Clefs III: Epicerie, paranoïa, iceberg

Ces métaphores qui nous gouvernent:

    Epicerie, Paranoïa, Iceberg (EPI) 

  

Nous sommes en panne onirique 

Nous rêvons, certes, mais en blasés 

Blasé : Homme qui a perdu ses illusions

Illusion: Rêve mort-né

   Pour perdre une illusion il faut se lever tôt

   Ce que vous appelez "nouveau", dit le blasé, n'est que variation sur un thème vieux comme le monde, (S) Tout revient au même

   Le blasé n'a pas froid aux yeux, il a tout vu

   Merveille thermique, le blasé n'a froid ni chaud, un être bien tempéré

 

   Un homme est arrivé quand il n'attend que plus, puis moins, puis rien

(P) Le blasé est arrivé il ira loin

   Le jour le blasé rêve plus ou moins, veille toujours plus

   Ses rêves nocturnes sont déchiffrés, ses rêves diurnes, chiffrés

   La nuit, confesse le blasé, il m'arrive de me rêver tout autre, ma mère ne m'aurait pas reconnu, mais (S) Il ne faut pas rêver

 

   Chassez l'impossible, il revient par l'escalier de service

   L'altérité est décrétée zone sinistrée? Sagesse des nations: (S) Il n'y a pas deux hommes pareils, (S) A chacun son point de vue

   L'art de brûler ses vaisseaux est mis aux oubliettes? Langue de bois: (S) Je ne te pardonnerai jamais, (S) Ce fut un tournant décisif

   La table rase est certifiée illusoire? Les amoureux de la terre: (S) Avec toi je me refais une virginité

   La fatalité est partout calomniée? L'amante au premier venu: (S) Tu es l'homme de ma vie

   Tant de banalités pour dire nos chimères

   La langue de bois est la Sibérie de la vérité, pour en revenir il faut perdre ses illusions

   L'utopie du "Jamais plus!" a été refoulée vers (S) Plus ça change, plus c'est la même chose, - elle y est tolérée, car

(P) Un cliché n'engage personne

   J'ai déclenché la guerre des clichés

 

   Vous vivez comme si la messe ne sera jamais dite ni les carottes, cuites,

(P) Il n'est jamais trop tard" - et on en voit la queue

   Vous êtes en panne onirique, panne mouillée qui plus est, car vous avez trop bien refoulé l'impossible,

(P) Je suis votre refoulé, il ne retournera plus


Ces métaphores qui nous gouvernent:

 

Epicerie, Paranoïa, Iceberg (EPI)([1])

 

 

   Epicerie. Standard: Donnant donnant. Dogme: Tout se tient.

   Paranoïa. Standard: Rien de ce qui est humain ne m'est étranger. Dogme: Tout est marqué.

   Iceberg. Standard: Lire entre les lignes. Dogme: Tout est symptôme.

 

   Ne te fie pas aux apparences, dit le scaphandrier, ni à l'indifférence, ajoute le parano, et surtout pas à l'indépendance, surenchérit l'épicier, Tout se tient.

   L'innocent cache son je, le banal est de ce fait marqué, le marginal cherche à se faire remarquer, Tout se tient.

   Fins tacticiens, le parano, l'épicier et le scaphandrier alternent marquage individuel et zone.

   J'ai beau plaider,

(P) "Tout" est une façon de parler

- c'est "tout" ou "rien".

   Hypocrite, j'appelle à la barre quelques-uns de leurs standards favoris: Ce n'est pas si simple, c'est même beaucoup plus compliqué, Il ne faut pas exagérer, La vérité est quelque part au milieu, Pas de règle sans exceptions -, ça sera "tout".

   J'abats le joker: (S) Il ne faut pas rêver - ils rêvent toujours, mais avec filet.

 

   L'EPI est l'appelation contrôlée des non-sens: la gratuité, le hors-système, la table rase, l'indifférence, la chose en soi, - nous les avons refoulés, ils ne retourneront plus.

   Nous sommes en panne onirique.

 

 

LE MONDE COMME EPICERIE,

SYSTEME POUR LES INTIMES

 

   Le champ sémantique de l'épicerie est vaste. A son centre, se dresse le château de cartes: "On ne peut cueillir une fleur sans modifier le cours des étoiles" (Rezvani). "Je te tiens, tu me tiens, par la barbichette" d'un côté, "There is no such a thing is a free lunch" (Milton Friedman?) de l'autre, marquent les bornes au-delà desquelles on ne fait plus sens.

   Le champ sémantique de l'épicerie est fertile. Y poussent, ou y sont cultivés, réseau, relations, contexte, interactivité, tolérance, réciprocité, bilatéralité, dialogue, conversation, communication, échange, don et contre-don, marché, commerce, calcul, stratégie, négociation, contrat, sans lesquels on ne passe pas la nuit.

   En terres épicières, tout fait corps. "Lui: Il n'y a dans tout un royaume qu'un homme qui marche. C'est le souverain. Tout le reste prend des positions. Moi: Le souverain? encore y a-t-il quelque chose à dire" (Diderot, Le Neveu de Rameau).

   En Epicerie sévit le dogme de la "complémentarité". (S) Pour bien danser il faut être deux? l'épicier n'est pas normatif, selon lui pour danser il faut être deux, a fortiori pour penser.

   Tu as besoin de moi autant que j'ai besoin de toi, dit la femme au mari, le père aux enfants, le bourreau à l'exécuté, l'enrhumé au mouchoir, le maître à l'esclave, le scientifique au cobaye, le mendiant au philanthrope, la puce à l'hippopotame.

   Tout répond à des besoins. Je fais x ou y, je ne fais rien ou me laisse faire, je subis ou impose, c'est que j'y trouve mon compte, quand l'épicier, le parano & et le scaphandrier se serrent les coudes, un homme serre les dents.

 

Au Café du Contexte

   Le champ de l'épicerie est marécageux, nombreux et des meilleurs y laissent plumes et âme.

   M'échapper? ainsi la société au bandit, au clochard, au génie, au fou - tu rêves! Vivotant sur mes marges, de ta dite "expérience limite" je dessine mes contours, tu es constitutif de ma définition, la preuve, "marginal" est ton nom.

