La désaffection du moi est le premier coup de la série, il est immédiatement suivi par une rafale. Quelques uns succombent, les rescapés ne seront plus jamais pris en flagrant délit d'intransigeance, amoureuse ou autre. En attendant, bienvenue à l'âge d'or de l'objectivité!

 

 

Le mieux disant cognitif 

 

  "Il me faut le meilleur!" - renchérit le cerveau. Grâce à la psychologie de la Gestalt, nous connaissons ses goûts à la virgule près, ils n'ont pas bougé depuis que l'homme cogite. Le cerveau flanche devant les objets symétriques, cohérents, fermés, économes - bref, le meilleur cognitif est simple!

  Connaissant ses préférences, on comprend pourquoi il aiguille son porteur vers le moi. Le narcissisme représente à ses yeux la promesse de devenir une bonne Gestalt: le "je" uni au "moi", quoi de plus économe?

  Narcisse et Oedipe, le cerveau suggère au nouveau-né les synthèses les plus simples, avec sa mère et avec sa propre personne. Son entourage l'y encourage fortement: partout où il passe, partout où on le dépose et on le transporte, les regards des autres l'élisent jeune premier. Un bébé un tant soit peu observateur se rend compte que les autres ont besoin de causer, de gesticuler, de transpirer afin qu'on s'intéressent à eux, alors que le fait seul d'exister lui vaut égards et considérations. Dans son cosmos, il fait l'unanimité en tant que figure. Son irruption sur scène repousse les autres candidats à l'attention au second plan, vers le fond.

  Cette leçon est longue à désapprendre, c'est à elle que le narcisse primaire doit sa peau d'éléphant. Sans elle, il aurait depuis des lustres capitulé devant le marteau piqueur social.

  Chaque geste de l'enfant obtient une note, chacune de ses paroles est passée au crible, même ses selles sont abondamment commentées, le tout est pour son bien, parole de parents. Pour faire le tour de la coercition, veuillez consulter Surveiller et punir de Michel Foucault; et si quatre cents pages serrées ne vous chantent pas, consultez votre agenda.

  Certes, l'ingénierie sociale finira par le dégoûter de son moi; mais en attendant, dompteurs et tortionnaires s'occupent de lui comme s'il était le centre de l'univers. N'est-il pas le VIP de la gigantesque industrie de l'éducation? Or, il n'y a pas un seul adulte qui jouit de telles sollicitations. L'érosion du moi infantile est ainsi ralentie par l'obsession dont il est l'objet, les effets de la machination sont comme contrebalancés par son existence même.

  La société fait tout pour rendre l'enfant fou, sa folie a pour nom la paranoïa. Qu'est-ce que la paranoïa? La tendance à ramener tout à sa personne. Dans la vie du parano rien n'est neutre, rien n'est innocent, qu'on s'intéresse à lui ou qu'on l'ignore, tout prouve sa centralité. Le parano noir s'en offusque: "Elle ne m'a pas regardé de la soirée donc elle me hait"; le parano rose s'en flatte: "Elle ne m'a pas regardé de la soirée donc elle m'aime."

  La paranoïa est une maladie d'enfance, une maladie objectivement justifiée qui plus est. Mélange détonnant, elle relève du délire de persécution par le contenu et du délire des grandeur par la forme. Le machiavélisme ambiant retranche le narcisse dans son syllogisme favori: si le monde s'acharne sur moi pour me transformer en un autre, c'est que je suis quelqu'un.

  Mais avec le temps, la forme qu'accouche ce mariage de la raison perd de sa superbe. Lui assurer ne serait-ce qu'un semblant de cohésion demande tellement de bricolage et de retouches qu'elle commence à ressembler à un puzzle, puis à un collage, enfin à un bazar.

  Le petit narcisse n'est pas dupe, à terme il se détourne de son jouet d'enfance. Ce qui me pousse à avancer la thèse que la désaffection du moi résulte d'une crise gestaltiste.

  Plus vaste sera la plaine. Car l'organisme qui en lui trie la figure du fond grignote en même temps son assurance d'en être l'heureux élu. Soit le cerveau, nul individu normalement constitué n'échappe à ses noirs éclairages. Pompier pyromane, il gratifie le narcisse d'un véritable jeu d'artifice.

  Illumination I: ce traitement de faveur, tout autre enfant à sa place en aurait bénéficié. Son rôle est une case vide, que cela soit lui ou le dernier de la classe qui le joue, peu importe. Je ou ON? Au moindre doute je dit ON - ici le doute n'est pas permis, c'est ON.

  Illumination II: ces Grands Electeurs que sont ses parents & al. le traitent de figure parce qu'ils sont ainsi programmés, il le leur rend bien, donnant donnant. Car cette mère tant désirée, ce père adulé, détesté, s'ils étaient les voisins de palier il les aurait à peine salués.

"Cordelia: J'aime votre Majesté comme je le dois, ni plus ni moins.

Lear: Allons, allons, Cordelia! Réformez une peu votre réponse, de peur qu'elle ne nuise à votre fortune.

Cordelia: Mon bon seigneur, vous m'avez mise au monde, vous m'avez élevée, vous m'avez aimée; moi, je vous rends en retour les devoirs auxquels je suis tenue, je vous obéis, vous aime et vous vénère" (Le Roi Lear, I,i).

  Eux ou ON? Au moindre doute je dit ON: maman, papa, je vous aime tant, mais ne le prenez pas personnellement. Je vous aime d'un amour prêt-à-porter.

  Illumination III: Il se traite de figure parce qu'il est ainsi conditionné, mais à la place des autres il se serait considéré fond, à quelques spasmes de grâce près.

  "Que l'étranger te louera, et sinon, ta bouche" (Proverbes: XXVII, 2). Salomon admet à la barre deux témoins: celui qui ne te connaît pas, toi-même; tes proches, par contre, sont légalement interdits de louanges.

  Le sage roi a raison. Personne n'est mieux placé que soi pour se savoir un ramassis de faits et gestes à 99.99% non-marqués. Même un Kafka n'était Kafka que deux heures par jour, alors la médiane des mortels ne dépasse pas deux heures par vie (idem Hamlet).

  En s'objectivant un homme devrait s'ignorer mais ne peut. Il continue à gérer l'insipide, à s'occuper du fade, il est angoissé, exalté, vicieux pour un oui pour un non d'un type presque neutre: lui-même.

  Illumination IV: Un fossé sépare l'investissement qu'il met dans sa personne et la valeur qu'il lui accorde, et sous peu, un abîme.

  "Le juste connaît l'âme de sa bête" (Proverbes: XII, 10). Certes, il se démène pour se financer des études supérieures - mais il se sait médiocrement intelligent. Certes, c'est sa personne qu'il emmène au cinéma - il ne songerait jamais à faire le baby-sitter des enfants de son ami en qui il reconnaît pourtant le cinéphile qu'il ne sera jamais. Certes, ce n'est pas sur celles d'un autre qu'il dépense une fortune, mais sur ses propres dents à lui - si vilaines à ses yeux impartiaux.

  On mesure à présent mieux le grand écart entre le topos et la fable. L'amour de soi est le crime de l'usurpateur, l'amour de soi est le châtiment de l'authentique Narcisse - car il n'y a pas d'amour plus ingrat, plus sûr d'être déçu...

 

  L'individu s'est cru bonne Gestalt, il doit déchanter. Il n'est qu'une figure interchangeable sur un fond indifférencié. Figure pour les siens, figurant pour le cerveau moyen, il doit son statut d'objet au piston.

  L'individu s'est fantasmé sexy, il se découvre tel qu'il est: quelconque. Le magnétisme repose sur la pureté, du métal ou du pôle, mais son moi est trop hétérogène pour l'attirer plus longtemps.

  Que font la libido et le cerveau? Ils l'envoient à la chasse d'objets à la hauteur de leurs critères implacables.

  Le premier à se porter candidat est le moi idéal. Mais objectivement, celui-ci n'est idéal que comparé à son prédécesseur. De par son statut d'artefact, il est meilleur objet que le moi actuel dont il est le raffinement. Mais raffinement n'est pas finesse, celui qui s'entiche de son moi idéal ne tarde pas de s'en rendre compte. Son bien-aimé fraîchement élu n'est pas cohérent, tout juste doit-on lui reconnaître une fragile cohésion. Il n'est ni opaque, ni unilatéral, ses ressorts sont visibles à l'oeil nu, ce sont calculs, mécanismes de défenses, projection qui gluent les parties le constituant les unes aux autres. Bref, il n'est pas beau - le beau, dit Héraclite, est le maximum d'unité dans un maximum de variété.

  Exit le moi idéal. Entre l'autre idéal. Parce que plus simple que soi, l'autre est meilleure Gestalt, parce que plus simple que soi il lui servira d'aimant.

  Certes, l'individu ne tardera pas à démasquer son nouvel objet de désir: il n'est pas si simple, il est même beaucoup plus compliqué que cela! (Que jamais l'autre n'arrivera à ses chevilles en termes de complexité est une vérité à laquelle il refusera à faire face.) En attendant, il peut se laisser envoûter.

  Il y a un temps des figures imposées, et un temps des figures libres. Bienvenue à l'âge de l'objectivité!

 


 

L'AGE D'OR DE L'OBJECTIVITE

 

 

 

 

  Le snobisme libidineux et le mieux disant cognitif sont à la base de la sélection naturelle. Logos assiste Eros pour que les meilleurs copulent, il y va des intérêts du génome humain.

