Clefs III: Du droit de dire "je"

 

 

D U   D R O I T  D E  D I R E 

 

"J E"

 

 

 

 

 

 

Plus je vais au fond de moi-même moins je suis seul

 

L'orgasme, au propre et au figuré

 

(S) Dr. Jekyll & Mr. Hyde

 

(S) Pourquoi moi?

 

(S) Le style est l'homme même

 

(S) Se faire un nom


Plus je vais au fond de moi-même

moins je suis seul

 

 

 

(P) je ou on? Au moindre doute je dit on

 

 

 

Lettre de cachet

 

On interne pour moins que ça.

                 Je m'interne pour ça.

                 Je m'interne sur mes marges.

 

 

*

 

 

   Le centre, eau territoriale de mes faiblesses, m'est de tout repos, ai-je des forces?, je le saurai sur la route à mon rebours, de toutes les espèces, l'homme seul est capable d'aller contre sa nature, vers lui-même, pour sa grandeur et son malheur:

(P) Un petit pas contre la nature de l'homme, un grand pas pour l'humanité.

  

   L'Homme en tant que joyau de l'Evolution est la somme des assauts que des hommes lui ont fait endurer,

(P) A chaque génération, un homme doit se considérer comme étant lui-même descendu des arbres.

   Ne crions pas victoire. Dans la guerre qu'en descendant du singe l'homme a déclenchée contre sa nature, les conquêtes deviennent sa deuxième nature, le centre, avec la gravitation pour alliée, a toujours le dernier mot, les plus vaillants subissent sa loi.

 

   L'anthropologue remonte l'Amazone pour remonter le temps, aux confins de la civilisation habiteraient ses ancêtres.

   Le psychanalyste d'une enfance en fait deux, une pour son patient, une pour l'Homme.

   "Deviens celui que tu es!" - pour ce faire, l'homme en particulier va dans le sens opposé, de l'exotique vers l'ésotérique, de l'originel vers l'original, plus récente est la couche plus elle est authentique.

   Les sciences réduisent les marges de manoeuvre de l'homme en particulier, de ce qu'elles recensent il ne revendiquera pas les droits, au rythme où vont les connaissances, bientôt ne lui restera que l'ipséité négative.

   La boucle bouclée. Pour devenir celui qu'il est, le premier homme en particulier se demanda "Pourquoi moi?" en détail, le dernier homme en particulier se demandra "Pourquoi moi?" en bloc.

 

 

Le voyage vers l'épiderme: A/R

 

   Plus je creuse, plus je découvre le même, en touchant mon fond je touche le fonds commun,

(P) Il est plus facile de me percer que de m'effleurer,

pour devenir celui que je suis je dois fuir le centre qui ne connaît pas le singulier.

   (S) "Connais toi toi-même!" - c'est fait, c'est dans mon moi irréductible que je reviens au même, l'in-dividu - l'a-tome humain - est ce que le collectif fait de mieux,

(P) Je me désolidarise par avance de ma psychologie.

 

   A.R. me dit: "J'ai vécu à côté de ma vie", banal, nul ne vit au centre de sa propre vie, au centre rien ne vous est propre, dîtes plutôt: "J'ai vécu au centre de la vie de l'homme en général", alors que vivre votre vie, c'est vivre sur les marges de l'homme en général en vous.

   (P) Se concentrer pour mieux se désorbiter,

le mouvement centrifuge exige une concentration extrême, distrait, le cheval rentre sans faute à l'écurie,

(P) Laisse-toi aller, tu ne risques pas de te perdre, la spontanéité est le plus sûr sentier au même,

et des plus longs, elle offre des digressions qui en masquent le caractère battu,

(P) J'ai déraillé en hommage à Euclide.

 

   Pour se ressembler il suffit de se laisser aller,

(P) L'homme seul est une redite, à deux, une litanie.

   L'imitation fait accroire que la mêmité est un choix,

(P) L'âge d'or de la mêmité: quand les hommes n'avaient pas besoin de la mode pour être tous pareils,

alors que nous en venons nous y allons, hors du même on ne fait que passer,

(P) Qui n'imite s'imite.

 

   Le chat se cache pour mourir, l'homme en particulier se cache pour se répéter qui est mourir de son vivant, au risque de faire si peu surface que le doute: Suis-je? - définitivement l'ensevelisse.

   (P) Ne sois pas semi-conducteur! - Et le reste du temps?

   L'homme en particulier ne le sait que trop bien, il n'est pas tant, nul ne l'est, pour ne pas vivre au-dessus de ses moyens, non, pour ne pas vivre des moyens de l'homme en général, il s'épargne.

 

   Le mégalo se terre pour cause de mêmité quand dehors le dogme de l'altérité fait rage,

(P) Quand on a l'altérité facile on en connaît la recette.

  En ces temps qui érigent le solipsisme en humaine condition: (S) Ce que l'autre a derrière la tête, lui seul le sait et encore, - je vous dis:

(P) On peut toujours s'entendre, soyons sourds.

 

 

Du centre ne soulagent que les vers

 

   Le moi se gagne par-delà les marges, l'intensité naît du centre, du centre inné.

 

   A l'état naturel (dixit Hobbes, Nietzsche, Freud, Elias), l'homme fut maniaco-dépressif, oscillant entre la passion et l'indifférence - le tiède? ne connaît pas. Habité par peu d'appétances et d'aversions, il les poursuivit sans relâche - quel vertige quand rassasié, quelle détresse quand insatisfait.

   Pour survivre, l'homme devait mettre de l'eau dans son vin. Peu d'eau, précise Hobbes, juste sacrifier sa pire aversion, la compagnie d'autrui, juste abdiquer sa plus grande appétance, la domination d'autrui, - et ce qu'il a perdu sur les extrêmes, il ne cesse de rattrapper, centuplé, au milieu, le risque de ne pas passer la nuit en moins.

   Le procès de civilisation enrichit la gamme et baisse la flamme.

   Les primitifs ont vécu dangereusement mais spontanément, tu en as vu un, tu les a vus tous.

   Les modernes vivent touristiquement mais chichement, avec filet.

   Pour recouvrer l'intensité d'antan, l'homme en particulier "revient aux choses simples"; pour éprouver la puissance, il fond dans l'homme en général; pour dire "je" dans la puissance, il se raconte pas mal d'histoires, en vers, si possible.

   En puissance, rien ne vaut la souffrance physique, une migraine fera oublier sa vocation à un Jack l'Eventreur.

   Mais la douleur ne permet pas l'individuation: jamais je ne me ferai un nom avec le mal d'estomac que me donne l'avocat et qui pourtant me foudroie.

   Après la santé - la conservation du spécimen -, la chaîne de la procréation - la conservation de l'espèce - procure les plus fortes sensations.

   On ne se fait pas un nom avec la douleur, mais que celui qui ne s'est pas senti spécial, que dis-je, unique, dans sa façon de faire la cour, dans son art de procurer du plaisir, dans ses rapports avec sa progéniture, dans son abstinence même, me jette la pierre.

   Hélas, l'amour est centripète, trente siècles de génie poétique n'y ont rien pu - "Nous faisons toujours l'amour de la même façon. L'expérimentation est pour celui qui ne sait pas ce qui est bon" (Meïr Shalev, Esau).

   "Jacob servit sept ans pour Rachel, à ses yeux ils parurent quelques jours à cause de son amour pour elle".

   La nuit des noces, Laban, le père de Rachel, dépose dans son lit la soeur aînée, Jacob ne s'en est pas aperçu: "Vint le matin - c'est Léa!" (Genèse XXIX:20,25). Le plus fou des amours bibliques n'a pas pesé lourd contre une nuit de luxure bien méritée,

(P) La nuit, tous les trous sont noirs, je vote Edison,

l'inventeur de l'amour centrifuge aura le Nobel des Nobel.