   Une société est définie par ce qu'elle exclut et tolère -, cet axiome a de nos jours la cote, c'est même écrit dans le journal: "L'excentrique est le partenaire indispensable du conformiste, du , son contraire précieux, celui qui le rassure dans sa normalité, indique les limites à ne pas franchir (au-delà desquelles il n'y a plus de bornes, dit-on); il invente des déviances, des déviations, qui soulagent la voie commune et la consacrent tout en l'insultant..." (Le Monde). Les marginaux, si fonctionnels, et souvent fonctionnaires

   Le groupe, tel un chien, pisserait les marginaux pour marquer son territoire, ils lui serviraient de Stanley & Livingstone malgré eux. Et si les marginaux étaient les symptômes et la société, la maladie?

 

   Ecrire la Loi sur le dos des hors-la-loi, édifier la règle à base d'aberrants, définir la normalité avec du pathologique, sont des procédés vieux comme le cerveau. L'extra-ordinaire, parce que meilleure Gestalt que l'ordinaire, attirera inmanquablement notre attention, de lui on partira pour embrasser l'ensemble.

   Que le troupeau se reconnaisse dans la brebis galeuse, normal, c'est à la brebis de ne pas se laisser égarer, c'est-à-dire récupérer.

   Que le tout fasse appel à ce qui prétend ne point lui appartenir, pour sa définition ou pour sa cohésion, par ennui ou par dépit, ne dit encore rien dudit "marginal".

   La chose en soi n'est ni n'existe, dit l'EPI, et le tour est joué.

   Ou presque. Même fonctionnarisé, le marginal continue à jouir d'une aura, il fait toujours des envieux.

   (S) On peut toujours s'entendre, dit l'EPI, et pond le grand compromis: la marginalité est un illusion optique et Nous sommes tous des marginaux!

   Cette farce logique est calquée sur une lecture abusive, mais hélas légitime, du freudisme, selon laquelle il n'y a pas de normalité, juste des degrès d'anormalité => "Tous les hommes sont fous, et, malgré tous leurs soins, Ne diffèrent que du plus ou du moins" (Boileau).

 

   L'EPI est un sport qui marche fort, ses praticiens (S) Ne sont pas des poètes, (S) Ils ne font pas le voyage pour rien.

   Que faire, en ces temps d'altérité galopante - l'altérité est de nos jours la chose la mieux partagée - de celui qui s'obstine à être encore plus autre que ses semblables?

   De ce trublion, l'EPIste dira qu'il a excellé dans la mise en scène de l'"être hors système". Il ne passera pas entre les mailles de La Distinction, tout ce qu'il dit tout ce qu'il fait servira de symptôme, un tel oiseau rare vaut l'entière collection.

   L'astuce a déjà fait un malheur en poétique structurale, quand celle-ci a fini par admettre l'évidence, savoir la malencontreuse présence, dans le texte le plus serré qui soit, d'éléments contingents.

   Roland Barthes a montré le chemin dans "L'Effet de réel" (1968). Les détails "insignifiants", parce que insignifiants, contribuent à la vrai-semblance du texte, les voici mis au service de la structure. Le structuralisme sauvé des eaux.

   Barthes parle de texte, les EPIstes, de la réalité comme texte. Selon eux, le génie, le fou, l'homme, quoi, produit sur les contemporains et la postérité un effet d'irréductibilité. La grandeur de Nietzsche résiderait dans l'illusion d'unicité qu'il a su nous inculquer.

   Avec des euphémismes tels que "champ autonome", "îlot d'individuation", "espace de liberté" - espace de liberté équivaut réserve de liberté équivaut ghetto de liberté!, hurlé-je, ils condescendent -, les Grands EPIciers ont sournoisement colmaté les brèches causées par leur culture et leurs cultes. Voici casés Mozart, Flaubert, Van Gogh, et par extension scandaleuse, eux et moi.

 

   Il est impossible d'échapper au système & Nous échappons tous au système -  l'alliance de la négation et de la banalisation est l'arme fatale du paradigme EPIste, à l'EPI nul n'échappe.

   Tout revient au ON, ON est le sujet de ces manoeuvres, il en est le commanditaire et le bénéficiaire, contre ON nul ne peut, il est imbattable,

(P) ... mais on change une équipe qui ne peut pas perdre - ou on change de sport, c'est fait.

 

 

RIEN DE CE QUI EST HUMAIN NE M'EST ETRANGER

 

   Mais qu'est-ce qui n'est pas humain, en ce monde comme représentation et sans volonté?

 

   L'intérêt qu'on porte au parano l'étouffe: "Elle m'a demandé Tu vas bien? donc elle me veut du mal", ou l'encesnse: "Elle m'a demandé Quelle heure est-il? donc elle me veut du bien"; l'indifférence l'offense: "Elle ne m'a pas regardé de la soirée donc elle me hait", ou le flatte: "Elle ne m'a pas regardé de la soirée donc elle m'aime."

   Le paranoïaque ramène tout à lui-même. Il transforme le monde en une machinerie braquée sur sa personne, autour de lui rien n'est neutre, et ce qui est d'emblée marqué le sera davantage par son délire.

   La paranoïa est tricolore, sa palette va du noir: "Celui qui n'est pas avec moi est contre moi", Matthieu XII:30, au rose: "Celui qui n'est pas contre vous est pour vous", Luc IX:50, en attendant le blanc.

 

   Les psychiatres qualifient la paranoïa de "folie logique", je propose "santé tautologique".

   Le parano se sent agressé par le monde, il a raison, le monde continûment nous fait mal - par son indifférence. Comme l'écrit le rhapsode des masochistes: "Oui, messieurs, ne dédaignez pas le dédain; vivre dans l'indifférence est divin, mais nous, il nous faut de l'humain" (Hanoch Lévine, Un homme debout derrière une femme assise).

   L'autre, en jetant sur moi son blanc (blank) regard, laisse une marque indélébile sur mon être ainsi nié.

 

   Quand le monde ne nous agresse pas, il nous assomme. Le non-marqué est un somnifère, les sensations fortes naissent du marqué. Qui veut vivre dangereusement aura tort de se fier à ses semblables, du marqué ils fournissent chichement.

   Le parano a trouvé la parade: Do It Yourself. Il aménage un univers insipide en un chez soi cosy et hostile. Pour y emménager, il s'appuie sur un syllogisme imparable:

- Qu'est-ce qu'une gifle donnée comparée à une gifle qu'on n'a pas daigné me donner?

=> Qui m'ignore me marque le plus grand intérêt.