  Mais le jusqu'au-boutisme de nos débuts devient un obstacle à plus long terme. Persévérer dans le "Nectar ou rien!" aurait condamné l'écrasante majorité des spécimens à l'abstinence. Après l'objet, c'est donc au tour du verbe de mettre de l'eau dans son vin, raison d'Espèce oblige.

  Entre la disgrâce de l'objet et le baptême du verbe se serre un laps de temps, la poignée d'années de l'adolescence, durant lesquelles libido et cerveau font la loi.

 

 

Le temps des figures imposées

 

  Le cerveau nous impose des amours sans filet, et ce sont les adolescents qui trinquent.

  L.M., douze ans, prétend que toutes les filles de sa classe aiment le même garçon. Mon autre informatrice du front adolescent, H.M. qui a seize ans, raconte qu'en début d'année scolaire, les mecs se sont constitués en jury de Miss 1ère S. Après en avoir élu deux - heureusement pour nos couleurs, la femme est une denrée rare chez les matheux -, ils en sont tous tombés amoureux.

  D'accord, un effet de mode joue dans ces concours de beauté. L'année prochaine, ou dans une quinzaine, le consensus ira voir ailleurs, petits et grands offriront alors leurs suffrages à une nouvelle idole. Mais aussi longtemps que dure un règne, il n'y a qu'un soupirant qui verra son amour réciproqué, et parfois aucun; les autres seront laissés pour compte, quand ils ne passeront pas inaperçus.

  Vaccinée contre la raison pratique, la jeunesse abrège les interrègnes au strict minimum, allergique qu'elle est à la vacance du pouvoir de séduction: le roi est mort, vive le roi!

  Qu'il est bête, l'âge bête, qu'il est peu pragmatique, pour mettre "aimer" au-dessus de "être aimé"... Il faut être d'une sainte inconscience pour se précipiter sur le meilleur, fait maison ou en grande distribution, car cet amour tend à exclure la consommation.

  Il est tentant de prêter une oreille à la sagesse des nations qui diagnostique chez l'adulte le sens des réalités et chez l'adolescent, le coureur de chimères. Il est surtout réconfortant d'adhérer au stéréotype qui fait de l'adolescent un suiviste et de l'adulte, un individualiste.

  Les pièces à conviction ne manquent d'ailleurs pas: les adolescents accrochent au mur les posters des mêmes stars, chantent et dansent les mêmes tubes, mettent les mêmes fringues, baratinent les mêmes formules creuses.

  Gare au mauvais ou bien... ou bien. Car un consensus ne signifie pas forcément que son objet ne le mérite pas! L'inverse n'est pas moins vrai: que les adultes finissent tous par se caser ne signifie pas que leur femme vaille le déplacement, que leur toit vaille de se cribler de dettes, que leur boulot vaille de se lever de bonne heure.

  Le travail, précisément, parlons-en. La gent adulte fait preuve en la matière d'une ingénuité à vous couper le souffle. Pas une semaine ne passe sans que quelque part, dans les sept pays les plus industrialisés (G7), on invente une nouvelle "activité professionnelle", utile ou farfelue qu'importe - l'Index alphabétique des Pages jaunes en recense 1500 (mille cinq cents)! Rien que la peu française lettre K en compte six: "kaolin", "karaté (salles et leçons)", "karting", "kayaks", "kinésithérapeutes", "kung-fu"; alors que la riche A, cette lettre bien de chez nous, rassemble 300 métiers différents, d'"abat-jour (détail)" à "avoués près la cour" en passant par "anti-graffitis" et "attelages pour remorques et tracteurs".

  L'imagination est au pouvoir, et nos enfants en sont salement dépourvus. Quand invités à répondre à des questionnaires du type: "Que feras-tu quand tu seras grand?" -, ils ne se sentent investis que par moins d'une dizaine de vocations: médecin, prof, avocat, footballer, rocker..., chômeur.

  L'optimiste verra dans la différenciation adulte un ticket à la différence et à l'épanouissement; et dans l'uniformisme adolescent il stigmatisera l'instinct grégaire.

  Tant mieux pour l'optimiste, car le cerveau et la libido se rallient à la cause opposée. Nos organes d'impartialité sont durs au plaisir, peu, si peu trouvent grâce à leurs yeux. Abat-jour (détail), attelages pour remorques et tracteurs, et les mille quatre cents quatre-vingt-dix autres occupations qui laissent secs les rêves de nos gosses ne portent, sur leurs cartes de visite, que le faute de mieux et le moindre mal.

 

*

 

  Personne n'est parfait. Narcisse traversait l'enfance dans une insouciance un peu niaise. L'avoir taxé de "méprisant" était alors excessif. A cette époque, Narcisse n'était pas plus préoccupé par lui-même que par les autres, il participait pleinement de la définition que Nietzsche donna de l'individu: égoïste sans ego.

  A ceci près que, contrairement à nous autres, moches ou juste "pas mal", à ses débuts toutes les portes lui étaient grand-ouvertes, mais Narcisse n'en enfonça aucune. Il disposait des atouts qui lui auraient permis de prendre le virage Don Juan: Pourquoi un si je peux plein? Ascète ou juste fainéant, Narcisse réplique: Pas un si je peux deux -, il suspend son énergie libidineuse (ou l'investit dans son hobby).

  Narcisse tombe sur son maître, et en moins que rien, l'égoïste devient altériste, un altériste sans filet qui plus est; il ne calcule pas et se ménage encore moins. L'orgueil est la continuation de l'epicerie par d'autres moyens - Narcisse combat l'amour propre au nom de l'amour littéral.

  Il n'est pas le seul. Les statistiques de la morbidité sont formelles: c'est autour de seize ans que le Moloch de l'idéalisme est le plus vorace. Holocauste précoce, Narcisse tombe à quinze.

 

*

 

  Les statistiques de la psychosomatologie sont tout aussi exorbitantes: anorexie, manie-dépression, insomnie, boulimie, tendances suicidaires, bégaiement frappent les adolescents dix fois plus que leurs aînés et cadets!

  Est-ce son obédience darwiniste qui rend Freud insensible à ce trou - souvent transformé en gouffre? Car de la Comédie freudienne manque le morceau de bravoure dantesque: le Purgatoire. Son héros passe directement du Paradis au Malaise. Enfant, il savoure le narcissisme en (presque) toute impunité; vers treize ans advient la Chute, et il atterrit sur terre, les pattes d'abord.

  Car dans l'Evangile freudien, la pièce de résistance biblique fait défaut: le désert. Ses patients passent directement du livre de la Genèse à la Terre promise, du temps immémorial des Patriarches aux temps pragmatiques des juges et des rois. Or le noyau dur du Livre des Livres, la Thorah, est donnée à ceux qui viennent de sortir d'Egypte et qui errent dans le désert quarante ans durant. Un Jéhovah féroce leur applique alors la Loi à la lettre, chaque transgression est suivie d'une terrible effusion de sang. D'un tel jeu de massacre nul ne sort indemne, même Moïse "vit la Terre d'Israël mais n'y entra pas". Par peur d'en rester le seul survivant, à partir du livre de Josué le bon Dieu met un bémol à sa littéralité; quand il faudra sévir, il le fera avec modération, ponctionnant son peuple de quelques dizaines de morts par-ci par-là.

  Freud est parvenu à reconstituer une enfance vraisemblable à Narcisse, c'est la nôtre. Mais une fois celui-ci atteint la puberté, Freud s'égare, face à l'adolescence il est d'une incompréhension criante.

  Peu d'adolescents éprouveraient du déjà vu devant ce vieux jeune qu'il décrit, installé dès sa sortie de l'enfance dans son rôle de citoyen de l'espèce. Ils devraient par contre se reconnaître dans le Narcisse d'Ovide. Il a quinze ans, il reste prostré devant la perfection, il ne la consomme pas, il en crève.

 

*

 

  Ascott Robert Hope Moncrieff (1846-1927), un graphomane écossais qui s'est vanté d'avoir 206 volumes à son passif, a aussi accouché d'une adaptation du "mythe" de Narcisse ("Narcissus and Echo", Classical Legends). Il s'agit d'un texte bizarroïde - et d'une synthèse aboutie d'Ovide et de Freud! Hoquet prémonitoire, il date de 1912, alors que "Pour introduire le 'narcissisme'" paraît en 1914...

  La principale idiosyncrasie de Moncrieff est de faire de Narcisse un jeune homme mû par ce qui deviendra sous peu le narcissisme primaire. Le monde l'admire, mais "il n'était amoureux que de lui-même. Evitant tous ceux qui ont recherché sa compagnie, il avait l'habitude de se promener en des lieux solitaires, absorbé qu'il était dans l'admiration de la forme gracieuse qu'il considérait que nuls autres que ses yeux méritaient de contempler".

  Qu'est-ce qui guérit ce banal amour de soi? "Il s'étendit au-dessus du puits, et là il vit un visage et une forme d'une beauté si captivante, qu'il fut prêt à sauter dans l'eau à ses côtés. C'était une statue sans prix, et qui avait son âge [of one of his blooming age]; chaque membre était ciselé comme la vie, avec des traits d'un marbre respirant [as of breathing marble], et des boucles ondulaient sur ses épaules d'ivoire".