   Du centre ne soulagent que les vers, les marges, la prose tolèrent: le poète, en rimant l'amour ajoute une strophe à l'Ode à l'Espèce,

 

"Dans la forêt

                        Par moins cinq degrès,

                        J'ai enculé

                        Le sol gelé."

 

   Le dernier mot de ce chantier sans fin appartient aux Sixties, qui ont fait de la libération sexuelle le parangon de l'individualisme...

   Qu'est-ce que la ruse de l'Evolution peut nous réserver de plus tordu que ce fier individu, épanouit dans son rôle de chaînon égoïste?

 

 

Un homme va sur les traces de l'espèce

 

   Il commence par faire un tour au centre, patrie des émotions fortes, y prend son pied, Et moi dans tout ça?, se demande-t-il, si (S) Le style est l'homme même, ce qui ne se prête pas au style n'est pas de son même, centre et style ne font pas bon ménage, le salut passe par les marges, il s'éjecte en périphérie,

(P) Tous les goûts sont dans la culture,

le voici touriste tous risques, il dit Oui! à tout ce qui bouge,

(P) Pourquoi un si tu peux deux,

jamais deux sans trois, le ciel est sa limite, mais

(P) Vouloir, c'est ne pas pouvoir autrement,

plus il s'éloigne du centre, plus il peut autrement, sur les marges tout crie: Ce n'est que possible!,

(P) Que veut l'homme? vouloir, mais ne peut, Que fait l'homme? il veut bien,

il veut bien à en vomir, l'exubérance de sa palette le bloque, comment devenir celui qu'il est?, par le style, les marges seules se prêtent au style, mais sur les marges on peut autrement, faute de vouloir, ce n'est que maniérisme, or

(P) Six excentricités ne font pas un style,

Que faire?,

(P) Dis Oui!, et faute de mieux, Non!,

le même étant l'appauvrissement de soi par le style, il se remet à l'ascèse,

(P) Pas un si tu peux deux - de Pourquoi à Pas en attendant moi,

il va à rebours de sa culture qui est sa seconde nature,

(P) l'ascèse trahit l'enfant gâté,

il n'arrose que l'arbre qui cache la forêt, se recroqueville autour,

(P) Et le reste du temps?,

Que chacun cultive son désert,

(P) A mon vide nul ne peut vaquer,

il passe le gros de son temps à détailler le Non! à tout ce qui brille, naturel et artificiel, guettant un Oui! rare et convulsif,

(P) Pas de mirage sans désert.

 


L'orgasme, au propre et au figuré (II)

 

 

   "Quand, le soir, on paraît avoir défintivement résolu de rester chez soi, qu'on a enfilé sa robe de chambre, qu'après le dîner, on s'est assis à la table éclairée pour se livrer à tel travail ou tel jeu, après lequel on va d'ordinaire se coucher, quand il fait dehors un temps maussade, qui semble inviter à demeurer chez soi, quand on est resté si longtemps qu'on ne peut plus sortir sans provoquer l'étonnement général, quand la cage d'escalier est déjà plongée dans l'obscurité et le verrou déjà mis à la porte d'entrée, et quand, alors, malgré tout, on se lève dans un brusque sentiment de malaise, qu'on change de veston, qu'on reparaît immédiatement en tenue de ville, qu'on déclare être obligé de sortir et qu'après avoir pris brièvement congé, on s'en va, en effet, et qu'on imagine avoir laissé plus ou moins d'irritation derrière soi, selon la rapidité avec laquelle on a fermé la porte, quand on se retrouve alors dans la rue avec des membres qui répondent à la liberté inespéré qu'on vient de leur procurer par une mobilité inhabituelle, quand on sent rassemblé dans cette seule décision tout le pouvoir de décision dont on était capable, quand on reconnaît, en acordant à cette constatation plus d'importance qu'à l'ordinaire, qu'on a en soi le pouvoir, plus encore que le besoin, de provoquer et de supporter le changement le plus soudain, et qu'on court tout au long des rues - alors, on est, ce soir-là, tout à fait sorti de sa famille, laquelle s'abîme dans le néant, tandis que, sûr de soi, avec des contours bien dessinés dans la nuit, en se frappant de grands coups sur les cuisses, on accède à sa forme véritable. (dann ist man für diesen Abend gänzlich aus seiner Familie ausgetreten, die ins Wesenlose abschwenkt ... sich zu seiner wahren Gestalt erhebt).

   Cette impression s'accroît encore quand, à cette heure tardive, on rend visite à un ami pour prendre de ses nouvelles" (Kafka, "La promenade inopinée").

 

 

   "Bouleversant!" "Grandiose!" "Il n'y a que Kafka pour l'écrire!". Que de soupirs admiratifs provoqués par ce petit poème en prose. Est-il dans le vrai? de cela pas un bruit.

   "Promenade inopinée" est un essai philosophique; le génie de l'auteur et les gémissements des lecteurs ne nous dispensent pas de le lire comme tel.

  

   Dans le débat essentialiste, Kafka défend et illustre une position de nos jours peu à la mode.

   L'homme a une essence.

   Son essence est de pure forme.

   Son essence lui est accessible, d'ailleurs, en voici la recette: de l'amont, de l'aval, du dedans, du dehors fais table rase.

 

   En s'accouchant aux forceps de sa cosy coquille, l'homme accède à sa forme véritable il dit "je".

   En agissant sans peser le pour et le contre, sans préavis, sans explication, il dit "je".

   En collant à son spasme un but farfelu, but qui n'en est pas un il dit "je".

   Sur la palette du présent, je habite le noir, négation de toutes les couleurs: jouir, c'est arriver au noir.

   "Sache d'où tu viens, où tu vas, et devant Qui tu auras à rendre des comptes!" - en route vers "sa forme véritable", l'homme viens de nulle part, nulle part il va, il rendra des comptes sur le chemin du retour.

   "Ce soir-là", précise Kafka. Car je n'est jamais dans la poche, il te suffit de mettre une goutte de vin dans ton eau une seule pour que de tout ton poids tu sois aspiré en ON.

        "On le rencontre sans aller profond.

         Le cherche-t-on? Il est de plus en plus tenu...

         Si enfin il prend quelque forme,

         A peine on serre la main: il a fui!" (Sikong Tu).

   La nature a horreur du vide, la nôtre aussi, le noir prend un coup de gris, les contours se remplissent, au premier "parce que" le mirage s'évapore,

(P) Suspendre: S'il n'y avait qu'un verbe.

 

 

Qui boudera son plaisir au nom de la jouissance?

 

   En rupture avec sa biographie, avec son milieu, avec sa partenaire-même, l'homme dit "je".

   Sans maîtrise, sans choix, sans tête ni queue, l'homme dit "je".

   Ca ne rime à rien, ça ne le mène nulle part, ça va sans dire, l'homme dit "je".

   Chaînon dans la conservation de l'espèce il dit "je".

   Mobilisé par la logique de la reproduction il dit "je".

   Le moment lui interdit toute originalité il dit "je".

   Je, ou on? Je suspend son jugement, il a la tête ailleurs - for the moment.

 

   Dans l'orgasme, au propre et au figuré, l'homme dit un "je" aussi intense que fugace, comment prolonger l'intensité sans (trop) tricher?

   S'adonner au spasme?

   (P) En vivant au forfait tu ne passeras pas la nuit.

   L'orgasme est une occupation qui te laisse pas mal de temps libre, disposant d'une semaine, même un Othello finirait petit-bourgeois.

   S'abandonner?

(P) N'en faisant qu'à ma tête je retombe sur mes pattes.