   L'autre indifférent lui sert ainsi de matière première inépuisable, tant qu'il y aura des hommes il est sauvé. L'alchimie paranoïaque: transmuer le non-marqué en surchargé.

 

   Le diagnostic du parano est juste, quand le non-marqué ne nous écrase pas, il nous endort. La thérapeutique qu'il préconise est la bonne: marquer, marquer, et encore marquer. Mais (S) Il ne faut pas exagérer: à force de personnaliser sa cure, le parano (S) Prend ses désirs pour des réalités, il vit intensément et finit mal.

   A nous d'imiter le parano, sans toutefois sombrer dans ses excès, c'est fait, la paranoïa impersonnelle est devenue LA méthode des sciences sociales.

   Là où on avait l'habitude de voir la main de Dieu: partout, le marxisme scientifique cherche, donc trouve, le fric, le féminisme, le macho, Gender Studies, le mâle; la psychanalyse appelle tout symptôme, le psychologisme, mécanisme de défense; et l'historien de pontifier: Mais qu'est-ce qui n'est pas historique?, et le sociologue de ricaner: Hors du ON, point de sens.

   "Tout est ..." - chaque guilde remplit la case vide à sa guise: Tout est politique, Tout est texte, Tout est sexe, représentation, rapports de pouvoir, capital symbolique, neurones.

   Le noir est l'anti-couleurs dont le blanc est la somme. Ni noire ni rose, la paranoïa institutionnelle est blanche.

 

   Estrangement: Rendre le familier étrange, déranger ce qui nous arrange. "En décrivant la santé d'Augusta, mon analyse la convertit, je ne sais comment, en maladie" (Italo Svevo, La Conscience de Zeno).

   Au départ une formidable machine à dépayser, le soupçon méthodologique porte en lui les germes de sa guérison. De Rien de ce qui est humain ne m'est étranger à Je Suis Partout (chez moi) il n'y a qu'un pas.

   Dans ce monde tout te regarde, aie l'esprit de clocher! La paranoïa douce nous soulage du non-marqué qui est notre croix fixe. Elle fait semblant de sur-responsabiliser: Tout se tient donc tout de toi dépend,

(P) La responsabilité est l'antichambre de la culpabilité,

en vérité elle déresponsabilise: Tout se tient, tu n'es que l'enfant de ton siècle.

 

   "Mais il n'y a pas de preuves tangibles de sa crédibilité", tranche BL, parano autodidacte, à propos de l'héroïne de Dans la cage de Henry James. Les dés sont pipés: Tout X est marqué, sauf s'il prouve le contraire. En essayant de se prouver neutre, X est ipso facto marqué par le système dont il cherche à se démarquer.

   Rien n'est innocent, tout est pertinent. Péché originel et paranoïa scientifique, même combat. Sur la paranoïa à l'eau de rose: Chaque homme est chrétien sauf s'il prouve le contraire, saint Pierre et saint Paul ont édifié l'Eglise catholique, apostolique, et romaine.

   Le christianisme doit son succès à la transsubstantion d'une religion taillée dans la démesure du Fils de l'Homme en une religion taillée sur la mesure de l'homme en général.

 

   Le parano noir voit partout l'indifférence, lucide, il lui préfère le mépris. Pour le parano blanc le non-marqué n'existe pas et n'en parlons plus.

   Le parano noir excommunie, le parano rose communie, le parano blanc nie.

   Le parano authentique ramène tout à sa personne, le parano institutionnel ramène tout à son paradis mental, le paradigme, voire le clan.

   Le parano noir paie le délire de sa personne, mes ex-pairs en font leur fonds de commerce.

   (S) "Celui qui n'est pas avec moi est contre moi" - on ne peut être contre le parano blanc: (S) If you can't beat him, join him.

   L'épicier paranoïaque a créé un sport à sa mesure, la tautologie, le contexte l'y rend imbattable, et, preuve ultime de son génie, il a su l'imposer comme sport universel, esperanto de la connaissance,

(P) J'ai changé de sport.

 

 

(S) Il faut savoir lire entre les lignes

 

   Que le patient soit en retard ou en avance, à temps ou point, qu'il annule ou qu'il crève en route, tout cause, il suffit de plonger.

   Sur la banquise se serrent, humbles et superficiels, paraître, phénomènes, contingence, parole, performance, accidents, événements.

   Dans les pénombres se dressent, fiers et énigmatiques, être, série, régularité, longue durée, cohérence, langue, compétence.

   (S) Pas de fumée sans feu - mais il y a du feu sans fumée, souvent le feu nous jette de la fumée dans les yeux.

 

   L'iceberg est la plaque tournante et le maillon faible de l'EPI.

   Plaque tournante: pour que le tout se tienne, pour que rien n'échappe au marquage, épicier et parano doivent passer par l'invisible.

   Maillon faible: pour approvisionner ses compères en colle magique, le scaphandrier fait la navette entre la visible et l'invisible, nier la surface est au-dessus de ses poumons.

   Freud, LE maître-plongeur, a une fois pour toutes edifié l'iceberg en phénomène dialectique; pour faire le voyage surface-profondeurs, A/R, l'analyste utilise des go between nommés refoulement, répression, sublimation, retour du refoulé.

   L'iceberg est donc binaire - alors que l'EPI relève de la grande métaphore organique, il est fatalement unaire.

 

   Délégué par l'EPI, le scaphandrier croise le fer avec moult détails, qu'il arrache aux affres de la contingence en les appelant traces, indices, signes, symptômes. Mais à force de fréquenter les surfaces, il se découvre souvent une passion gratuite pour le petit détail.

   Des poumons peu développés, ou une honnêteté intellectuelle hypertrophiée, et le scaphandrier s'attardera trop longtemps en surface, loin de ses eaux territoriales, perché sur (S) L'arbre qui cache la forêt. La joute entre structuralisme et positivisme est affaire de respiration.

 

   Le plongeur fait le va-et-vient entre le visible et l'invisible, parfois son ticket est un aller simple, parfois il reste sur le quai.

   Le plongeur hard, pour qui seule compte la partie immergée, est une espèce en voie d'asphyxie.

   Le plongeur soft, selon qui la partie immergée compte plus, beaucoup plus, infiniment plus que la partie émergée, mais Tout se tient, est l'espèce qui a le vent en poupe.