  Tant que la compétition se limitait à sa personne physique et les mortels et immortels, Narcisse votait Narcisse et le narrateur l'approuvait. Mais entre lui et l'être qu'il aperçoit sur l'eau il n'y a pas photo, cet être lui est supérieur, incommensurablement supérieur, car en deux dimensions. Quand on a connu la vérité, avoir une opinion est de la prostitution, or Narcisse est monogame.

  Moncrieff va même plus loin qu'Ovide, car son Narcisse ne se rend jamais compte de l'identité véritable de l'étranger: "'Qui es-tu qu'on a fait si beau?', cria Narcisse; les lèvres de l'image bougeaient, mais il n'en sortait aucune réponse. Heure après heure, jour après jour, il pendait au-dessus de l'eau, ne se souciant pas si la nourriture traversait ses lèvres, et réclamait en vain l'objet d'adoration imaginaire, jusqu'à ce que par désespoir, son coeur arrêtât de battre, et il s'étalait parmi les lis qui lui servaient de linceul".

  Et quel âge a cette victime de l'impartialité amouruese? "Quand il atteint la fleur de l'âge [When he bloomed to the flower of manhood]" - au sortir de la puberté...

 

*

 

  Dans la nature, qui est dualiste, il y a un temps pour la conservation et il y a un temps pour la reproduction. Mais ce qui vaut pour le cafard, la taupe et le baobab ne s'applique pas toujours à l'homme. La culture est plutôt trinitaire: allant à rebours de sa nature, l'homme plante entre ses deux raisons d'être une troisième qui n'en a pas.

  Le judaïsme a fixé la majorité religieuse et civique du mâle à treize ans. Jusqu'à cet âge, la communauté l'a légitimé dans son insouciance égoïste, elle l'y a même encouragé. Mais à partir de là il est responsabilisé et, en cas de défaillance, châtié. Pour marquer sa conversion, le garçon est pour la première fois initié à la lecture publique de la Thora, cela se passe lors de la fête du bar-mitzvah (bar = fils; mitzvah = commandement).

  Le féminisme étant passé par là, nous avons célébré la bath- mitzvah (bath = fille) de nos deux filles; sexe précoce, son entrée en culpabilité prend acte à douze ans.

  Fête insolite, pour un "juif sans dieu" (je fais mienne l'auto-définition de Freud); mais pas seulement. En 1996, elle est insolite pour les juifs orthodoxes, et ne le sont pas moins la communion pour les disciples de monseigneur Lefebvre et la circoncision tardive pour les Frères musulmans.

  Fête anachronique, surtout. De nombreuses civilisations ont instauré des rites de passage autour de treize ans. Ce faisant, nos ancêtres ont codifié le cycle naturel et LE tournant physiologique: la puberté. Avec la menstruation, la femelle, c'est d'elle qu'il s'agit ici, était appelée à se départir de sa première fonction et d'épouser la seconde. "Multipliez-vous et remplissez la terre!" - est une des principales mitzvoth, dans le judaïsme et ailleurs.

  Mais où diable une gosse de douze ans est-elle censée de nos jours passer, à Bneï-Brak (bastion des ultras en Israël), à Ecône, à Kom? La ruée des hormones ne signale dans sa vie aucune transmutation socio-biologique: elle est toujours dépendante, elle est toujours mon enfant.

  Par un processus typiquement humain, les rites de passage se sont déconnectés de leurs racines. Au lieu de marquer l'entrée de l'individu à l'âge adulte, leurs survivances modernes le poussent dans un long corridor. Le corridor s'avère souvent labyrinthe, de nombreux adolescents n'y trouveront jamais le fil d'Ariane.

  Qu'est-ce que l'adolescence? l'âge de l'inutilité biologique. Darwinistiqument parlant, l'adolescent est de trop. Etre flottant, il représente un luxe pour l'espèce, et parfois un  risque.

  Or c'est précisément dans la gratuité que l'homme excelle dans son statut de joyau de la création. Dispensé de ses fonctions naturelles, l'adolescent peut une dernière fois laisser libre cours à ses penchants les plus nobles, donc les plus superflus: l'idéalisme et l'impartialité.

  C'est ainsi que par millions ils pratiquent le sport, la musique, la danse, la poésie, comme s'il y allait de leur salut. Les 12-18 ans consacrent un temps fou à leur "violon d'Ingres"; ils s'entraînent comme des pros, alors que leurs chances de se jauger un jour aux champions de leurs disciplines respectives sont infinitésimales. Pour une petite dizaine d'années, ils obéissent à un seul mot d'ordre: Plutôt être des figurants dans la cour des grands que des malins dans la cour des nains.

 

  L'unanimité cognitive et érotique est toute de gloire vêtue; mais comme le dit George Bernard Shaw, celui qui n'a pas été idéaliste à vingt ans est un salaud, celui qui le demeure à trente ans est un con. Désirer tous la même chose comme un seul homme est une lubie d'enfants gâtés et de rentiers; l'espèce ne peut donc pas se le permettre, elle parie sa survie sur le pluralisme et le compromis.

  Notre passe-temps favori est de ne pas en avoir, le moment venu nous nous rangeons tous: l'un sera avoué près la cour, l'autre kinésithérapeute, le troisième, spécialiste en anti-graffiti.

  L'amour fou demande un temps fou, mais le temps fou rend mou. Un couple né du coup de foudre ne tiendra pas longtemps sans négociation ni contrat; après un an de ménage, Narcisse et le reflet seraient devenus gestionnaires. A bon entendeur salut. Amen.

 

 UNE ALCHIME A L'ENEVRS: LE RELATIVISME

 

 

We love the best and share the rest.

A second best we call "my best",

And to the best we say: "Best my ass!"

We love the best, and share rest.

 

 

 

 Les soixante-huitards se convertissent en masse au Politically Correct (P.C.), et les ex-adolescents s'installent avec des objets érotiquement corrects.

  Privée de son chouchou d'enfance, la libido se rabat sur deux objets de substitution: l'autre, le moi idéal. Elle les consomme à tour de rôle, sans être assouvie pour autant, deux ersatz ne valent pas l'original. Après la disgrâce du moi, chaque objet d'amour est comme programmé à se révéler inférieur à la tâche, à jamais y aura-t-il décalage entre le verbe et son complément direct. Tant mieux: vu sous l'angle matrimonial, le moindre mal est le mâle idéal.

 

 

Le cerveau et la libido frappent de nouveau

 

  Narcisse est trahi par le narcissisme, le narcissisme nous trahit, nous trahissons Narcisse et le narcissisme, grâce aux deux larrons qui nous ont d'abord embarqués sur cette grisante galère.

  La libido, organe d'impartialité, est en réalité un agent double. En cas de longue disette elle s'ouvre à des solutions de rechange louches et moches. Freud a raison, dans la nature rien ne se perd. La libido a vocation à être Object-Oriented; mais quand l'objet digne fait défaut ou répond Non, elle n'hésite pas à dévier vers le Verb-Oriented, pour qu'on ait où semer et récolter.

  Le cerveau, pourtant avide de simplicité, s'avère à chaque instant de notre existence le cheval de Troie de la complexité. Goya a tort, le silence de la raison ne produit pas de monstres, ni rien d'autre, car il est stérile; pire, il n'existe pas, il n'y a pas plus bavarde que la raison.

  Ceux qui se croient malins, soit en s'abstenant, soit en forniquant avec préservatif, trouvent dans l'Evolution plus rusée qu'eux. Institutrices vieilles filles et infirmières bonnes soeurs versent leur sublimation sur le compte de l'Humanité, elles le font en connaissance de cause. Philanthropes malgré eux sont les hédonistes et les tenants du "On n'a pas le droit d'élever un enfant dans un monde pareil": en gaspillant sperme et ovules, ils injectent une bouffée d'oxygène à une planète au bord de l'asphyxie démographique.

  Le voeu de chasteté est une partie de plaisir quand on le compare au voeu de mutisme. La preuve, j'aurais aimé envelopper les taciturnes et les Trappistes d'un silence glacial, mais c'est plus fort que moi. Comme eux, je suis le médium d'un cerveau qui jacasse à tort et à travers. Je lui ordonne: Tais-toi  -, il ne peut entendre raison, se disant tout ce qui me passe par la tête, plutôt n'importe quoi. J'ai beau vouvoyer l'humanité, avec lui je suis à tu et à toi, entre intimes on ne pèse pas ses mots. Que faire? se taire - et le cerveau commère, j'ouvre la bouche je suis en soldes.

 

 

Le virus

 

  Thèse: Narcisse est porteur d'un virus qui transforme celui qui le fréquente en traître.

  Pour confirmer sa séropositivité, il fallait mettre en place un test de dépistage fiable. J'ai commencé par émettre deux hypothèses:

- Celui qui lira Les métamorphoses sans avoir jamais entendu parler de Narcisse résumera le récit dans les termes du topos, pronom réflexif compris (Narcisse s'aime).

- Celui qui a déjà une certaine idée sur Narcisse ne la changera pas sur le fond après avoir lu Ovide.

  Restant dans ses eaux territoriales, j'ai engagé une trentaine d'adolescents comme cobayes, et baptisé leur classe en laboratoire de circonstance.

 

 

Protocole expérimental

 

  Groupe de contrôle: 29 élèves de 1ère S, Lycée Montaigne, Paris (16-18 ans).