   Ce n'est pas en s'abandonnant, mais en abandonnant, que l'homme accède à sa forme véritable.

(P) Dis Oui, et faute de mieux, Non.

L'orgasme, mégalo, dit Non en bloc, l'ascèse, humaine trop humaine, dit Non en détail.

   Il y a Non et Non, mais un seul Oui! Dans "Promenade inopinée" le Oui fait trois lignes: "tandis que, sûr de soi, avec des contours bien dessinés dans la nuit, en se frappant de grands coups sur les cuisses, on accède à sa forme véritable", - les trente autres énumèrent les Non qui l'ont rendu possible.

(P) Appeler un chat un chat n'est pas humain,

il vaut mieux dire mille fois Non qu'un Oui bidon.

 

   Orgasme et style même combat, contre le possible. Le style déclare la guerre au maniérisme, l'orgasme, à l'hédonisme.

   Sur l'orgasme, le style a deux avantages: il meuble mieux notre temps, il permet de se faire un nom.

   "In a fit of wrath and rhyme" (Byron): avoir du style en orgasme est la quadrature du cercle, voir Sade.

 

(P) Le style est l'homme même, l'orgasme est l'homme en soi,

à l'entre-deux, un no man's land nous y végétons tous, dans le style et dans l'orgasme les plus grands ne font que passer,

(P) Plus vaste sera la plaine.


 

"Dr. jekyll and Mr. Hyde"

 

                        Quelle est l'essence du

                        Pétrole? et de l'homme?

 

 

 

   Dr. Jekyll & Mr. Hyde font partie de l'élite des topoï, ceux qui, tels Don Quichotte & Sancho Pança, Roméo & Juliette, de noms propres sont devenus noms communs.

   Il est de bon ton de pourfendre les clichés, branché, d'abattre les stéréotypes.

   La binarité non plus n'a pas très bonne presse, il est politically correct de dépasser les contradictions, voire de les nier carrément.

   Malheureusment pour les belles âmes, ce serait sans compter avec le roman, la langue de bois ne fait que lui emboîter le pas.

   Qui est Jekyll, qui est Hyde? Stevenson distribue clairement les rôles: Jekyll est bon Hyde est mauvais, Jekyll est civilisé et Hyde barbare, Jekyll est inhibé, Hyde, dévergondé.

   Certes, le virus pluraliste guette: "J'ose conjecturer qu'en dernière analyse, l'homme sera reconnu comme étant la cité hétéroclite de nombreux citoyens indépendants". Mais sur un hoquet post-dichotomiste, dix, cent défendent et illustrent "la totale et primitive dualité de l'homme".

   N'en déplaise aux forcenés de l'harmonie, Dr. Jekyll & Mr. Hyde est un standard dualiste; allergiques à la binarité, s'abstenir.

 

 

La schizophrénie est le remède,

quel est le mal?

 

   Le roman est le protocole d'une expérimentation grandeur nature, Dr. jekyll en est le maître d'oeuvre et le cobaye.

   Le roman est le compte-rendu d'une thérapie de choc, Dr. Jekyll en est le médecin et le patient.

   De quoi souffre Jekyll? D'un Malaise dans la civilisation exacerbé. Il se sent brimé dans son principe de plaisir, par la société, par un surmoi hypertrophié?, au stade où il en est, cela revient au même. 

  Ses contemporains sont puritains le jour et la nuit libertins, mais le Jekyll nocturne hante le Jekyll diurne et vice versa. Henry Jekyll est un Homo Victorianus raté.

   L'homme naît avec le double penchant, du zèle et de la luxure; innés, ils ne sont donc ni bons, ni mauvais, c'est la société qui les marque, elle octroie "+" à l'un, "-" à l'autre.

   Le "+" opprime le "-", mais ne peut définitivement le refouler: "C'est la malédiction de l'homme que ces deux éléments hétéroclites soient liés - que dans la matrice torturée de la conscience, ces jumeaux polaires aient à se battre continûment".

   L'homme est double de nature, hybride de culture. Pour faire le bien pour le bien, pour faire le mal pour le mal, il lui faut remonter le temps du sujet, il lui faut retrouver ses propriétés originelles, avant que le rouleau compresseur social ne les ait perverties.

   "Si chacun pouvait être logé dans une entité séparée, la vie serait soulagée de tout ce qui est insupportable; l'injuste pourrait aller son chemin, débarrassé des ambitions et des remords; et le juste pourrait accomplir le bien, dans lequel il trouve son plaisir, sans être exposé au déshonneur et à la pénitence". Le salut est dans la compartimentation, la potion magique servira d'accélérateur de particules.

   Hyde, "the id on the hide", n'est donc pas censé être pire que le Jekyll d'avant l'expérience, juste le même débauché, mais serein. Jekyll n'est donc pas censé être meilleur qu'avant, juste le même savant, mais jouissif.

   Noble projet, il échoue. Hyde dérape vers la débauche hard, Jekyll s'installe dans la mélancolie. Les germes de l'échec se trouvent dans les termes du standard.

 

 

Jekyll ou la panne du Bien

 

   Qui dénote "Jekyll", qui dénote "Hyde"? "Jekyll" dénote le créateur, "Hyde", la créature. Mais "Jekyll" dénote aussi l'anti-"Hyde".

   Le topos souffre d'une asymétrie dénominative congénitale. Le débauché est doté d'un nom qui lui est propre, "Hyde", alors que le juste garde le nom original, "Jekyll".

   Il en découle une belle pagaille. "Jekyll" est l'antonime de Hyde et la somme des antinomes, "Hyde" est l'opposé de Jekyll et un de ses aspects.

   "Dr. Jekyll & Mr. Hyde" oppose le tout à la partie.

 

   Ses fantômes endossés par son double, le nouveau Jekyll aurait dû enfin se livrer au Bien corps et âme, il n'en est rien.

   Le Bien naît du combat contre le Mal, la métaphysique, la psychologie, et le roman en sont également d'accord. Le Bien est réactif, il rapporte gros en estime, le Mal est autarcique, il rapporte gros en jouissance. Une fois débarrassé du besoin de sublimer son ça, Jekyll se laisse aller dans le neutre.

   Et quand Jekyll vote la mise à mort de Hyde, il retourne à la case départ, ou presque, car sans les plaisirs d'antan, il en sort un Jekyll aseptisé, plus malheureux que jamais.

 

   L'asymétrie dénominative s'éclaircit. Jekyll qui fait le bien pour le bien n'a pas été rebaptisé, parce qu'il n'a jamais existé.

   Le véritable "Ou bien... ou bien" mis en scène par le roman n'est pas entre deux forces pures, le Bien et le Mal, mais entre une entité nouvelle et le vieil amalgame, entre la partie et le tout. Or l'hybride en soi est un oxymore...

(P) On ne peut pas tout avoir - soit le tout, soit la partie.

 

 

Hyde est-il le Mal en soi?

 

   "All human beings, as we meet them, are commingled out of good and evil; and Edward Hyde, alone in the ranks of mankind, was pure evil".

   Son nom aussi voterait dans ce sens: "Hyde", an anglais signifie "cacher" et "peau", contenu et contenant, il est égal à lui-même, rien ne déborde.

   Et à sa personne rien ne colle, Hyde est immunisé contre la description: "le personnage n'avait pas de visage qui permette de le reconnaître", "il dégageait l'impression d'une déformité mais sans aucune malformation nommable", "il n'a jamais été photographié; et ceux qui ont pu le décrire ont différé largement".