   La psychosomatique peut servir d'archétype de la plongée soft. Les maux - la partie émergée - qui drainent le patient en analyse "ne sont que des symptômes", mais il y a des symptômes qui tuent. Faire disparaître ces épiphénomènes en analyse sera considéré comme un succès thérapeutique, même si la cause profonde en sort indemne. On est bien loin des années 60 et de leur mépris doctrinaire de la contingence.

 

   Ce que la métaphore de l'iceberg gagne en vraisemblance, elle le perd en transparence. Plus elle est négociable, plus ambivalents sont les résultats qu'elle sécrète, souvent il faut savoir lire entre les lignes pour en saisir le sens, autant se contenter de l'air frais c'est fait.

 

 

L'EPI, UNE THERAPIE PAR ENTROPIE

 

   Qu'épicier, parano, & scaphandrier disent la même chose, mais autrement, est un moindre mal, et parfois un bien. Il a été ainsi démontré que les trois tropes: métaphore, métonymie, synecdoque, sont réductibles à une seule, mais que le gain en terminologie se traduit par une perte sèche d'énergie - que le réductionnisme est souvent une fausse économie.

   Qu'épicier, parano & scaphandrier cherchent à garder le beurre et l'argent du beurre leur est autrement préjudiciable. Unaire par définition, l'EPI ressemble à un supermarché; anorexique de vocation, il désire omnivore; essentialiste d'horizon, il propage le relativisme.

   Mais ce n'est pas par sa cohérence logique, c'est par son efficacité thérapeutique que l'EPI sera jugé. L'EPI désire Toujours plus pour mieux revenir au même.

   Comment faire cohabiter le culturalisme, bastion de la différence, et le structuralisme, place forte de la mêmité? Par: Tous les hommes sont égaux devant l'altérité - je te déclare autre tu me reconnais irréductible, vive

(P) Le Grand Marché de la Tolérance et de la Complaisance!

 

   Savamment administré, l'EPI est une formidable médecine holiste, il s'attaque en bloc et pêle-mêle à nos pires maux.

   La paranoïa douce traite l'indifférence sans souffrance.

   L'épicerie caresse nos faiblesses et annoblit nos bassesses.

   Les bienfaits de l'iceberg sont insondables, suivez le guide.

 

 

Sous l'eau tous les icebergs sont gris

 

   L'émergé est concret et évanescent, hypothétique et massif est l'immergé.

   En haut les vagues en bas les courants, en haut vent et soleil en bas poissons et rochers, l'iceberg connaît une érosion différentielle.

   La fonte sous-marine est régulière, elle obéit aux lois de la physique classique, la fonte sur-marine est discontinue, elle obéit (sic) aux lois (sic) du chaos. 

   La partie émergée aura depuis longtemps fondu, que la partie immergée flottera encore, jusqu'à ce que l'équateur mette les deux d'accord.

   Sous l'eau tous les icebergs sont gris,

(P) Plus je vais au fond de moi-même, moins je suis seul,

sur l'eau presque tous.

   Accorder la primauté à l'immergée est un must démocratique. Comme peu de nos semblables échappent à la grisaille, la métaphore de l'iceberg, férue de justice sociale, nous renvoit tous dos à dos - sous l'eau.

   La métaphore icebergienne est égalitaire, nivelleuse, elle sacrifie la singularité des unhappy few au bien-être de la masse.

 

   Les icebergs naissent et fondent anonymement, rares se font un nom.

(P) Quand l'homme en général est fier de l'homme en particulier,

la singularité de X - son ER (Extraordinaire Représentatif) - repose exclusivement sur sa partie émergée,

(P) On ne se fait pas un nom avec son Complexe d'Oedipe.

   Vue la rareté du ER, il vaut mieux plonger, car sous l'eau, tous les espoirs sont permis, Dostoïevski, Modianoet moi y sommes également des Oedipe en puissance.

   

   Et quand même la partie émergée présente quelque attrait, on en a vite fait le tour.

   L'ontologie icebergienne liquide le visible pour faire le plein des phénomènes.

   On se rabat sur l'invisible car le visible est maigre, sur le passé et le futur car le présent est moins que rien, sur l'indicible car la réalité est vite dite.

   La vie a beau être trop courte, la journée est interminable, nous sommes scaphandriers pour meubler le temps.

 

*

 

   Nier la partie immergée, alors qu'elle constitue 6/7 de l'iceberg? Non, lui dénier un droit au chapitre.

   Quand l'invisible est plus intense que le visible, expliquer celui-là par celui-ci est louche,

(P) Le faible ne vient jamais seul.

   Quand l'invisible est plus pâle que le visible, mobiliser l'un pour comprendre l'autre, c'est

(P) Offrir des béquilles à Carl Lewis.

 

 

L'amour épicier

 

   Qui ne le sait: l'absence de calcul est le meilleur investissement,

(P) En baissant vos gardes vous aurez ma peau,

il n'y a pourtant pas pire, ni, surtout, de plus courant, en amour que le donnant donnant.

 

   Alfonso Nitti aime, cela ne l'avance guère, car l'amour réclame plus, I.e. moins, l'amour réclame le jeu de l'amour, or Nitti "avait oublié de se montrer amoureux" (Italo Svevo, Une Vie).

   Quand enfin il a "...la froideur calculatrice d'un être conscient de ce qu'il veut", ses affaires amoureuses prospèrent, mais il n'aime plus.

 

   Le Misanthrope honnit le monde, où l'affection pour l'un n'exclut pas la politesse pour tous les autres, où on a le droit d'aimer bien, mais pas d'aimer, point:

 

"C'est n'estimer rien qu'estimer tout le monde...

Je veux qu'on me distingue; et pour le trancher net,

L'ami du genre humain n'est point du tout mon fait."

 

"Eh! Madame, l'on loue aujourd'hui tout le monde,

Et le siècle par-là n'a rien qu'on ne confonde:

Tout est d'un grand mérite également doué,

Ce n'est plus un honneur que de se voir loué."

  

   Ennemi juré du donnant donnant, Alceste aime pourtant en petit commerçant:

 

"Je ne l'aimerai pas, si je ne croyais l'être."

 

"De vos façons d'agir je suis mal satisfait;

Contre elles dans mon coeur trop de bile s'assemble

Et je sens qu'il faudra que nous rompions ensemble."

 

"Non, mon coeur à présent vous déteste,

Et ce refus lui seul fait plus que tout le reste."