  La classe est divisée en deux groupes, les 13 "Connaisseurs" (C) et les 16 "Néophytes" (N).

  Dans un premier temps, les membres du groupe C ont condensé leurs connaissances en quelques lignes.

  Dans un deuxième temps, tous ont reçu le texte d'Ovide. Les Néophytes avaient à le résumer, et les Connaisseurs pouvaient soit remettre à jour leur première version (C2), soit l'avaliser par leur silence (C1).

  Les résultats des courses viennent de tomber, ils sont conformes au pronostic! Le topos pète de santé, les Connaisseurs ne s'en écartent pas d'un pouce. Leurs notices sont donc tous de la suivante facture: "Narcisse était un personnage mythique qui en voyant son propre reflet dans l'eau en tombe amoureux et s'enracine dans le sol devant son image".

  Tout en étant plus variés, les résumés du groupe N obéissent néanmoins à la même matrice: "C'est un homme qui se trouvait tellement beau qu'il n'aimait personne, une déesse lui jette un sort, et en se regardant dans une ruisseau il tombe amoureux de lui-même".

  Et quand bien même mes Connaisseurs rectifient leur tir, leurs corrections traitent d'accessits; en voici deux spécimens:

- Un élève s'est souvenu d'"un être mythique qui, à force de se regarder dans un lac, et de s'y trop apprécier, y est tombé"; après avoir lu les Métamorphoses, il se rétracte: "Il n'aime pas les autres; son amour est totalement en lui-même. Il s'est connu lui-même et en meurt jeune."

- Un autre avait, stocké en mémoire, "un Grec de la mythologie qui à force de se regarder dans une rivière est tombé amoureux de son reflet". La lecture de l'original le pousse à écrire qu'il "était bien un héros de la mythologie grecque qui tomba fou amoureux de lui-même en apercevant son reflet dans le lac mais qui en mourut en se laissant dépérir".

  Le troisième temps de l'expérience arrive. Après avoir ramassé les notices, nous débattons de La question: Narcisse est-il narcissique? Pour trancher, les élèves établissent la liste des traits distinctifs du narcissisme, en voici le top quatre: orgueil, égocentrisme, aimer son image, aimer sa personne. Puis nous passons au vote.

  Les deux premiers tours sont franchement en faveur de notre héros - et de la vérité. "Orgueilleux" ne recueille que deux voix (fondées sur celle d'Ovide), et "égocentrique", aucune.

  La suite du vote, par contre, est catastrophique pour ces deux causes. "Aimant son image" fait le plein des voix, "aimant sa personne" aussi...

  Conclusion: mon échantillon o! combien représentatif ne comptait pas un Juste, un seul, pour protester: mais Narcisse est tombé amoureux d'un étranger, d'un étranger parfait, il en est mort par-dessus le marché!

  Les mythographes et autres judas peuvent dormir sur leurs deux oreilles, leur Narcisse est indécrottable.

 

 

Appeler un chat un chat n'est pas humain

 

  Le Narcisse calomnié est l'idéal-type d'une messe grise affectueusement appellée relativisme. En le pratiquant, les savants disposent enfin de la pierre qui leur permet de transmuer "foi" en "je crois que", "j'aime" en "m'aimes-tu?", "bien" en "ça m'arrange", "causalité" en "selon moi", "vérité" en "je pense que", "Oui!" en "Pourquoi pas?".

  Le relativiste traduit "point" par "point-virgule", qui ne le fait pas? Tendance universelle, on ne peut donc pas incriminer la lâcheté des uns ni le ressentiment des autres.

  Quel est le virus dont Narcisse est l'héroïque porteur? Le diagnostic est aisé, Narcisse est malade de littéralité. Le pavillon des littéraux est un club très huppé, on y soigne tous ceux qui un jour ou l'autre ont dit ou fait une chose, point; les autres, en l'interprétant la compliquent, irrémédiablement. Sans malice, souvent dans l'admiration, nous glosons parce que nous ne pouvons pas autrement.

  Comment se fait-il que le récit d'Ovide ait été si mal lu et son héros, avili? Le fautif, on l'aura deviné, est le cerveau, le maître d'oeuvre de nos accès de simplicité comme de notre quotidien tarabiscoté.

  Livrez lui l'opacité en pâture, en moins que rien elle en sortira déchiffrée. Lâchez l'unilatéralité dans la nature, tôt au tard elle vous reviendra relationnelle. Le cerveau a horreur de la cause suffisante, alors l'empêcher de causer? il ne faut pas rêver. La preuve, les plus grands s'y sont plantés.

 

  Soit Freud. Son narcissisme est un cocktail de deux fables incommensurables. La première, dominante, met en scène un narcisse impartial, assoiffé d'absolu, donc condamné à être déçu. Mais une deuxième fable l'assaisonne, elle nous projette une vieille connaissance en la personne du narcisse épicier. Grâce à sa devise: on n'est jamais mieux servi que par soi-même -, ce narcisse-ci est gagnant à tous les coups.

  Certes, appeler un chat un chat n'est pas humain. Mais appeler un chat un chien?! Confondre l'autarcie féline et le "meilleur ami de l'homme"?!

  Car faire de Narcisse un amateur du don et contre-don est le comble. Dans l'amour pour un être en trois dimensions, on peut toujours s'entendre, par la négociation, par le leurre, par la psychologie. L'autre réel nous rendra tôt ou tard la faveur de se révéler en deça des expectations qu'il a fait naître. Le plus grand amour s'avère bénin, guéri qu'il est par le dicton: Ce n'est pas si simple, nul ne l'est. Mais l'amour de la surface est incurable, car le malade ne peut pas gratter puis claironner: Au prochain!

  Peut-on concilier les deux narcisses de Freud, le but et la satisfaction de l'un étant d'aimer, le but et la satisfaction de l'autre étant d'être aimé? Oui, la preuve, le Romantisme à son firmament est également tiraillé entre les deux. C'est ainsi que Percy Bysshe Shelley célèbre l'amant de l'absolu dans "The Sensitive Plant":

"And narcissi, the fairest among them all,

 Who gaze on their eyes in the stream's recess,

 Till they die of their own loveliness"

- en même temps il traduit l'épigramme de Moscho qui préfigure le Narcisse épicier...

  Y a-t-il une recette qui de l'être attiré par l'inaccessible et du type qui n'est rebuté par aucune facilité ne ferait qu'un? Certainement, c'est celle-là même qui explique la cohabitation, chez Freud et chez Ovide, du génial et du banal. Il n'y a que Narcisse qui a su être Narcisse à plein temps - une semaine durant...

  Le poète latin imagine un être sublime et impute son noli me tangere à l'orgueil. Le mage viennois rêve un individu perfectionniste et lui attribue, comme motivation première, l'auto-complaisance. Et l'homme, narcisse vulgaire, crée un Dieu parfait qui crée l'homme à son image et le qualifie de "joyau de la Création".

  Même grandeur, même petitesse? Non, même cause, même effet: la simplicité fait jaser.

  Certes, Ovide, Freud, l'homme en général sont coupables de ressentiment et de projection; mais ces tares ne sont pas pour grand chose dans leur faillite. En plaçant la barre si haut, ils deviennent des proies faciles du cerveau. Cet organe sous-employé ne laisse personne dire quelque chose et s'arrêter net. Dire, point, n'est pas de ce monde, nous vivons sous le joug du point-virgule.

 

 

Exit le tout. Entre la synecdoque

 

  Le cerveau est une hydre à trois casquettes. Sur l'une est écrit "tout est relatif", sur l'autre, "tout se tient", sur la troisième, "tout ou rien", les trois sont bonnet blanc et blanc bonnet. Selon le totalisant, s'il n'existe pas de critères universels pour déclarer toute chose bonne ou mauvaise, belle ou laide, vraie ou fausse, alors le bien, le beau, le vrai n'existent pas...

  C'est par ce sophisme que grands et petits également se privent de ce qu'ils prisent par-dessus tout: le bien, le beau, le vrai. En ratissant large, holistes et globalistes se condamnent à s'entendre au raz du sol. Plus vaste sera la plaine, et si peuplée.

  Peut-on avoir raison de la raison? Oui, en la bluffant avec ses propres armes.

  Le cerveau n'a de respect que pour la figure, en même temps il nous gave en fond. Pour regagner ses faveurs, il faudra trier, cloisonner, compartimenter. Pour prendre notre pied, il faudra apprendre à bouder son plaisir, "Béni soit-il qui isole le sacré du profane".

  Le tout est pâle, la passion passera par la partie. Le tout est un pot pourri, il ne se dégustera qu'à travers un de ses ingrédients. Que Dieu nous protège du relativisme; et s'Il n'existe pas, on fondera nos espoirs sur la synecdoque.

  Mais pas sur n'importe laquelle.  Plus pourri est le pot, plus l'ingrédient à même de lui procurer une saveur identifiable devra se démarquer de ses compagnons d'amalgame.

  C'est une loi de la culture: le tout n'existera qu'à condition de se reconnaître dans son Extraordinaire Représentatif (ER) - à imaginer qu'il en a un.