   Incapables de le décrire, ceux qui ont affaire à Hyde, son créateur, Dr. Jekyll, en tête, l'apostrophent. Il est ainsi qualifié, excusez du peu, de troglodyte, Satan, foul soul, child of hell, fiend, human Juggernaut, ghost, cancer, creature, it, rat, that thing, dwarf, monkey, woman, animal, lost soul, devil, brute, hellish, inorganic!

 

   La candidature de Hyde au poste de Mal en soi expliquerait le fiasco thérapeutique. Au lieu que s'épanouissent également les deux pans de la personne de Henry Jekyll, le Mal, force pure, prospère, le Bien, force polluée, dégénère, le ça, en supplantant le surmoi, engloutit le bon docteur.

   En bon Mal en soi, Hyde s'affranchirait de son hétéroclite créateur; mal absolu, il serait parti sans laisser d'adresse. Il n'en est rien, Hyde ne cesse de faire la navette entre sa tanière et la maison mère

   Qu'est-ce qui pousse Hyde à reboire la potion magique qui le retransforme en Jekyll?

   "Hyde s'est rappelé Jekyll comme le bandit se rappelle la caverne dans laquelle il se cache de ses poursuivants" - la réponse laisse à désirer, Hyde retourne chez Jekyll comme le cheval à l'écurie.

   Entre les deux il y a comme un pacte implicite: je te prête vie à condition que tu me reviennes. Le respect des contrats est le propre de l'homme civilisé.

 

   Qu'est Jekyll, qu'est Hyde? Jekyll est Docteur et Hyde, Monsieur.

   Mr. et Dr. participent du même champ social, à ceci près que le titre de Mr. est donné, il va de soi, alors que le titre de Dr. est acquis, il est marqué.

   Pour correspondre à son image, Hyde aurait dû être "Hyde" tout court. Mais malgré les efforts déployés par le brave Dr. pour réduire sa créature à l'état brut, le Mr. continuera à lui coller à la peau.

   Dr. Jekyll & Mr. Hyde s'opposent à l'intérieur de la civilisation.

 

   Que fait Jekyll, que fait Hyde? Je-Kyll tue son moi, Hyde se cache. Mais en parlant de Hyde, Henry Jekyll dit "je".

   Puis, un jour il dit "il": ", dis-je - je ne puis dire . Ce fils de l'enfer n'avait rien d'humain".

   Qu'est-ce qui cause la rupture pronominale? Ni les vices de Hyde, ni ses crimes, Jekyll s'y reconnaît volontiers, mais sa vitalité: "Hyde in danger of his life was a creature new to me"; "Jekyll thought of Hyde, for all his energy of life, as of something not only hellish but inorganic"; "his love of life is wonderful"; "his wonderful selfishness and circumscription to the moment".

   L'autre absolu de l'homme normal enfin dévoilé, ni le Bien, ni le Mal, c'est le OUI à la vie, c'est le présent!

   Pendant leurs derniers jours, le tout se laisse mourir, mais la partie s'accroche toujours.

 

 

Hyde est du Jekyll raffiné

 

   La potion magique est une machine à remonter le temps du sujet - et de l'Homme. Hyde incarne à lui seul les principales phases de l'Evolution: il est inorganique, créature, animal, singe, à peine humain, troglodyte.

   Grattez Jekyll, voici Hyde. L'homme socialisé n'est que la partie émergée de l'iceberg, les couches immergées guettent. Mais "hyde" signifie aussi "peau"...

   Hyde a beau être l'homme naturel, il est fabriqué en laboratoire, le "retour à la Nature" passe par la chimie.

   Pour parler le langage pétrolier, on obtient du Hyde en raffinant Dr. Jekyll.

   Jekyll est l'homme brut, et Hyde est l'homme net => la brute est l'homme net...

   "Le chemin intellectuel vers la bête est long" (Mishima).

 

  Dans le roman de Mary Shelley, Frankenstein ou Le Promethhée moderne, le monstre est lui aussi qualifié d'animal, d'insecte, de diable. Mais contrairement à Hyde, il est aussi qualifié de "surhomme".

   Non seulement incarne-t-il les avatars de l'Evolution, il les parcourt en autodidacte, seul il découvre le feu, le langage, la sociabilité, le crime, la métaphysique.

   Le monstre n'est pas à l'aube de l'humanité, il est à ses crépuscules. Loin d'être l'homme primitif, il discourt en poète-philosophe.

 

 

L'affaire Ben Johnson

 

   La gent sportive est en croisade: Soyez propres, se doper c'est tricher; la mode est au rousseauisme.

   Qui est ce champion naturel dont on nous rebat les oreilles? il court cent mètres en moins de 10 secondes, soulève plus de 245 kilos, son ancêtre le Néandertalien en serait horrifié.

   Le monstre de Frankenstein, bricolage chirurgical, serait admis aux Jeux Olympiques, Mr. Hyde, artefact chimique, en serait exclu.

   Tant qu'on y est, je propose de radier des tablettes de l'esprit Baudelaire, Conan Doyle, Freud, Jim Morrison, bref, tous ceux qui ont créé sous l'effet de la drogue.

  

 

Gare aux mauvais Ou bien... ou bien

 

   Notre malheur vient de l'entropie, le cloisonnement en est la seule thérapeutique, Dr. Jekyll est dans le vrai, pourtant il échoue, pourquoi? Parce qu'il fonde sa démarche sur les mauvaises idées reçues.

 

   L'homme est habité par deux personnalités en attendant plus - NON, rares sont ceux qui peuvent en revendiquer une.

   Là où Jekyll célèbre le pluralisme du moi, il n'y a qu'égocentrisme de la coquille vide, il n'y a que paresse et complaisance:

(P) Je ou on? Au moindre doute je dit on.

 

   L'essence de l'homme est innée - NON, elle est conquise, sans jamais lui être acquise.

   L'essence de l'homme, à imaginer qu'il en ait une, n'est pas derrière lui, elle est devant.

   Tuer le moi n'accouche pas de l'homme originel, mais de l'homme original, il ne passera pas la nuit.

   "Deviens celui que tu es!" - en chemin perds "je" et "peau".

 

   L'essence de l'homme est de la génération spontanée - NON, Le style est l'homme même, son essence réside dans ce qui en lui est le plus recherché, ce qui exige le plus de discipline et d'abstinence,

(P) Seul le dépouillé est bon à piller.

 

   L'homme est mauvais de nature - NON, il est fade,

(P) L'homme est un arsenal de pétards mouillés.

  L'intrigue repose sur un non-sens pharmacologique. L'habitude immunise, le toxicomane augmente la dose pour obtenir le même effet. Jekyll aurait donc dû consommer de plus en plus de sa drogue pour rester Hyde - or c'est l'inverse qui se passe, il en a besoin de toujours plus pour redevenir Jekyll.

   La Boîte de Pandore a été trop longtemps renfermée, les djins en sortent hagards et débiles, le fauve déchaîné s'avère caniche, Hyde est la "bête" en soi, il est "féroce" et "docile",

(P) L'animal masqué sort ses griffes laquées.

   Chasser le naturel, il revient au galop, chevauchant sur la Loi de la gravitation,

(P) Laisse-toi aller, tu ne risques pas de te perdre, la spontanéité est le plus sûr chemin au même.

 

   L'homme s'épanouit dans la plénitude de son être - NON, Tout est dans la nuance, la bonne, s'entend, la Loi de la conservation de l'énergie nous est fatale.

   L'essence de l'homme est dans la partie à même de tenir lieu du tout. Hyde ne peut servir de Extra-ordinaire Représentatif (ER), il ressemble trop à son créateur,

(P) Le maître de la synecdoque écrira sa légende.

 

   L'entropie est curable - NON, un système va vers toujours plus de désordre, dans la quête de la pureté, l'impureté aura le dernier mot.