 

   C'est à devenir aigri, c'est à croire au complot, on n'échappe pas à l'épicerie, elle nous arrange trop, Alceste: "La raison, pour mon bien veut que je me retire".

  

   L'amour sera réciproque ou ne sera pas!

   L'éthos épicier admet le décalage: Je t'aime beaucoup tu m'aimes un peu; le malentendu: Je croyais que tu m'aimais; et même l'échec du marché. Mais il n'admet pas le mieux-disant amoureux:

(P) My love for you is none of your business.

   Grâce à une sournoise mise en scène du noli me tangere,

(P) L'orgueil naît de la peur de voir son meilleur retourné contre soi,

Nitti et Alceste sauvent la face et perdent l'amour.

 

   Qu'elle soit horizontale ou verticale, de bas en haut comme de haut en bas, l'unilatéralité, qui est notre meilleur, sera perçue comme un signe de faiblesse, les symptômes de l'absolu sont toujours mal vus, alors que

(P) Dans la vérité on ne peut pas perdre la face.

   L'unilatéralité offense notre sens de justice. Tu me seras vital si je te suis précieuse - l'indispensabilité même est soumise aux lois du marché,

(P) L'orgueil est la continuation de l'épicerie par d'autres moyens.

   Célimène à Alceste: "Non, vous ne m'aimez point comme il faut que l'on aime", elle a raison, dans le monde, on n'aime pas comme il faut que l'on aime, on aime comme il faut.

 

 

De la dite âme russe

 

   Le Russe est serf de tradition, la démocratie est étrangère à sa nature profonde. Pourtant le roman russe foisonne en héros difficilement réductibles à leur milieu social, alors que les personnages de Stendhal, Balzac ou Dickens sont la copie conforme du leur. Individualiste forcené, Rastignac pense carrière, sous la botte du tzar, Raskolnikov panse l'âme.

   Sublimation, diagnostique l'épicier. Exclus des affaires de la cité, Karamazov, Oblomov, Oncle Vania, se rabattent sur leurs nombrils.

   Taxer la métaphysique de narcissisme, ériger la sphère publique en pragmatisme, vous arrange. Les rapports de force, le pouvoir, l'argent, censés nous gouverner, sont tous des enjeux négociables, alors que la mort, l'ennui, le système cognitif sont des figures imposées.

   Et si des hommes, et des plus grands, s'accomodaient du despotisme, parce que la vie se joue ailleurs? Et si le nombrilisme était la seule attitude courageusement réaliste?

 

*

 

   Nier l'épicerie, alors qu' elle est dans notre ADN? Non, juste combattre ces euphémismes qui nous ménagent.

   Sur les étalages de l'épicerie on ne trouve que du haut de gamme: partage, réciprocité, échange, contrat, dialogue,

(P) We love the best, and share the rest.

 

 

Aux origines exégétiques des sciences sociales

 

   Ce n'est pas tant la découverte, elle n'en est pas une, du système, du marqué, des profondeurs, qui dresserait l'EPI en paradigme conquérant. L'originalité de l'EPI, sa raison d'être, réside dans ce qu'il déclare impossible:

   L'impossible systémique: faire bande à part.

   L'impossible épicier: l'unilatéralité et la gratuité.

   L'impossible paranoïaque: l'indifférence.

   L'impossible icebergien: la pure surface.

   Qui est incommensurable, arbitraire, neutre, égal à lui-même, qui est UN?

   L'homme créa la chose en soi à l'image de Dieu.

 

   Tout se tient & Tout est marqué sont les deux axiomes qui fondent l'herméneutique biblique.

   "Tout", ici, n'est pas une façon de parler. Marqués de la volonté divine, tous les signes de la Bible sont également nécessaires, entre eux règne le principe d'équivalence paradigmatique.

   Les Ecritures font Loi, Loi fait nécessité. Confronté à deux articles incompatibles, le juriste laïque peut au besoin en sacrifier un. Confronté à deux articles incompatibles, l'exégète les concilie, point.

   L'harmonisation des textes de l'Ancien Testament demande au peuple juif un effort millénaire, toujours en cours. Le Nouveau Testament rend la mission impossible - sans quelques sauts mortels interprétatifs, s'entend.

   Contrairement à leur réputation de tireurs par les cheveux, talmudistes et scholastiques votent Aristote. Hélas, modus tollens, modus ponens & al ne résolvent qu'une partie infime des contradictions entre textes sacrés.

   Les exégètes se mettent alors à bricoler des raisonnements moins classiques, telle une proto-logique modale. Une autre partie des tensions est ainsi casée.

   Pour un logicien, l'appel à la lecture non littérale est la décéhance ultime, pour la retarder les exégètes abusent du ad hoc et du ad hominem.

  Exemple: Comment concilier "Les derniers seront les premiers" (Matthieu, XIX:30) et "Je suis le premier et le dernier" (Apocalypse, XXII:13)? Avec "Je suis le premier et le dernier et hors de moi il n'y a pas de dieu" (Isaïe XLIV:6). Car c'en est une règle, le verset emprunté à l'Ancien Testament préfigure le Christ, c'en est une autre règle, le verset conjugué au pluriel s'applique aux autres.

   Jésus aux hommes (avec moi comme souffleur):

(P) Je suis le premier et le dernier, gardez la monnaie.

   Ces prouesses logiques, pourtant inégalées, ne résolvent pas tout, loin s'en faut. C'est faute de mieux, qu'on se le dise, que les exégètes délaissent le sens littéral.

   L'invisible doit être assujetti au principe de cohérence, sinon, chaque glossateur y mettrait du sien, ce qui a) injecterait de l'humain dans le texte divin, et b) créerait des difficultés sans fin.

   Prudents, ils essaient le sens anagogique, échec, ils se rabattent sur le sens allégorique, échec, ils plongent dans le sens spirituel, succès tautologique.

   En émigrant de l'émergé à l'immergé, l'exégète se fait scaphandrier.

  

   Entre la maison mère et sa branche laïque, Dieu.

   L'EPI religieux repose sur L'exception, l'EPI laïque repose sur l'absence d'exception. Le croyant tend vers Dieu, il le sait pourtant incommensurable, le mécréant normalise la chose en soi, il la décrète pourtant illusoire. La tautologie et le dogmatisme ne sont pas toujours là où on les attend.

 

   Entre la maison mère et sa branche laïque, Dieu, il fallait l'exorciser avant de fonder le paradigme EPIque. Marx: La religion est l'opium des masses; Nietzsche: Dieu est mort; Freud: Je suis un Juif sans Dieu. Le triomphe de l'EPI laïque, c'est l'acte final du désenchantement du monde.