  Les fans de l'absolu admettent volontiers que "2 X 2 = 4" est l'aiguille dans la botte de foin, ensevelie qu'elle est sous une masse critique d'"à peu près" et de "cela dépend du point de vue". Les zélotes du mot juste se doivent de reconnaître en "A rose is a rose is a rose" l'arbre qui cache la forêt, avant et après Gertrude Stein ayant pondu des "What a beautiful rose!" à la chaîne. Et les officiants de la chose en soi savent pertinemment qu'un orgasme ne fait pas le printemps, le train-train sexuel étant fait de "oui, mais" et de "c'était presque ça".

  Pour se faire un nom il faut frapper l'imagination, celle-ci n'est sensible qu'à la bonne Gestalt.

  La France existe, parce que ses trente-huit mille communes ont su oublier leurs querelles de clocher et se fédérer autour de la plus déviante parmi elles: Paris.

  Achille existe, parce que son corps d'acier a accepté de passer à la postérité grâce à son unique organe mou: le talon.

  Narcisse existe, et comment!, parce qu'il a abdiqué la totalité de sa personne, pourtant sublime, au bénéfice d'une faculté qui n'en faisait pas partie au départ: aimer.

  Dans sa marche vers l'amour de soi justifié, le narcisse éthique s'inspirera de ces trois cas d'identité forte. Il pratiquera ce que, faute de mieux, surnommons partielisme.

  Le ER est l'unique anti-corps connu contre l'érotiquement correct et autres penchants aseptisés - le relativiste en est incurablement déficient. Le narcisse éthique tendra vers l'ERisation de son existence, pas de mirage sans désert.

 

    

LE NARCISSE ETHIQUE

 

 

 

- Deviens celui que tu es!

- Mais je ne suis pas tant.

- Deviens celui que tu es:

                     Moins. Toujours moins

                   - Et le reste du temps?

 

 

 

L'inné n'est jamais acquis

 

  Après des milliers d'heures supplémentaires, le cerveau a fini par encombrer l'enfant de suffisamment de traits individualistes pour qu'il éprouve le plus grand mal à se départir de son "égocentrisme".

  Ni la puberté, ni l'âge de raison ne sauront calmer les ardeurs de cet organe. Et l'ennui, et la frustration, le poussent toujours davantage dans cette voie illusoire - pour nous.

  Qu'on le veuille ou non, le "je" est un fait qui à chaque acte cognitif s'accomplit de nouveau. Certes, il s'agit de tout petits écarts, et l'ADN du plus original des hommes ressemble dans ses grandes lignes à celui des primates supérieurs. Mais tout est dans la nuance et le bon Dieu, dans le détail. Une humeur me traverse et disparaît, une envie s'empare de moi je l'oublie aussitôt, une irritation gratuite, une hargne furtive, toutes semblent porter ma griffe.

  Narcissiques et désintéressés logent à la même enseigne, la faute est au cerveau et à son bras droit: la langue. Pas une phrase ne sort de notre bouche sans un "je", explicite ou implicite. La langue est foncièrement "ipséiste", et la horde des non-dits est mille fois plus "nombriliste" encore!

  La langue fait dire "je" à tout le monde, à Cassius Clay qui avait coutume de parler de lui-même à la troisième personne comme au professeur du Collège de France qui s'abrite derrière un "nous" peu majestueux.

  Je ou ON? Au moindre doute je dit "ON" - au moindre doute, ON dit "je". Le doute est caduc, et nous disons "je"...

  Un minimum d'objectivité aurait dû nous pousser à l'ignorance de soi, ce sont pourtant nos insignifiantes affaires qui mobilisent le gros de notre énergie.

  Mais contrairement à son avatar immédiat, l'adulte ne ressent aucune honte, ayant déjà surmonté sa crise gestaltiste. Il n'a aucune raison de s'en vanter, le fossé entre l'investissement qu'il met dans sa personne et sa valeur intrinsèque ne cessant de croître.

  Il n'y a pas d'amour, juste des preuves d'amour. A chaque instant l'adulte apporte sa dot en preuves d'amour de soi, à ceci près qu'il sait que son moi est de moins en moins digne de l'amour qu'il lui témoigne. Il s'en sort en revoyant sa flamme à la baisse, au lieu de s'aimer l'adulte s'aime bien.

  (Drôle de langue que le français, et perverse sur les marges, qui prostitue le plus beau mot qui soit, "bien", en l'utilisant pour créer des euphémismes; car outre "aimer", "vouloir" aussi se voit ainsi coller un "bien" pour l'adoucir...)

 

 

L'ethos de l'auto-acceptation

 

  Car il ne faut pas exagérer. Le bon citoyen ne s'aime pas, l'espèce n'en demande pas tant. Il s'accepte, oui, cela lui arrive; plus souvent il se tolère, et dans les moments de lucidité il se supporte à peine.

  L'enfant s'est aimé sans retenue, son entourage l'a forcé à se renier en grande majorité, mais ce n'était que partie remise, on se rejette pour mieux s'accepter - accepter en soi ce qui est acceptable.

  L'enfant ne peut pas éviter le bâton et l'adulte, les carottes, qu'il soit carnivore qu'importe.

  Dans le narcissime primaire l'individu s'est investi dans un moi aléatoire, tiré à la loterie naturelle. Dans le narcissisme secondaire le hasard est banni, le moi idéal comme l'autre idéal sont des préfabriqués, il les partage avec tous ses semblables. Cultiver l'amour du moi idéal, le sien ou celui d'autrui, cela revient au même. Le narcissisme secondaire, ou la collectivisation de l'amour de soi.

  Tant que je suis branché sur mon moi idéal, lui et moi sommes irrésistibles. Lui pour moi, car il me caresse dans le sens du poil, moi pour les autres, car ils se reconnaissent dans mon effort.

  Hélas pour nos affaires de coeur, un abîme sépare le consensus social de l'objectivité libidinale, nous en sommes o! combien conscients. Nous nous aimons bien, les preuves abondent, mais ne sommes pas bien dans notre peau pour un sou, Freud appelle cet état  Malaise dans la civilisation.

  Parfois le malaise tourne au drame, comme dans L'étrange affaire de Dr Jekyll et Mr Hyde. Jekyll ne parvient pas à s'unir avec son moi idéal par la société spontanément imposé, ni avec son moi originel par lui chimiquement fabriqué. Il finit par suicider l'un et l'autre.

  Pour éviter de tels dérapages, le socième idéal s'accepte modérément - "with a little help from his friends". Nous sommes tous des assistés sociaux.

  Acceptez-vous les uns les autres! - nous en sortons des narcisses assagis, fréquentables, grands consommateurs de nos semblables.

  "Ne jette pas les perles aux cochons!" Qu'est-ce que notre bien le plus précieux? l'impartialité. La preuve, le soi est la compagnie la plus assidûment évitée. Plutôt le regard des autres que le nôtre - l'horreur du juge et parti est le ciment de la société.

  En se rabattant sur autrui l'homme devient pluraliste, à la femme de sa vie il glisse: Personne n'est parfait, un jour ou l'autre il faudra bien faire avec ce qu'on est vraiment. Qu'est-ce que l'ensemblité? Des individus s'acceptant.

  J'accepte celui dont l'état, tout lamentable qu'il soit, ne me marche pas sur les pieds. Car aimer est aux antipodes d'accepter. L'amour est une soif d'absolu est une maladie mentale - les aliénistes l'appellent "philosophie", les sains d'esprit lui préfèrent la tolérance.

 

  Qu'elle est grande, la tentation de prêter un bout d'oreille aux sirènes sociales. Mais pour le Narcisse Ethique (NE), la route de l'acceptation de soi est barrée. Grand ouverte, il ne l'aurait pas empruntée, car il n'y a que l'amour qui le branche, l'amour justifié qui plus est.

 

 

L'ingénierie amoureuse

 

  Depuis que Narcisse est tombé amoureux raide, il n'est plus le même homme, sa propre mère ne l'aurait pas reconnu. 

  Car l'amour est un agent de transformation éthique. L'amoureux intègre de s'interroger: Suis-je à la hauteur du verbe? -, l'aimé de renchérir: Suis-je digne d'en être l'objet?

  Et le NE de s'écrier: Comment oserais-je m'accepter, moi qui ne suis rien par rapport à l'amour dont je fais preuve après preuve après preuve?

  A force de m'aimer, continue-t-il, l'écart entre la puissance du verbe et la qualité de l'objet ne cesse de grandir. Le combler? il n'en est pas question, l'amour de soi est toujours plus fort que "soi". Je tourne la tête - le grand écart est déjà fossé, je compte jusqu'à trois, le voici abîme.

  Le NE cherche querelle à son moi, idéal & réel, au nom de l'amour fou qu'il se porte, preuves à l'appui, il aspire au Paradis pour mieux chuter...

 

 

Dites Oui, faute de mieux, N.I.E.T.

 

  Le NE est décidé, il n'aimera en lui-même que ce qui est objectivement aimable.

  "Que votre langage soit oui, oui, non, non, le reste vient du tiède" (Matthieu V:37). Christiques, le cerveau et la libido reprochent à la majorité de son être qu'à la question "pourquoi moi?", elle répond "pourquoi pas?" Or, comment s'embraser pour un supermarché...

  Sa religion est faite, le NE dira Non. Longtemps, son projet se réduira à la terre brûlée. Encore néophyte, il se fera grossier, à ses semblables il jettera: Votre amour facile m'étouffe dans l'oeuf!