   Terré dans son laboratoire, en rupture du sel qui lui a servi à préparer la potion magique, Jekyll envoie son domestique chez tous les fournisseurs de Londres - en vain: "Je suis à présent convaincu que ma première provision était impure, et que c'est cette impureté inconnue qui donnait à la potion son efficacité".

   On ne peut pas guérir de l'entropie - mais dans ce combat, L'essentiel est de participer,

(P) Béni soit-Il qui sépara le sacré du profane.

 

 


 

(S) POURQUOI  MOI ?

 

 

 

   Qu'est-ce que je reproche à la majorité de mon être? Qu'à ma question: (S) "Pourquoi moi?" elle réponde: (S) "Pourquoi pas?"

 

 

 

L'homme est un animal déléguant

 

 

   Délégation: Faire faire par autrui, humain ou non-humain, ce qu'en principe on peut faire tout seul.

 

   "Délégation" transpire un homme dépouillé - de ses droits, de ses désirs, de ses devoirs.

   "Délégation" évoque un homme dépouillé - par l'Etat, par l'Ecole, par la Loi.

   Cette vision misérabiliste est entretenue par le roman. Ses fiers héros, de Michaël Kohlhaas à Dirty Harry en passant par Jésus-Christ, dédaignent les go between, court-circuitent le Système, ils se font justice eux-mêmes - et se cassent la gueule...

   Notre portrait collectif en victimes paradoxalement nous flatte, il endosse notre paresse.

   Ce portrait nous flatte, il rate l'essentiel. Car si la délégation nous pille de nos pulsions, elle le fait sur les marges, le gros de son action consiste à nous décharger de ce pour quoi nous sommes de trop.

   Par "délégation" on entend transfert de pouvoirs, par "délégation" j'entends bon débarras.

 

 

Nécessité fait loi

 

   A peine descendu des arbres, homo sapiens s'est mis à envoyer une flèche, un député, un mot, un soldat, une bête, une onde, un journaliste à sa place.

   - Adam: "Eve, café!".

   - Eve: "Si tu t'occupes d'Abel".

   Chaque espèce tant soit peu évoluée obéit à une certaine distribution des rôles. En outrepassant son casting naturel, l'homme est entré dans la délégation.

 

   Au départ, l'homme fait faire par autrui ce qu'il peut faire tout seul.

  Le délégué, homme ou artefact, en s'autonomisant se perfectionne. Passé un certain seuil, le délégateur ne peut plus soutenir la comparaison avec son délégué, ni en dépense d'énergie et de temps, ni en qualité.

   A l'arrivée, un homme fait faire par autrui ce qu'il aurait pu faire tout seul, voire ce qu'il ne peut plus faire tout seul. La délégation démarre à l'indicatif et finit au conditionnel, quand ce n'est pas au nostalgique.

 

   Nécessité fait foi. Parce qu'il ne peut pas être partout à la fois, qu'il se réserve pour mieux. En délégant, l'homme semble dire: Il y a plus qualifié que moi pour faire mes sales boulots.

   Selon ce scénario, l'homme délèguerait pour se consacrer à la partie inaliénable en lui; il déléguerait le on pour s'adonner au je.

   Mais qui est le sujet de ce noble projet, est-ce vous, est-ce moi? Non, nous n'y sommes pour rien, c'est l'homme en général qui envoie l'huissier, le boulanger, l'institutrice, à notre place; nous, hommes en particulier, sommes mis devant le fait accompli: délègue ou végète.

   (S) Que chacun cultive son jardin - et qui s'occupera de la maison? Les amateurs du bricolage et du Do It Yourself peuvent s'adonner à leur farce d'autarcie grâce à une armée de délégants. De nos jours, toute une vie ne suffirait pas pour réinventer une roue.

 

   Tu ne t'attribueras pas ce dont nul ne peut revendiquer les droits! La délégation n'a pas de commanditaire, si ce n'est le cerveau.

   Depuis qu'il s'y est mis, le cerveau de l'homme en général pond des délégués, humains et non humains, à la chaîne, nullement soumis à nos besoins "réels", et qui crachent à la figure de l'homme en particulier: Everything you can do I can do & better - so why bother.

   Loin de résoudre des problèmes, la délégation en crée, le  cerveau en redemande. On fait dériver la délégation de la complexité - et si la délégation était l'invariante et la complexité, son effet pervers?

 

 

L'écologie de la délégation

 

   Depuis que l'homme est homme, c'est-à-dire animal déléguant, le temps libéré par les délégués non-humains a toujours été meublé par des nouveaux "besoins", gros consommateurs en délégués humains.

   Pendant des millénaires, pour jouir de la délégation, il fallait y mettre du sien, donnant donnant. Grâce à ces vases communicants, l'épreuve cruciale du scénario fonctionnaliste - Je délégue pour faire ce que je veux vraiment - a toujours été repoussée à plus tard.

   "Plus tard" est arrivé. La courbe de la spécialisation, boulimique en matière humaine, poursuit son petit bonhomme de chemin arithmétique; alors que la courbe technologique, économe en matière humaine, est entrée en frénésie géométrique.

   L'inventivité de l'homme en général renvoie tous les hommes en particulier au chômage partiel - et bon nombre d'entre nous au carreau. Les termes du nouveau contrat social sont clairs: Prends mais ne donne rien! Exploite mais n'attends rien en contre-partie! Notre civilisation de consommation et de loisirs, du parasitisme fait un devoir civique.

   L'arroseur arrosé, la délégation finit par avoir notre peau. Disposant de temps à la pelle, l'homme en particulier est livré à son si peu de moi, pauvre chou.

 

 

Le droit de dire "je" et la délégation

 

   La délégation me scinde en deux: ce qui en moi est délégable, ce qui ne l'est pas (encore).

   En me débarrassant de ce pour quoi je suis de trop, je m'initie à une terrible vérité: je suis en partie remplaçable.

   En grande partie. Pratiquement tout ce que je fais, un autre pourrait le faire à ma place. Un? cinq milliards.

   Là où l'homme s'avère remplaçable, il l'est une fois pour toutes, même rétroactivement: faute de délégués, l'homme néandertalien et Robinson Crusoé n'avaient aucune chance d'accéder au je.

 

   L'ipséité serait le by product paradoxal de la délégation, la grande lessive qu'elle opère incitant l'homme à octroyer aux happy few rescapés le titre "je". Pour ce faire, il s'appuie sur le syllogisme suivant: Quelqu'un peut le faire à ma place, Pourquoi moi? => Nul ne peut le faire à ma place, c'est donc moi.

   Voeu pieux. Car si la délégation repose sur la ressemblance entre moi et les autres, c'est dans ce que je ne peux pas faire faire par un autrui, même en principe: uriner, pénétrer la femme que j'aime, désirer la mort de mon père et le corps de ma mère (dans le désordre) - que je leur ressemble le plus.

 

 

(S) Je ne suis pas une machine

 

   Machine: Artefact qui se charge de nos tâches machinales.

   Homme: Ce qu'une machine ne saurait faire.

   Plus nous sommes entourés de machines, plus nous nous illusionnons humains. En nous désengageant d'une partie de notre existence machinale, elles nous autorisent à baptiser l'autre partie: "je".

   Or de ce que nous faisons, de ce que machinalement nous sommes, la machine n'assume qu'une dérisoire partie. Elle n'a pas de prise sur le système autonome, au propre et au figuré.

   Système autonome: Ce qui en moi se fait par coeur - qui se passe de mon je.

  Au propre: aimer ses enfants, être allergique à la pénicilline, déléguer, tous réflexes pavloviens, ils n'engagent personne.

   Au figuré: avoir de la commisération pour les humiliés et les opprimés, s'habiller aujourd'hui en blanc et demain en mauve, dire "je veux vraiment", tous bruits et sentiments, nous leur servons de semi-conducteurs.