   Nous avons perdu les illusions de nos ancêtres, nous savons mieux.

  

 

TOUTE GRANDE PENSEE EST EPIque ET TRAGIQUE

 

   (P) Test Picasso: "Everything you can do I can do and better" - le droit de faire n'importe quoi passe par ce vers libre.

 

   Une grande pensée - le pléonasme - commence par frapper fort en cohérence, en estrangement, en glose; et quand germe en elle le virus de la gratuité, elle frappe plus fort encore.

   Nietzsche et Freud ont excellé dans les trois branches de l'EPI comme personne. Ils ont su assembler des puzzles à partir de morceaux que pour d'autres relevaient de l'erreur catégorielle. Ils ont rendu étranges, désagréablement étranges nos si familières habitudes. Ils ont décelé les ressorts de nos lisses pratiques. Mais là où les EPIgones voient le non-sens, les maîtres voient l'essence,

 (P) Les dieux se font mal, les fidèles chialent.

   Le paradigme EPIque est un rouleau compresseur contre lequel on ne peut pas grand-chose, pourtant ceux qui l'ont rendu si redoutable n'ont cessé de le saper. Les voleurs de nos illusions ont gardé les leurs intactes, chacun, dans son style, de clamer:

(P) "S'il y a une chance que Dieu existe, je la saisirai."

 

 

JC et la paranoïa

 

"L'Eglise a réussi à donner en exemple aux hommes celui que les hommes ne pouvaient que mal supporter comme compagnon" (Maurice Sachs, Le Sabbat).

 

   Jésus est un Grand de la paranoïa, rose: "Celui qui n'est pas contre vous est pour vous", et noire: "Celui qui n'est pas avec moi est contre moi".

   Mais "le Fils de David ne vient qu'à une époque toute innocente ou toute coupable" (Talmud, Sanhedrine, 97). Le messie boude Sodome à cause d'un juste un seul, un salaud au paradis il se barre.

   Le parano, noir ou rose, ne sera donc servi qu'au Jugement Dernier. En attendant, l'époque moyenne, et déjà l'homme moyen, est un juste milieu, ni innocent ni coupable, le Christ en a la nausée: "Si seulement tu étais froid ou chaud. Ainsi, parce que tu es tiède, ni froid ni chaud, je te vomis de ma bouche" (Apocalypse III:15-16).

   Paul et Pierre, paranos évangéliques, nient l'indifférence, Jésus, parano authentifié, en est crucifié en permanence:  "Que votre mot soit Oui, Oui, Non, Non, le reste vient du Mal" (Matthieu V:37).

   Jésus était bien placé pour le savoir: Celui qui n'est pas contre moi s'en fout, celui qui n'est pas avec moi n'a jamais entendu mon nom, celui qui est contre moi l'est pour tuer le temps - Il n'y a pas pire que les faux-ennemis -, celui qui est avec moi l'est parce que cela l'arrange,

(P) Me blesse qu'on s'intéresse à ce moi qui me bouleverse.

   Celui qui n'est ni avec moi ni contre moi je le vomis de ma bouche qui reste?

(P) Le cannibale gourmet se démange.

   Pour marquer son incurable solitude, Jésus dit "vous", à ses disciples, à nous.

   Et quand il dit "tu", à Judas, pour prédire sa trahison (Matthieu, XXVI:20-25), à Pierre, pour prédire sont triple reniement (Matthieu, XXVI:30-35)([2]) -, il est plus seul encore.

   "Celui qui n'est pas avec moi..." - comment être avec quelqu'un qui vouvoie l'humanité?

 

Nietzsche et l'EPI

 

   Pour se faire un nom, il suffit de dire Oui ou Non Les hommes du Oui ou Non crucifiés par les hommes du "Pourquoi pas?", JC et Nietzsche, même cause, même effet.

   Nietzsche fait l'avocat du Christ, il démontre que loin d'être orientée vers le royaume des cieux, la pensée christique est ancrée dans le hic et nunc - Nietzsche l'attribue au ressentiment, il a tort.

   "Dire Oui à la vie" n'est pas l'euphémisme du carpe diem, mais une invitation à l'ascèse: Non ne dit non qu'à lui-même, alors que Oui dit non à tout sauf à lui-même,

(P) Yes! is a mass murderer, No! is a hit-and-runner.

   Le maître ès soupçon aspire au Oui qui n'a rien à cacher ni où.

   "Il faut vivre dangereusement" n'est pas le slogan de Nouvelles Frontières, mais une invitation à l'ascèse: Dis Oui, et faute de mieux, Non

   "Deviens celui que tu es!" n'est pas la devise du New Age, mais une invitation à l'ascèse: "En admettant que le moi existe en tant que chose en soi, il faut précisément que sa valeur réside dans la négation de soi" (Volonté de puissance); d'où "la nécessité de dominer tous les instincts, même les bons" (Pessoa) - surtout les bons.

 

   Pour devenir celui qu'il est, un homme va de l'in-dividu, l'atome humain, vers la personne, qui seule a le droit de faire des promesses; il développe une personnalité schismatique: (P) Je ou on? Au moindre doute je dit on.

 

   Pour devenir celui qu'il est, un homme fait l'autruche:

(P) L'autruche est un oiseau qui tourne le dos ou fait le mort quand ça lui chante.

   Voeu pieux, condescendent les Grands EPIciers, Tout vient du ON tout lui revient, mais le ON n'est jamais plein!.

   Nietzsche: "Je suis arrivé trop tôt", l'EPIste l'écarte sans ménagement: "Je pourrais montrer tout cela, très clairement, en marquant pourquoi, par exemple, les fulgurations et les fulminations de Nietzsche sur la culture et l'éducation restent toujours enfermées, pour si libres et si éclairantes qu'elles puissent paraître, dans les limites attachées à leurs conditions sociales de production, c'est-à-dire à la position de Nietzsche dans l'espace social et, plus précisément, dans l'espace universitaire" (Pierre Bourdieu, Réponses).

 

   Un champion de ping-pong se retire au faîte de sa gloire, votre diagnostic unanime est "mécanisme de défense" - alors que c'est la honte de ne pas pouvoir perdre qui le pousse à la retraite.