  Mais le sociopathe s'avère bavard. Pour cracher son venin, il devient mondain et consomme de l'autrui jusqu'à l'overdose. L'amour de soi justifié exige un régime draconien, le cannibale gourmet se démange.

  Pour s'aimer d'amour impartial on se doit de se faire mal, le NE est ascète. Me blesse qu'on s'intéresse à ce moi qui me bouleverse, dit-il, et se met à l'école de l'autruche, un oiseau qui tourne le dos ou fait le mort quand ça lui chante.

  Les ignorants imputent le retrait de l'ermite à sa peur que les autres l'offensent, le narcisse misanthrope se tire pour éviter leurs caresses, plutôt prévenir que guérir.

  Sa devise: Fuis les situations qui ne t'offrent que peu de chances de t'aimer d'un amour objectif - de cet amour que tu es programmé pour te porter! A ses spasmes de gloire, le NE pratique la haine de ses semblables sur la pointe des pieds, il se terre pour cause de mêmité quand dehors l'altérité fait rage.

  Que chacun cultive son jardin! Est-ce par complaisance que le nombriliste romanesque tourne autour du pot? Non, le truc des Karamazov et de Hamlet est plutôt l'auto-flagellation et le dénigrement de soi

  Une table rase n'est pas écrite en un jour, nombreux y consacrent une vie bien remplie, c'est dans la charte lexicale de "oui" et de "non". Non est un tueur à gages, Oui est un tueur de masse: Non ne dit Non qu'à une chose, alors que Oui dit Non à tout sauf à une chose - comparez "je ne t'aime pas" à "je t'aime".

  L'histoire de la littérature abonde en personnages qui n'ont jamais décollé d'un Non franc et massif, voir la "souris" des Notes du sous-sol (Dostoïevski).

  Mais le NE ne veut pas s'en arrêter là. En quête de son propre Oui, il se livre une lutte sans répit, au nom d'un moi qu'il sait accessible à un autre que lui - autre il sera.

  Et encore, même à cet autre l'amour de soi est un emploi à temps partiel, très partiel. Dans son jardin, le NE cultive son narcisse, il s'aimera au forfait.

  Pour y parvenir, il s'inspire de son bourreau d'enfance. Après avoir laminé le moi originel, après avoir pesé, amputé, greffé, le surmoi ordonne à l'avorton par lui bricolé: Accepte-toi tel que tu es. En bloc.

  A cette injonction le NE répond: mais ce monstre de banalité ne mérite amour ni respect.

  Jadis inflexibles, les autres à présent l'exhortent: "Laisse-toi aller, mon vieux, un homme n'est qu'un homme" -, son épaule craque sous le tapotement universel.

  Oublier n'est pas pardonner, le NE ne fait ni l'un ni l'autre. Du rouleau compresseur dont il est le rescapé, il pirate les procédés.

  Le narcisse éthique est une espèce en voie de fabrication, dans son atelier il manie tour à tour trois outils: non, synecdoque, oui.

 

  

"Béni soit-Il qui isole le sacré du profane"

 

  Malgré tant de compromissions, la libido ne perd jamais sa faculté de dire la différence entre orgasme et hors-d'oeuvres, à moi l'arbre à vous la forêt.

  Malgré tant d'interprétations, le cerveau salue le mot juste quand il bute sur un, ça rime donc c'est vrai.

  La libido goûte de tout ce qui bouge mais ne se délecte que de la forme simple, le cerveau complique tout ce qui ne bouge pas assez mais ne jouit que de la chose en soi.

  Qui boudera son plaisir au nom de la jouissance? Le narcisse éthique.

  Les autres prétendent l'admirer de fond en comble, il s'efface en s'excusant: Je ne suis pas tant, juste assez pour être de trop.

  On ne peut pas tout avoir, dans la vie il faut choisir entre le tout et la partie. L'impartial ne se régalera que du partiel.

  "Tout" est une façon de parler tout ne l'est pas. Le NE est un militant de la littéralité circonscrite. Le jusqu'au-boutisme éthique est ciblé, le pluralisme holiste est criblé.

  L'amour de soi justifié n'est possible que par intermittence. Le narcisse éthique se crée des oasis de bonne Gestalt et résiste à la tentation de les relier entre eux dans une sorte de Croissant stérile, pas de mirage sans désert.

 

 

Héros & cobaye

 

  Pour s'aimer d'amour objectif il faut s'objectiver, mieux, il faut se chosifier, le NE transformera sa vie en laboratoire, il y jouera le scientifique et le cobaye.

 

  Qu'est-ce qu'expérimenter? Faire violence à l'objet, le convier à des supplices que la nature ne rêve pas de lui infliger (Claude Bernard). Or il n'y a pas plus contre-nature que la simplicité!

  Qu'est-ce donc qu'expérimenter? Soumettre la complexité à l'épreuve du simple.

  Tel quel, tout objet est trop compliqué pour l'appréhender. La science torture ses victimes dans l'espoir qu'elles attrapent la simplicité du stimulus qu'on leur administre, et qu'elles crachent alors leur nature véritable / leur essence / les lois qui les gouvernent.

  "Aux questions du chercheur, la Nature parfois répond Oui, parfois elle répond Non, et le plus souvent, rien" (Albert Einstein). Or même les rares Oui devraient ne jamais tomber car selon la thermodynamique, un système va toujours vers plus de désordre, c'est cela, l'entropie. La science est une sorte de poker menteur. Pour bluffer la nature ne serait-ce que le temps de l'expérience, les chercheurs édifient une bulle de simplicité; ils l'appellent laboratoire, cet endroit irréel où "toutes choses sont égales par ailleurs".

 

  L'affaire Narcisse est une défense et illustration du laboratoire éthique dans trois de ses acceptations.

  I. Provoquer le tri-dimensionnel par le bi-dimensionnel; Narcisse par le reflet.

  Il tombe amoureux d'une réduction, celle-ci le réduit à la plus simple expression de l'amour. Narcisse ne goûte pas, ne lèche pas, il n'aspire ni n'inhale. De tous les sens couramment déployés dans l'amour, Narcisse n'en mobilise qu'un: la vue.

  Le Narcisse simplifié simplifie Narcisse, le stimulus sans volume le désincarne, en quelques jours il l'anéantira.

  La chose en soi sert de papier de tournesol: chez le commun des mortels elle suscite dérision et glose, à son contact Narcisse est à son tour chosifié.

  II. Provoquer un mot par son sens littéral. Narcisse vit à la lettre le catalogue raisonné de la phraséologie amoureuse.

  III. Provoquer l'homme en chair et en sang par l'être qui dit, point; nous par Narcisse.

  Au lieu de s'arrêter, interloqués, devant un Oui sans bavure, les cobayes humains s'acharnent à le lire entre les lignes; loin de baigner dans son rayonnement tout de surface, cela fait deux mille ans qu'ils sondent son âme, il n'en a pas, et la leur par la même occasion. Quel gâchis!

  Terré dans son laboratoire, le NE est le dos au mur fait maison, il l'a édifié à coup de formules lapidaires. S'inspirant de son éponyme, il y passera ses loisirs infinis à pilonner son moi réel par l'image, la lettre, le Oui.

 

 

"Deviens celui que tu es" - un autre

 

  Pour s'aimer d'un amour objectif, il faut se faire autre, l'autre étant par définition plus simple que soi.

 

  "J'aime à me dévouer, j'ai ce vice-là" (Balzac, Les Illusions perdues). Pour l'approvisionner, l'abbé Carlos Herrera (alias Vautrin) s'est procuré un objet de dévouement on ne peut plus digne: le roi d'Espagne. Mais la dévotion ne lui suffit pas, l'abbé aspire au verbe au-dessus; or "on ne peut pas aimer le roi d'Espagne, il me protège, il plane au-dessus de moi."

  Pour aimer, l'abbé a besoin d'un autre à sa portée, voire malléable, son choix tombe sur Lucien de Rubempré, une pâte à modeler faite homme: "Je veux aimer ma créature, la façonner, la pétrir à mon usage, afin de l'aimer comme un père aime son enfant."

  L'amour est la continuation du narcissisme par d'autres moyens: "Je roulerai dans ton tilbury, mon garçon, je me réjouirai de tes succès auprès des femmes, je dirai: - Ce beau jeune homme, c'est moi! ce marquis de Rubempré, je l'ai créé et mis au monde aristocratique; sa grandeur est mon oeuvre, il se tait ou parle à ma voix, il me consulte en tout."

  Comme l'homme créant dieu, comme Dr Jekyll fabriquant Mr Hyde, l'abbé façonne Lucien à son image, c'est-à-dire à l'opposé de sa propre réalité - autrement il n'en aurait point besoin. Dieu, Hyde, Rubempré correspondent à l'idéal de moi de leurs démiurges respectifs, un idéal de moi émancipé du surmoi.

 

 

A bas la beauté intérieure!

 

  Pour être digne du verbe "aimer", il n'y a qu'un moyen: dire un "je" reconnu par le cerveau et la libido. Pour s'aimer d'amour objectif, il faut se faire beau!

 

  Qu'est-ce donc que la beauté? Champ miné, pour le contourner on a coutume de l'attaquer par la question à côté: où est la beauté? Les uns la voient en surface, les autres creusent.