 

 

Le drame de la surqualification

 

   Que je lève la main, que j'ouvre la bouche, un moins que moi aurait fait mon affaire, quoi que je fasse crie le grand écart.

   Faire ses courses avec une Lamborghini est chic, ne faire que ça est tragique, c'est pourtant notre pain quotidien.

   Goethe, moi, et le boulanger du coin sommes également de trop pour pratiquement tous les défis que la vie nous balance.

   Nous sommes armés jusqu'aux dents, c'est le gibier qui n'est pas à la hauteur, nous sommes condamnés à la rouille ou au leurre.

   A force de mobiliser un canon pour abattre une mouche, le canon devient fusil puis simple tuyau. Entre-temps, le compteur tourne, que faire? Déléguer, encore et toujours.

 

   Débarrassé de ce pour quoi il est de trop, l'homme dispose de tout le temps du monde, qu'il investit dans la fabrication de délégués qui le rendent toujours plus disponible - toujours plus superflu.

   Créatures du cerveau, les délégués, humains et non humains, sont surqualifiés pour les tâches qui leur sont rétroactivement assignées.

   Avec la Bombe, le cerveau a mis au monde le délégué ultime: d'efficacité absolue, elle est absolument inutilisable, arme fatale, son chômage est terminal:

   (P) Qui dira la solitude de la Bombe?

   Heureusement, une Bombe ne fait pas l'arsenal. Sur un délégué binaire, qui ne dit que Oui (1) ou Non (O), que de délégués polaires, qui se prêtent à la demi mesure et au quart, tel le logiciel Word 5, qu'en tapant ce texte, j'utilise à 5% de son potentiel et du mien.

   "Que votre langage soit oui oui, non non, tout le reste vient du mal"? Certes, mais dans le cas de la délégation, notre salut est dans ce mal précisément. A moins que...

 

  

Le robot Pourquoi Moi?

 

   Contre la sous-exploitation, le robot Pourquoi Moi? est une médecine de cheval. Quand la situation exige un moins que moi, c'est presque toujours le cas, je le dépêche sur place, il n'en est pas encore revenu.

   Expédiant mes affaires courantes, Pourquoi Moi? me permet de vaquer à mon vide à ma guise, qu'un autre cultive mon jardin.

   Or la nature a horreur du vide. J'ai beau tourner le dos ou faire le mort, le compteur n'en a cure.

   Le robot Pourquoi Moi? perd mon temps, pour vivre par intermittence, il me faut lui procurer une commère: la robote Belle au Bois dormant.

   Quand Pourquoi Moi? opère, Belle coupe mon moteur, que le Prince Charmant interrompe mes chimères pour des défis à ma hauteur,

(P) Longtemps grenouille, le Prince, au baiser rédempteur répondra deux fois "Quoi?"

 

 

Le maître de la synecdoque écrira sa légende

 

   La délégation est un cruel papier de tournesol: le délégable révèle le socième - ce qui en l'homme revient au groupe - , le non-délégable relève du spécimen - ce qui en l'homme revient à l'espèce. Et moi dans tout ça?

   Ce n'est pas en délégant, mais en étant délégué, qu'homme en particulier, je pourrais dire "je".

   "Pourrais". Car loin de s'épanouir dans sa niche, le délégué moyen s'en dit aliéné.

 

   C'est la faute à la spécialisation à outrance de nos Temps modernes (Chaplin). Soit. Mais ce réquisitoire daté repose sur un dogme a-temporel: la plénitude de l'être.

   Selon le dogme holiste, l'épanouissement croîtrait avec la quantité de la personne mouillée. Ainsi, l'activité qui mobilise l'hémisphère gauche du cerveau serait plus aliénante que celle qui fait travailler la tête et les épaules.

   Selon le dogme holiste, l'épanouissement croîtrait avec la quantité de réalité concernée. Ainsi, le neuro-psychologue serait forcément un être plus épanouï que le simple neurologue, le gardien de but serait plus frustré que le numéro 10.

   L'holisme est trop nocif pour en rire, le holisme est indécrottable. En désespoir de cause, je lui oppose la synecdoque.

 

   De quoi se plaint l'aliéné, que ressasse-t-il: Ce n'est pas moi, Je ne suis pas que ça, Je vaux mieux, Cela ne me correspond pas, Mon je est ailleurs.

   Philosophe, l'aliéné aurait revendiqué ses attributs et renié ses accidents: "Schopenhauer a eu mille fois tort, mais il a eu raison dans son être" (Nietzsche).

   A-t-il un je propre, j'en doute, là n'est pas la question. Quel pourrait bien être le contenu de ce je, il ne saurait le dire, cela n'enlève rien à sa certitude. Comme tout homme, l'aliéné se sent porteur d'une essence, que faute de mieux il définit négativement: ceci n'en fait pas partie.

   La plénitude - somme hétéroclite de tout se qui le touche, de près ou de loin - est aux antipodes de l'être. Quand il s'agit de son je, tout homme est essentialiste, donc anti-holiste.

   On ne peut pas tout avoir: soit le tout, soit la partie qui tient lieu du tout. Je passe par la synecdoque, le truc est d'en élire la bonne!

   Qu'est-ce qu'une bonne synecdoque? une délégation qui se prête au je.

   A un pôle, la délégation imposée: "Quelqu'un doit le faire!", dit la société à Lévi, à Smith, ou à Duclos, "toi ou un autre, qu'importe"; l'anti-élu devrait protester: Pourquoi moi?, il ne le fait pas, exit je.

   A l'autre pôle, l'Election: "Tu dois le faire!", dit Dieu à Moïse (Exode III, 11), à Saul (Samuel I, IX, 21), à Jérémie (Jérémie I, 5), à Jonas (Jonas I, 3), "toi ou personne"; l'Elu commence par cracher vers les cieux: Pourquoi moi? - mais en obéissant, il se fait un nom.

   Entre les deux, l'auto-délégation: "Personne ne doit le faire", dit le monde, pragmatique, "cela ne sert à rien" - et le Self Made God d'en déduire: Donc moi! - en s'obéissant, il se forge un style.

   Pour que le délégué y appose sa griffe, sa mission doit lui ressembler d'emblée. De la synecdoque à la tautologie: "Glenn voulait devenir Glenn Gould quoi qu'il en coûtât" - il n'y a qu'un pas.

 

   Sur le chemin du je, on ne peut faire l'économie de deux angoisses:

- A la longue, le recherché sombre dans la répétition. L'auto-élu s'installe sur ses marges, plus ésotériques elles sont, plus limitée est sa gamme,

(P) Qui n'imite s'imite.

- A la longue, le gratuit revient cher. Pour y trouver son compte, au "Ma vocation ne sert à rien ..." fondateur, il ajoutera "... en apparence seulement", et convertira ceux qui n'ont qu'en faire, ils sont légion, en commanditaires rétroactifs,

(P) Qui fuit la foule en général la retrouve en particulier.

 

 

   Dieu créa l'homme à son image, délégua à son sosie ce qui est au-dessous de ses moyens, et se refugia dans l'Etre. Et le reste du temps? Il se raconte des histoires, que le God in the Making en fasse autant.


(S) LE STYLE EST L'HOMME MEME

 

 

   => Un homme sans style est un homme sans même.

   Qu'est-ce que le même d'un homme? Ce qui lui est propre.

   Sans même, l'homme n'est pas mort pour autant, loin s'en faut: les hommes naissent sans style, sans manières non plus, la plupart n'en auront jamais.

   Ne pas avoir de style va de soi, c'est notre capital de départ, inépuisable.