   Il refuse le défi: "Qu'ai-je à me mêler des réfutations" (Généalogie de la morale) -

(P) L'autruche ne relève que les gants par elle tricotés -

l'épicier lui tire par derrière et plaide légitime défense.

   Serait-ce par ressentiment envers le maître, dont le Oui n'admet que le Non christique comme interlocuteur, dans un dialogue de sourds au sommet?

   En ces jours de tolérance et de complaisance, l'homme qui dit "Je sais" et va son chemin n'encourt plus la chance d'être excommunié, a fortiori de finir sur le bûcher, il ne sera même pas licensié, tout au plus sera-t-il recyclé en tant que curiosité folklorique.

   ON contre Oui, Oui refuse le combat, ON passe outre, Oui se leurre ON se marre. Rideau.

 

 

Freud et l'EPI

 

   Avec Freud, l'EPI touche à la perfection, au point de masquer le fait que sa pensée est allongée sur une mine anti-EPIque: le traumatisme.

   Certes, en psychanalyse Tout se tient, certes l'épicerie, régente l'économie psychique - mais quand les jeux sont déjà faits. Ni dialogue, ni échange, ni négociation, ni contrat ne participent à la formation de la psyché. La chaîne traumatique est à sens unique: les parents traumatisent toujours leurs enfants, les enfants jamais ne traumatiseront leurs parents.

   Pour les déchets et les rebuts de la terre, Freud a été le rédempteur et le dompteur, rien, après lui ni avant, ne sera jamais comme avant, voir Oedipe. Certes, en psychanalyse Tout est marqué - sauf ce que l'aimant traumatique n'attire pas.

   Car Tout est marqué est une farce cognitive: sur un stimulus marqué ("figure"), il y a un nombre incalculabe de stimuli non marqués ("fond").

   Freud ne conteste pas ce truisme, il les affine. Outre les procédés universels, a-personnels, de marquage, étudiés par la Gestalt, il met en évidence l'existence d'un principe individué, le tri traumatique.

   Chez l'homme normal, critères cognitifs et critères traumatiques cohabitent plus ou moins pacifiquement. Chez le névrosé, la grille traumatique prend l'ascendant sur la grille cognitive.

   Nul ne marque tout, et le paranoïaque, à cause de son idée fixe, encore moins que les autres - il marque moins, mais plus intensément. Le parano pathologique ne voit presque plus rien, mais ce qu'il voit est monstrueusement chargé.

   Ainsi, malgré la loi de la conservation de l'énergie psychique, autre métaphore freudienne à la postérité néfaste, ce qui passe par les mailles traumatiques est refoulé, il ne retournera plus.

 

 

L'orgasme, au propre et au figuré (I)

 

   Débaucher Freud du parti de l'iceberg, par contre, est une gageure. Car s'il a fait des incursions en surface, les profondeurs restent son terroir.

   Pourtant, chez Freud comme chez Nietzsche, la chose en soi fait irruption. On la croise dans une page de Malaise dans la civilisation, rédigée en forme de questions-réponses.

   Que veut l'homme? le bonheur.

   Qu'est-ce que le bonheur? connaître des sensations fortes.

   Et plus précisément? "L'amour sexuel nous a fait éprouver avec le plus d'intensité un plaisir subjugant, et par là nous a fourni le prototype de notre aspiration au bonheur."

   Pourquoi cette aspiration est-elle irréalisable? parce que "ce qu'on nomme bonheur, au sens le plus strict, résulte d'une satisfaction plutôt soudaine de besoins ayant atteint une haute tension, et n'est possible de par sa nature que sous forme de phénomène épisodique."  

   Que fait l'homme? il se rabat sur le bien-être: "Toute persistance d'une situation qu'a fait désirer le principe du plaisir n'engendre qu'un bien-être assez tiède."

   Le bonheur est spasmodique, le bien-être durable, ce qui n'est pas orgasmique n'est pas le bonheur, mais orgasme signifie éphémérité et gueule de bois,

(P) Plus vaste sera la plaine.

   On peut jouir du bien-être du matin au soir, mais l'oragsme est une occupation qui te laisse pas mal de temps libre.

   Face à ce faux dilemme, Freud abonde dans le sens de la sagesse: se contenter du faute de mieux. Les hommes ont raison de se vautrer dans le bien-être, il leur épargne frustration, souffrance, ennui. Dire Oui, bravo, (P) Et le reste du temps?

 

   Que veut l'homme? vouloir, mais ne peut, Que fait l'homme? il veut bien, et encore: "Emilio avait atteint le dernier degré du calme. Personne ne l'empêchait de faire ce qu'il voulait et, au fond, il ne voulait rien" (Italo Svevo, Senilità).

   Mais appeler un chat un chat n'est pas humain. Malaise dans la civilisation est un livre admirable, à la logique implacable, aux lapsus symptomatiques. Au lieu de se tenir aux oppositions par lui tranchées, Freud glisse allègrement de joie à jouissance, d'amour à orgasme, de bien-être à bonheur .

   Exemple: "Le bonheur est une chose éminemment subjective." "Subjective", donc dépendant du sujet, donc objet d'analyse - alors que le propre de l'orgasme, prototype du bonheur, est d'installer son auteur dans le présent noir, où il n'a ni passé, ni futur, ni partenaire,

(P) Suspendre: S'il n'y avait qu'un verbe,

alors que le propre de l'orgasme est de rendre la psychanalyse inopérante.

   En confondant "bonheur" et "bien-être", Freud ramène son troupeau dans le giron EPIque.

 

   L'orgasme est le prototype de notre aspiration à échapper à l'EPI. Il est a-contextuel, unilatéral, a-symptomatique, égal à lui-même.

   Idem Dieu. Idem la vérité,

(P) Dieu est l'ersatz de l'orgasme, la vérité les met tous deux d'accord.

   La vérité, ou plutôt l'effet de vérité, que seule procure l'aristocratie des propositions vraies.

   L'homme qui a le premier prononcé "deux fois deux font quatre" n'en est pas revenu.

   Erreur, il en est revenu, sain et sauf, un choc par définition dure peu, l'effet de vérité est spasmodique. La vérité aveugle, oui, mais for the moment, l'habitude ouvre les yeux...

   Une vérité, en allant de soi ne cesse pas d'être vraie, mais elle perd de sa superbe.

   On peut prolonger le bien-être, mais le bonheur ne fait que passer,

(P) Qui boudera son plaisir au nom de la jouissance?