  L'esthétique souterraine a de nos jours la cote, et celle de Plotin semble droit sortie d'un manuel du politically correct: "La beauté n'est pas dans la grandeur, c'est 'la beauté qui est dans les sciences, celle qui est dans les occupations' [Platon, Le Banquet], en général celle qui est dans les âmes; oui, il n'y a pas de beauté plus réelle que la sagesse que l'on voit en quelqu'un, on l'aime sans égard à son visage, qui peut être laid; on laisse là toute son apparence extérieure, et l'on recherche sa beauté intérieure" (Ennéades, "De la beauté intelligible", V,8,2)".

  Qui est la bête noire de Plotin et des Plongeurs? "L'homme qui, les yeux tournés vers son image, chercherait à l'atteindre sans savoir d'où elle venait" (ibid). Soit Narcisse, il proclame, magnanime: Les moches ont eux aussi le droit de vivre, mais pas dans mon école.

  Mais Plotin est oecuménique: "Si vous vous êtes aperçu vous-même comme beau, rappelez-nous" (ibid) - depuis, son téléphone n'arrête pas de sonner.

  Pourquoi s'en priver? Armé de ce tuyau, tout un chacun joue et gagne: il se sonde, se trouve plutôt beau - pas si mal pour les modestes -, et s'aime bien. Coleridge, Freud et le Petit Robert s'accordent sur le nom de cette loterie sans perdants: narcissisme.

  Qui empoisonne l'existence du narcissique? Narcisse, l'homme qui s'obstine à se fier à des apparences "dignes de l'amour des nymphes" - lui seul de la fable peut se le permettre sans perdre la face.

  D'accord, tout ce qui brille n'est pas or; mais ce qui ne brille pas l'est encore moins, l'or qui dort a un sommeil de plomb.

 

 

Sous l'eau tous les icebergs sont mouillés

 

  L'émergé est concret et évanescent, hypothétique et massif est l'immergé.

  Accorder la primauté à l'invisible est un must démocratique. Comme peu de nos semblables échappent à la grisaille, la métaphore de l'iceberg, férue de justice sociale, nous renvoit tous dos à dos - sous l'eau.

  La métaphore icebergienne est égalitaire, niveleuse, elle sacrifie la singularité des unhappy few au bien-être de la plèbe.

  "Connais-toi toi-même!" - la devise gravée sur le portail de Delphes te pousse à aller vers les fins fonds de ton être. Gratte, pèle, sonde, il n'y a pas plus inoffensif, car plus je vais au fond de moi-même moins je suis seul.

  Pour découvrir si moi-même il y a, je dois abandonner bouteille et scaphandre, gonfler à bloc mes poumons, et aller faire un tour dehors. Un tour sans plus: en pèlerinage dermatologique, il n'y a pas de billet A/S.

 

 

"Le style est l'homme même"

 

  "Ne pas aimer la peinture, c'est mépriser la vérité", écrit Philostrate. Dans son commentaire sur le tableau de Narcisse, il affine sa pensée: "Quant à toi, ô jeune homme, ce n'est pas une peinture qui cause ton illusion; ce ne sont pas des couleurs, ni une cire trompeuse qui te tiennent enchaîné; tu ne vois pas que l'eau te reproduit tel que tu te contemples; tu ne t'aperçois pas de l'artifice de cette source, et cependant il te suffirait pour cela de te pencher, de passer d'une expression à une autre, d'agiter la main, de changer d'attitude".

  Toutes les peaux ne se valent donc pas, la peinture étant supérieure au reflet en valeur véridique ajoutée. Pourquoi? parce que l'aplatissement de la réalité est d'autant plus porteur de connaissance qu'il est recherché.

  Le reflet est un mirage, le tableau est un artefact. Le reflet ne fait que réagir alors que le tableau agit. Parce que mécanique, le reflet ne fait que singer l'original. Mais un tableau, parce qu'immuable et sélectif engage son modèle à s'en inspirer, qui n'imite s'imite.

  Pour se faire autre, beau, et simple, un homme doit mobiliser l'art. Cette leçon-ci vaut son pesant de fromage.

 

  La haute fidélité se passe souvent dans l'inversion. Avec Le Portrait de Dorian Gray, Oscar Wilde a mis au monde un Narcisse à l'envers, et pourtant des plus fidèles.

  Lord Henry, le Pygamlion de Dorian, le qualifie de "Narcisse" dès leur première rencontre, sur l'unique base de son look. Or faire de Narcisse le synonyme du bel éphèbe l'abaisse à son dénominateur minimal - Dorian saura le venger en haussant son jeu à des sommets rarement atteints, même dans la mythologie grecque.

  Oui, Henry a tort, Dorian, pourtant superbe, n'est pas plus entiché de sa personne que Narcisse. Comme celui-ci, un coup de foudre le fait basculer, Dorian tombe amoureux de son portrait (qu'il sait être le sien). La vue de son image le scinde en deux entités incommensurables, l'une de chair et de sang, l'autre en lignes et en taches.

  Dorian éprouve un amour irrépressible pour son moi, ou plutôt pour son apparence, pour la sauvegarder il est prêt à vendre son âme. Selon les termes du pacte, il conservera sa façade, et déléguera au support tout le reste. Autrement dit, il se déchargera de sa maudite épaisseur et s'appropriera la texture du tableau, qui seule vaut la peine d'être vécue dans toute sa plénitude.

  Chez Ovide, l'original dépérit à cause de l'image inaccessible, chez Wilde c'est l'image qui se détériore à cause du modèle. L'inversion est imparfaite, car le reflet suivait la déchéance de Narcisse à la ride près, alors que le visage de Dorian reste intact grâce au pacte. Quand le portrait commence à assumer son rôle de dépôt d'ordures morales, "dans la moquerie enfantine de Narcisse, il embrassa, ou feignit d'embrasser, ces lèvres peintes qui à présent lui souriaient si cruellement".

 

  Grâce à Philostrate, on est en mesure d'édifier la pyramide des représentations en deux dimensions quant à leur apport de vérité: reflet, portrait, auto-portrait (Dorian Gray revu et corrigé par lui-même).

  Oui, Dorian dépasse Narcisse, dans l'intention du moins. Son projet est en effet génial, mais le genre ne le tolère pas, la faute est aux chiffres: la vie de Narcisse fait 200 lignes à tout casser, celle de Dorian s'époumone sur plus de 200 pages.

  Le projet est imparable, sa réalisation, improbable. Dorian Gray a beau rester beau, il ne fait pas que ça, loin s'en faut. En une quinzaine d'années, il ne peut pas éviter la complexité. Le fiasco narcissique est inéluctable, Dorian ne s'aime plus, sous peu il basculera dans un sain mépris de soi.

  Parions que si Narcisse avait disposé lui aussi de la durée, disons un bon mois à rester béat devant son bien-aimé, il l'aurait contaminé de sa psychologie galopante; en jargon freudien, cela s'appelle projection et transfert. Grâce au genre "fable", Narcisse l'a échappé belle.

 

 

L'amour et l'art de la caricature

 

  Comment cultiver son opacité en période de glasnost, quand "Il faut savoir communiquer!" est le dogme en vogue. Il n'y a d'amour fou que de surface, mais à la technologie de pointe rien n'échappe. Au rythme où va la science, il ne nous restera bientôt que l'empathie...

  Le NE refuse de l'amour objectif faire le deuil. Pour être digne de la passion qu'il se témoigne, il se fera beau, beau comme un autre, c'est-à-dire simple. Il cherchera à améliorer le rapport qualité-prix, entre l'investissement qu'il met dans sa personne et la valeur qu'il lui accorde, en se faisant simple à l'extrême.

  Simple? Simplet. Simpliste. Caricatural! Première loi de la passion: Nul ne fait irruption dans la vie d'autrui autrement qu'en caricature.

  Pour bien faire l'auto-caricaturiste, le NE s'appuie sur ses semblables. Il lance à leur cerveau un trait candidat à la figure, celui-ci répond "fond"; il affiche son masque des jours fériés, l'expert en Gestalt l'écarte avec un "t'as bonne mine".

  Par le jeu du trial and error, il espère aboutir à dessin épuré et qui lui permette de dire "je". Souhaitons-lui bonne chance, là où même un miracle ne suffirait pas. Car si l'amour passe par l'aplatissement de son bien-aimé, celui-ci est sûr de s'indigner: Il ne faut pas généraliser! Ne sois pas réducteur!

  Et quand même son objet d'amour souscrit à son image réduite, comment la distinguer du stéréotype de toute la tribu? Que le lecteur s'essaie dans l'art de la caricature amoureuse, il verra ses peines très mal recompensées. Il découvrira, à lui-même et à ses proches, des traits à la fois ridicules et gommés, car ressemblant à ceux de quelques 10% de la population passive.

  A imaginer que la caricature du bien-aimé tranche avec celles des non-marqués, comment le préserver dans cet ingrat état ne serait-ce que quelques instants par mois? Pat.

 

 

Bienvenue au cirque de la vérité!

 

  Pour s'aimer d'amour objectif, il faut se faire beau, autre, et caricatural - et le reste du temps?

  L'expérience de Narcisse est là pour nous prévenir contre la simplification de soi par trop statique. Se traduire en tableau vivant vaut pour un être qui ne fait que passer - une semaine à peine. Mais combien de temps une Mona Lisa serait-elle restée devant la Joconde sans la quitter des yeux? Par ennui, pour faire pipi, après une heure ou deux elle serait déjà partie.