   Sans style, un homme fond dans l'homme en général, avec style il accède au statut d'homme en particulier - Quand l'homme en général est fier de l'homme en particulier.

 

   In-dividu: la plus petite unité de l'homme, l'atome humain.

   Personne: l'homme dans ce dont il peut revendiquer les droits.

   In-dividu = spécimen + socième.

   Le groupe fabrique des individus à la chaîne, il est là pour ça.

   Tous les hommes sont égaux devant l'individualité.

   L'individualité est le même de l'homme en général.

 

   Je ou on? Au moindre doute je dit on.

   Dépourvu de même, un individu devrait dire "on", en disant "on" il s'en extrairait il dit "je".

   Grâce au style, la personne conquiert le droit de dire "je", lucide, elle l'emploie chichement.

   Les hommes naissent individus, rares passent par la personne - car on ne fait qu'y passer, celui qui s'y croit installé compromet son style,

(P) Même un Kafka n'était Kafka que deux heures par jour.

   La kafkaïté est le Kafka même, elle ne lui est pas acquise, ce qui en lui n'est pas du ressort de son style le ramène à l'homme en général.

   Pour être Kafka deux heures par jour, il faut être un homme en général le reste du temps,

(P) Pas de mirage sans désert

 

   "Le style est l'homme même" => L'essence d'un homme n'est pas donnée, elle est conquise.

   Il n'est pas donné à tous de conquérir une essence.

   Sur les marges de l'homme en général, l'homme en particulier se forge une essence propre, par le style.

 

   Le style est l'homme même -> l'essence de l'homme en général est centripète, l'essence de l'homme en particulier est centrifuge,

(P) Plus je vais au fond de moi-même moins je suis seul.

   L'essence de l'homme en général est naturelle, l'essence de l'homme en particulier est contre-nature.

   Pour se forger un style, l'homme va à rebours de sa nature de spécimen et de socième,

(P) Tu vois quelqu'un, dans la rue ou dans la glace, va dans le sens opposé, vers toi-même.

 

   L'essence de l'homme en particulier, sa quintessence, est ce qui en lui est le plus recherché: "Il y eut un virtuose qui jouait de son âme comme d'un violon surnaturel, et jamais on n'avait entendu une musique si douloureuse" (Léon Bloy).

   Style: le recherché devenu seconde nature.

   Seconde, car sa première nature, d'homme en général, est tapie à sa porte.

   Que guette la première nature? que l'homme se relâche, il repiquera au centre,

(P) Laisse-toi aller, tu ne risques pas de te perdre, la spontanéité est le plus sûr chemin au même.

   Même: l'appauvrissement de soi par le style.

  

   Qu'est-ce qu'un style (I)?

   Maniérisme devenu idée fixe.

   Maniérisme: (P) Pourquoi un si tu peux deux?

   Le maniérisme ne peut servir de même, il finit toujours en foule: "Ces excentriques se ressemblent; dès qu'une petite originalité les a fait sortir du milieu dans lequel ils sont nés, ils adoptent une originalité collective, font groupe pour être pareils et s'habiller  de la même façon" (Maurice Sachs, Le Sabbat), six excentricités ne font pas un style.

   Pour que le style serve de seconde nature, il doit faire loi,

(P) Vouloir: Ne pas pouvoir autrement.

   Dans le style, l'homme abdique son libre arbitre au profit de ce qu'il a de plus recherché.

   Ce qui n'est pas dans le style n'est que possible, donc interdit,

(P) Pas un si tu peux deux.

   Le style servira de même tant que l'homme ne peut pas autrement:

(P) De Pourquoi à Pas en attendant Moi.

   Le style est une forme d'ascèse,

(P) Dis Oui, et faute de mieux, Non.

   Un style négociable ne peut servir de même, l'idée fixe refuse le dialogue,

(P) Mille "Pourquoi pas?" ne font pas un "Oui".

   En se faisant des cadeaux on est ipso facto avalé par l'homme en général.

 

 

"Everything You Can Do I Can Do & Better"

(Test Picasso)

 

   Portraits, genre, nature morte - il les possédait tous. Avant de se faire cubiste, Pablo Picasso n'avait rien à envier aux meilleurs peintres académiques de son temps.

  Le style, ça se mérite. Maîtrise les bases, sinon l'idiosyncrasie te servira de cache-sexe. Patauge au centre avant d'explorer tes marges, va des clichés vers le recherché,

(P) La bête recherchée tire les clichés par les cheveux,

le chemin du je passe par on, beaucoup s'y sont embourbés et des meilleurs que toi.

   Le style, ça se mérite. Celui qui ne peut pas entonner avec Picasso: "Everything You Can Do I Can Do & Better" - s'abstenir.

 

   Qu'est-ce qu'un style (II)?

   Un maniérisme devient idée fixe, l'idée fixe trouve son corrélât objectif, elle est codifiée, les autres comprennent l'idiolecte mais ne le parlent pas.

   Le style à usage privé se contente de "ne pas pouvoir autrement", le style pour exportation de la monomanie fait une langue à sens unique.

 

*

 

   Le maniérisme est l'antichambre du style - et son fossoyeur.

   Tant qu'on se cherche un style, on peut autrement; une fois trouvé, on se doit de stopper net les recherches; en prenant le style pour acquis, on a le choix entre l'épigonie de soi et le retour à la case maniériste.

   Un style recherché a l'usure rapide, Picasso en a consommé trois avant de se laisser définitivement aller.

   Un style vieillit mal, tôt ou tard son porteur tombera en sénilité haut de gamme, Thomas Bernhard a fini par ressasser du Thomas Bernhard, ses accrocs murmurent en se culpabilisant: Si seulement il s'était tu quinze ans plus tôt.

   Dire Oui n'est pas de ce monde, Jésus a tenu deux ans avant de se suicider, abandonnant à plus qualifié que lui l'Imitation du Christ.

   Le style est l'homme même, de son même il a vite fait le plein.

 


(S) SE FAIRE UN NOM

 

 

(P) Pour se faire un nom, il suffit de dire Oui ou Non

- et le reste du temps?

 

   Tous les hommes ont un nom, encore faut-il se le faire.

   Tous les hommes ont un nom donné (given name), peu ont un nom acquis.

   L'individu a un nom donné, la personne dit:

(P) A bas les droits innés!

   Le nom donné est holiste, il désigne l'ensemble des éléments qui constituent l'individu, sa foi, son foie, sa peau et sa déclaration d'impôts.

   On ne se fait pas un nom avec l'ensemble de son être, juste avec une infime partie de cet ensemble.

   En se faisant un nom, l'homme se scinde en deux: l'élite de sa personne se fédère sous le nom acquis, la plèbe s'amoncelle sous le nom donné.

   Le nom donné accorde à celui qui le porte carte blanche, il couvre par avance tout ce qui colle à l'individu.

   Le nom acquis sert à celui qui se l'est fait de carte noire, il élimine tout ce qui ne porte pas sa griffe.

   Le nom donné est niveleur, des éléments qu'il désigne, nul n'a plus le droit de le revendiquer qu'un autre.

   Partiel et partial, le nom acquis ne désigne que la partie à même de faire le vide autour d'elle.

   La partie d'abord tient lieu du tout, puis dit "Le tout, c'est moi", et finit par déclarer: "Ce qui n'est pas moi n'en fait pas partie", ainsi mettre le feu au temple de Thèbes est Erostrate.

 

   Tous les citoyens ont le droit à la signature, et même le devoir.

   La signature est la marque obligatoire, donc non-marquée, de l'individu, comme ses empreintes digitales et dentaires, comme son code génétique.

   "Lu et approuvé": l'individu adulte appose sa signature partout sur son passage, la signature est de nos jours une nouvelle forme d'anonymat.