 

 

LE PRAGMATISME COGNITIF

 

   Qui engage le dialogue?

   Le sot, passons, pas dans notre école.

   Le faux, il joue au sage qui sait qu'il ne sait pas alors qu'il sait, des Dialogues il n'en saura pas davantage.

   Le mégalo, il sait que (P) Convaincre de la vérité prouve la société - mais pongiste de nature, il ne peut s'en priver, (P) Dire, point, n'est pas de ce monde, nous vivons sous le joug du point-virgule.

   Celui qui est dans le vrai, qu'a-t-il à gagner du dialogue? du temps.

 

   Apocalypse Now. Le structuraliste reconnaît l'existence de ghettos de liberté, l'épicier celle d'enclaves de gratuité, finiront-ils fragmentaristes? aucun danger, le cerveau veille.

   J'ai beau commander: Tu ne feras point de connexions! -, il passe outre. Humain trop humain, le cerveau combat la contingence par tous les moyens. Son idéal est d'enchaîner tout fragment solitaire dans une série causale. Faute de mieux, il lui procure un refuge dans un milieu plus lâche, allant de la ressemblance au collage en passant par l'homologie et le puzzle. A l'arrivée, tous les fragments sont casés.

   Je lui ordonne: Tu n'expliqueras pas l'allant de soi! -, le cerveau cause toujours, il a horreur de la cause suffisante, le marché du travail aussi: chaque cause suffisante renverrait dix chercheurs au carreau. La multi-causalité et l'impressionnisme causal sont un devoir civique.

 

   Le paranoïaque a mis de l'eau dans son vin, voici la paranoïa ambulatoire,

(P) Rigueur de neuf à cinq, laisser-aller avant après.

Sa journée accomplie, le parano institutionnel ôte sa camisole de force et s'adonne au pluralisme. Au lieu de chercher donc de trouver à tout phénomène l'unique principe de marquage, texte ou sexe ou fric ou pouvoir, il cherche donc trouve à tout phénomène un principe de marquage quelconque,

(P) Pourquoi un si tu peux deux? jamais deux sdans trois, et cetera et cetera,

texte et sexe et fric et pouvoir.

   Parano hard ou parano soft, mais parano toujours, la faute est au cerveau, il est programmé pour éradiquer le non-marqué,

(P) Appeler un chat un chat n'est pas humain.

 

   Les EPIstes n'ont de nos jours que surface dans la bouche - plus drôle sera la chute.

   Pour se faire une place sur le marché, en cette ère du soupçon il vaut mieux être dupe, paranos et scaphandriers se convertissent en masse à la néo-crédulité: Et si les acteurs disaient vrai?

   En s'abandonnant aux délices de la naïveté, les plongeurs repentis poussent le vice jusqu'à lire un texte à la lettre. Mais ils crient victoire trop tôt, l'iceberg n'est pas près de fondre. Grâce à la sagesse des nations: (S) Ce n'est jamais si simple, (S) C'est même beaucoup plus compliqué, (S) Il ne faut pas se fier aux apparences, (S) L'habit ne fait pas le moine ni l'hirondelle, le printemps, (S) Pas de fumée sans feu, la fumée étant (S) L'arbre qui cache la forêt - nous continuons à (S) Chercher midi à quatorze heures -

(P) Appeler un chat un chat n'est pas humain.

   Le cerveau fabrique notre monde à son image, car le monde, squelettique, le laisse sur sa faim. Le cerveau a horreur de la cause suffisante, alors le mettre au régime de la surface?

 

 

Deux fois deux font quatre (II)

 

"Mais que m'importent, mon Dieu!, les lois de la nature et de l'arithmétique, si, pour une raison ou pour une autre, ces lois et ce "deux fois deux font quatre" ne me plaisent pas? Deux fois deux feront quatre sans que ma volonté s'en mêle. La volonté veut bien autre chose!" (Dostoïevski, Le Sous-sol)

 

 

   L'EPI, exégétique et laïque, c'est la raison de son succès, a réussi à s'attribuer les droits sur notre système cognitif. Tout se tient, Tout est marqué, Lire entre les lignes? - mais notre cerveau le fait les yeux fermés.

   L'EPI est un instantané du cerveau, toute grande pensée - le pléonasme - commence par en être le cliché. Or penser, c'est défier le cerveau avec les armes du cerveau.

   Il n'y a pas de pensée fragmentaire, juste une pensée kamikaze qui tend à échapper un instant du Donnant donnant, (P) On peut toujours s'entendre, soyons sourds.

   Il n'y a pas de pensée du non-marquée, juste une pensée kamikaze qui cherche un répit de la paranoïa, (P) Pas de mirage sans désert.

   Il n'y a pas de pensée de surface, juste une pensée kamikaze qui aspire à la chose en soi, (P) A moi l'arbre à vous la forêt.

   Il n'y a pas de pensée blasée.

 


 



([1]) Paranoia, Iceberg, Grocery (PIG)

([2]) Autre "tu", à Pierre, pour lui promettre les clés et la primauté, parce qu'à sa question "Et vous, qui dites-vous que je suis?", il a su répondre "Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant" (Matthieu XVI:15-19, 27-31).

 

>> Post Comment
Name:

Comment:


All comments:
Barnypok asked:
h80Ybt http://www.FyLitCl7Pf7ojQdDUOLQOuaxTXbj5iNG.com
1/2/2017
Barnypok asked:
h80Ybt http://www.FyLitCl7Pf7ojQdDUOLQOuaxTXbj5iNG.com
1/2/2017
matt asked:
dyTK2I http://www.y7YwKx7Pm6OnyJvolbcwrWdoEnRF29pb.com
1/29/2017
chaba asked:
rC6jIB http://www.y7YwKx7Pm6OnyJvolbcwrWdoEnRF29pb.com
1/29/2017
chaba asked:
rC6jIB http://www.y7YwKx7Pm6OnyJvolbcwrWdoEnRF29pb.com
1/29/2017
matt asked:
dyTK2I http://www.y7YwKx7Pm6OnyJvolbcwrWdoEnRF29pb.com
1/29/2017
gordon asked:
tkXSyO http://www.y7YwKx7Pm6OnyJvolbcwrWdoEnRF29pb.com
1/31/2017
gordon asked:
tkXSyO http://www.y7YwKx7Pm6OnyJvolbcwrWdoEnRF29pb.com
1/31/2017