  Pour s'aimer d'un amour impartial tout en meublant son temps dans la dignité, il faut se faire beau et autre - en mouvement. Le cerveau aime les formes qui bougent, faites donc votre cinéma. Un homme écrit sa légende et lui court après.

  Le NE retourne dans son laboratoire, et se soumet à la phase ultime d'"expérimenter": provoquer le réel par le littéraire, sa vie pleine de contingence par un scénario bien ficelé.

  Ca tombe bien, vous entends-je vous congratuler, le théâtre, nous y sommes tous, parole de Shakespeare: "Le monde entier est une scène, et tous, hommes et femmes, n'en sont que les acteurs. Tous ont leurs entrées et sorties, et chacun y joue successivement les différents rôles d'un drame en sept âges" (Comme il vous plaira, II, vii).

  Si on nous scrute, n'avons-nous pas le trac? Si on nous siffle, ne nous refugions-nous pas en coulisses? Si on nous interrompt, ne bégayons-nous pas nos répliques? Si on nous gratte, ne sommes-nous pas démasqués?

  Oui, le théâtre est de nos jours un champ en plein labour... Les uns évoquent le drame de leur existence, les autres la poussent jusqu'à tragédie, d'autres, sereins critiques, se contentent du pathétique et du vaudeville.

  Qu'on se le dise: le théâtre de la vie est un leurre, rasoir qui plus est. S'écrire une pièce et la mettre en scène à longueur de semaines est impossible. Même une journée classique, du lever au coucher du soleil, n'est pas dans nos cordes dramatiques. Il faut s'y résigner, c'est plus facile en chiffrant des rôles mieux écrits que le nôtre; ainsi la longévité moyenne d'un Hamlet, même en version intégrale, tourne autour de deux heures de planches.

  Le théâtre de la vie est une histoire à dormir debout, mais s'écrire et jouer un sketch par-ci par-là est à notre portée.

  Le NE soumet chaque acte, chaque réplique à la même ordalie: est-ce que je serais sorti de chez moi, une nuit à ne pas mettre un chat dehors, pour voir à l'écran la scène que je suis en train de jouer? et au théâtre (où le ticket coûte cinq fois plus)?

  Mis bout à bout, les sketches admis à l'oral donneront le soap opera du moi, il n'y en a pas trente-six.

 

  Avertissement. L'apprenti comédien serait mal inspiré s'il tournait son photo-roman dans le style du temps. La course folle à la complexité qui caractérise la littérature contemporaine lui interdit d'inscrire ses personnages dans le patrimoine héroïque universel. Notre siècle, vingtième du nom, n'y a rien versé d'équivalent à Oedipe, à Macbeth, ou au Comte de Monte-Cristo. Sa spécialité réside dans la fabrication d'anti-héros, haut-de-gamme comme Oncle Vania, bas-de-gamme comme le commis Willy Loman. Les personnages qui tiennent de nos jours le haut du pavé sont poignants, ils sont touchants, bref, ils nous ressemblent trop pour nous donner des complexes.

  Nietzsche: "S'il y a une chance que Dieu existe, je la saisirai!" - faites vos jeux. Mais l'amour impartial de soi n'est pas forcément dans les cieux. Chaque homme peut avoir son quart d'heure de mégalomanie, le NE l'obtiendra en jouant le peu de sketchs qui lui sont impartis avec l'ambition d'épater le moi!

 

 

Qui n'imite s'imite

 

  La mise en feuilleton de sa propre vie demande une grande confiance en ses ressources dramaturgiques. Une confiance démesurée: au quatrième épisode, le déjà vu l'emportera déjà, au dixième, la singerie de soi sera la règle et le dépaysement, l'exception. Il est plus facile d'épater les bourgeois que de s'épater.

  Que faire? Eviter la spontanéité comme la peste, elle est le plus sûr chemin au même. Pour devenir autre, même celui qui ne s'en sent pas la vocation se doit de se jouer la comédie. Mais au lieu de renouveler son répertoire soir après soir, qu'il s'accroche à une pièce courte et ne la lâche pas d'une semelle.

  pour se démarquer de la foule, il suffit de ne pas regarder à gauche ni à droite, même sur un sentier battu - car l'homme louche. Pour combattre son strabisme, non, pour souffler de temps en temps, que le NE peu comédien porte des oeillères. Car accomplir le même geste à la même heure, bon an mal an, et quelle que soit son humeur et celle du temps, barricadera son auteur contre son propre cerveau et contre le cerveau de ses semblables - aussi longtemps que dure l'office il est imperméable.

  L'amour de soi justifié passe par la ritualisation. Plus arbitraire est le rite, mieux il sert la cause de l'opacité; l'histoire des religions nous enseigne que la piété du croyant croît avec l'idiosyncrasie de la divinité.

  Ayant pris goût à son cérémonial farfelu, le NE parsemera sa journée de deux messes, puis de trois. Le zélote poussera sa routine faite maison jusqu'au paroxysme bénédictin. Il constituera un ordre à lui tout seul, un ordre au frère unique, à chaque office divin de l'Horarium de la Règle de Saint Benoît correspondra un moment de sa journée.

  Ce serait à coup sûr un excellent investissement en termes de rentabilité narcissique. L'idio-routine assurera au self-made-Dieu des plages d'inaccessibilité où il jouira du droit de s'aimer en toute quiétude. Et le reste du temps? Qu'il lise L'Equipe,

Qui m'imite s'imite,

Le maître de la synecdoque écrira sa légende.

 

 



([1]) Avi- Yonah & Schatzman, Illustrated Encyclopaedia of the Classical World, Harper & Row, N.Y., 1975.

([2]) Georges Lafaye, Ovide, Les Métamorphoses, Belles Lettres, 1925.

([3]) Joseph Chamonard, Ovide, Les Métamorphoses, Garnier-Flammarion, 1966.

([4]) J.G. Frazer, Pausanias, Description of Greece, Londres, 1898.

([5]) P. Van de Woestijne, "Un ami d'Ovide: C. Iulius Hyginus", Musée belge, 33, 1929, 31-45.

([6]) Fables, Ch. 271? Le chapitre 270 traite de "Qui furent très beaux", on fréquente, entre autres, Pâris et Achilles.

([7]) Eloïse Mozzani, "Narcisse", Le Livre des superstitions. Mythes, croyances et légendes, 1996. Citons aussi Jeannie Carlier dans Y. Bonnefoy, Le Dictionnaire des Mythologies, 1981, et Birgitte Rafn dans le Lexicon Iconographicum Mythologiae Classicae.

([8]) De rares scrupuleux s'abstiennent de citer Narcisse dans des ouvrages trop ciblés; c'est le cas de Claude Mossé & Erich Lessig, Les Mythes grecs, 1991, et de Pierre Lévêque & Louis Séchan, Les grandes divinités de la Grèce, 1990.

([9]) Vladimir Propp, l'auteur de La Morphologie du conte populaire, aurait reconnu les siens.

([10]) Pierre Grimal, "Narcisse", Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine, Paris, PUF, 1951.

([11]) Probus zu Verg. eclog. 2, 48 (S. 330 in Hagens Ausg.)

([12]) "La patrie du récit est la Béotie; Paus. IX, 31 a vu la source de Narcisse à Thespies", Der kleine Pauly.

([13]) D.S. Milo, "L'An Mil", Trahir le temps (histoire), Paris, 1991.

([14]) Le Dictionnaire Hachette de notre temps, 1992.

([15]) Vat. I, 185, II, 180. Lact. arg. 3;6.

([16]) Denis Lindon, Les Dieux s'amusent. La mythologie, Castor Poche, Flammarion, 1995.

([17]) René Zazzo, "Des enfants, des singes et des chiens devant le miroir", Revue de psychologie appliquée, 1979 (29:2), 235-246.

([18]) Françoise Bettencourt Meyers, Les Dieux grecs. Généalogies, Paris, Christian, 1994.

([19]) Lindon, Les Dieux s'amusent...

([20]) Thimothy Gantz, Early Greek Myth. A Guide to Literary and Artistic Sources, Johns Hopkins U.P., 1993.

([21]) Et la beauté d'Echo, et la passion non-réciproquée de Pan pour elle, sont "confirmées" par un mystérieux Ptolémée Héphestia, l'auteur de la fantaisiste Histoire nouvelle - ou la créature d'un non moins fantaisiste Photius (IXe siècle). "On dit qu'Hellène était appelée de son vrai nom Echo à cause de son habilité à imiter les voix" (Bibliothèque, 149b). Deux pages plus tard il refait la jonction avec la tradition: "Aphrodite mit au coeur de Pan l'amour d'Echo et elle fit même en sorte que de beau qu'il était, il devint laid et sans séduction".

([22]) Edith Hamilton, La Mythologie, 1979 (1942).

([23]) "Five to One, One to five, No One Gets From Here Alive". Jerry Hopkins & Danny Sugerman ont intitulé leur biographie de Morrison, No One Here Gets Out Alive, 1980.

([24]) Bettencourt Meyers, Les Dieux grecs...

([25]) Lindon, Les Dieux s'amusent...

([26]) Philostrate, "Prologue", La Galerie de tableaux.

([27]) Doug Jones, "Sexual Selection, Physical Attractiveness, and Facial Neoteny. Cross-Cultural Evidence and Implications", Current Anthropology, Vol. 36, N° 5 (December 1995), pp. 723-748.

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