   Le citoyen signerait son nom donné, l'artiste, son nom acquis, qui dira la différence?

   En signant, l'artiste participe de la logique démocratique, le style, qui est l'homme même, l'en dispenserait.

 

 

Van Gogh se fait un nom

 

   Une exposition rétrospective, La passion selon Van Gogh, 1853-1890, divise sa vie en cinq chapitres. Le premier, 1853 à 1888, a pour titre: "Van Gogh avant Van Gogh", les autres chapitres se partageant "Van Gogh pendant Van Gogh"...

   De cette absurde  division s'ensuit que la tranche 1888-1890 est propriétaire de la marque "Van Gogh". Absurde, en apparence seulement: le nom acquis constitue la minorité de blocage de l'être.

 

   Le nom acquis est rétrospectif, il réécrit une vie en termes téléologiques, les éléments qui n'entrent pas dans son giron sont déclarés déchets non recyclables (voir Borgès, "Kafka et ses précurseurs").

   La tranche 1888-1890 semble dire: Ce qui m'est antérieur et qui ne peut pas s'accrocher à mon wagon n'est pas Van Gogh - n'est que du Van Gogh donné.

   Le nom acquis est un attracteur étrange, dans l'amas de l'être il opère un cruel tri, ce qui n'y est pas aspiré est refoulé il ne retournera plus.

   Comment résister à la tentation, commune au porteur du nom acquis et à ses hagiographes, de sacrifier, de l'ensemble de sa vie, autant que peu se peut?

   Ainsi, depuis 1890, le culte de Van Gogh consiste à accumuler sous ce nom tout ce qui le concerne, comme si Van Gogh de tous temps ne faisait que du Van Gogh.

 

(P) Même un Kafka n'était Kafka que deux heures par jour, un Hamlet, deux heures tout court

- un Van Gogh qui ne fait que du Van Gogh deux ans durant serait déjà un surhomme, alors du berceau au tombeau?

   (------              ) En attrapant trop tu n'as rien attrapé.

   De la perméabilité entre le nom acquis et le nom donné l'entropie seule sort renforcée.

   A force de mettre de l'eau dans son vin, le nom acquis de trou noir devient foutoir.

   Pour ne pas compromettre le nom Van Gogh, si chèrement acquis, il faut l'isoler de tout ce qui ne relève que du nom Van Gogh donné,

   (S) Loué soit-Il qui isola le sacré du profane.

 

 

Van Gogh est le style même

 

 

   "Comment le Van Gogh de 1890 est-il devenu le Van Gogh de 1991?" (Nathalie Heinich, La Gloire de Van Gogh, Quatrième de couverture).

  La question trahit l'infâme imposture de la postérité, qui a sauté sur un train en marche et s'en est proclamée le chauffard.

   Car le Van Gogh de 1991 l'est devenu dès 1888, une mort précoce l'a assuré de le rester.

 

   Van Gogh est l'idéaltype du style, il en a parcouru au galop les cinq avatars.

   Test Picasso: 188O-1886, Van Gogh s'initie aux techniques de son temps, sans toutefois se les approprier totalement.

   Maniérisme: 1886-1888, Van Gogh se cherche; il lui arrive de peindre du Van Gogh, reconnaissable parmi mille, mais à côté de nombreuses toiles banalement impressionnistes, voire réalistes.

   Monomanie: 1888, sa recherche s'arrête net. Ce qui n'était qu'une option devient à présent idée fixe. Van Gogh ne fera plus que du Van Gogh, jusqu'à ce que le suicide lui épargne de sombrer dans l'auto-maniérisme ou dans le fauvisme.

   Idiolecte: dans l'avalanche des années 1888-1890, ses contemporains discernent un langage propre: "Van Gogh a eu, à un degré rare, ce par quoi un homme se différencie d'un autre: le style. Dans une foule de tableaux mêlés les uns les autres, l'oeil, d'un seul clin, sûrement reconnaît ceux de Vincent Van Gogh" (Octave Mirbeau, 1891) - langage que lui seul maîtrise, aux autres de le singer.

   Nom: son style parle pour lui, rendant "Vincent" redondant.

 

   Comme tout peintre, Eduard Munch (1863-1944) commence par se faire la main. Dès 1892, avec "Soirée sur la rue Karl Johan", ce qui deviendra "Munch" pointe son nez - mais parmi maintes oeuvres quelconques. A partir du "Cri" (1893), et pendant une dizaine d'années, Munch ne peint (pratiquement) que du Munch.

   Munch a donc connu une trajectoire semblable à celle de Van Gogh, pourtant sa renommée est de loin moindre, pourquoi?

   Parce que Munch a eu une double poisse, de tomber sur son style très tôt, et de mourir très vieux .

   Pire. A la faute d'avoir pas mal peint du post-Munch, il ajouta le péché d'avoir trop peu peint du Munch. Même en plein boom (1893-1903), son style n'a jamais revêtu le caractère obsessionnel de celui de Van Gogh.

(P) Vouloir, c'est ne pas pouvoir autrement,

idem pour le style, la preuve, il y a un Munch après Munch, alors qu'un Van Gogh après Van Gogh est une contradiction dans les termes.

   Si le style est l'homme même, en se laissant aller dans le non-Munch, Munch n'a-t-il pas renié son même?

 

   Tchékov a frôlé le même sort. Dans Ma Vie dans l'art, Stanislavski raconte que lors des répétitions de La cerisaie (1903), "Tchékov rêvait d'écrire une pièce de caractère totalement nouveau pour lui. A vrai dire le thème de sa pièce envisagée ne fut pas très tchékovien. Un mari et son ami aiment la même femme. L'objet commun de leur amour les unit et la jalousie crée entre eux des liens complexes. Les deux partent en expédition au Pôle Nord. Le décor du dernier acte montre un large bateau échoué parmi les icebergs. La pièce se termine avec les deux amis contemplant une apparition blanche dans la neige, qui devrait être l'ombre, l'esprit, ou le symbole de la femme qu'ils aiment, et qui est morte en leur absence. C'est tout ce qu'on pouvait tirer de Tchékov à propos de la pièce qu'il n'a jamais écrite" - sauvé par le gong, Tchékov meurt en 1904, le nom immaculé.

 

 

 

Un homme écrit sa légende et lui court après

 

   On ne peut pas tout avoir - soit le tout, soit la partie, qui du tout fait table rase.

   On ne peut pas tout avoir - soit le nom donné, soit le nom acquis, qui cède ce qui ne lui revient pas à l'homme en général.

   Munch est un artiste, sa carrière posthume dépend des aléas du goût.

   Van Gogh est un archétype, sa carrière posthume dépend de notre système cognitif.

   Comme Napoléon, comme la tour Eiffel, Van Gogh est la Gestalt parfaite, on l'aime, on le déteste, mais on n'ignore pas son nom.

   Van Gogh est son nom, de ceux, rares, que l'humanité a du mal à ne pas retenir.

   Van Gogh est son nom, que ses autres attributs: peintre, saint, fou - ne font que parasiter.

 

   (S) Deviens celui que tu es! - moins, toujours moins, jusqu'à faire un avec ton nom, que rien ne déborde.

   Le nom est l'homme même: "Glenn voulait devenir Glenn Gould quoi qu'il en coûtât" - Van Gogh y est parvenu, il l'a payé de sa personne.

 

   Q: Quel est ton nom?

   R: Je serai ce que je serai.

   Dieu seul, l'anonyme illustre, ne signe pas, car Le Nom - Ha'shem - est son nom.

   A Self Made God, l'homme s'affiche dégriffé, que son style trahisse son nom,

(P) Le maître de la synecdoque écrira sa légende.

 

 

 


 

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