Ere et fiction

 

 

 

ERE et FICTION (NOTES)

 

 

"Le nombre de pages de ce livre est exactement infini. Aucune n'est la première, aucune n'est la dernière. Je ne sais pourquoi elles sont numérotées de cette façon arbitraire. Peut-être pour laisser entendre que les composants d'une série infinie peuvent être numérotés de façon absolument quelconque [...] Si l'espace est infini, nous sommes dans n'importe quel point de l'espace. Si le temps est infini, nous sommes dans n'importe quel point du temps" (Jorge Luis Borgès, "Le livre de sable"([1])).

 

   Et si "maîtriser le Temps" n'impliquait pas forcément "mieux le saisir"? et si "voyager dans le Temps sans trop de risques de se perdre" n'était pas la meilleure façon de l'appréhender? C'est ainsi que s'achève le chapitre consacré à l'ère chrétienne. Ce qui nous mène à la littérature. Pas à dans son ensemble, loin s'en faut. En matière de témérité temporelle, la "moyenne" historienne dépasse largement la "moyenne" littéraire. N'empêche. Des textes littéraires à tendance expérimentale prennent, en matière de temps, des risques Importants. Risques auxquels l'historien ne peut rester insensible, même si les modes d'application - d'inspiration - sont extrêmement difficiles à définir. Ceci explique le caractère peu satisfaisant de ce chapitre qui aurait dû transformer ce livre, il ne fait que le parasiter; car le temps littéraire est un défi majeur pour l'histoire, or ici on l'a à peine repéré, quant à le relever...

  Parmi ces expérimentations littéraires, évoquons, à titre d'échantillon dû aux hasards de lectures récentes, Alejo Carpentier et son recueil au titre déjà éloqeunt: Guerre du temps et autres nouvelles, dont une, "Retour aux sources", adopte le procédé cinématographique de projeter le film en arrière: "Et il y eut une grande soirée, dans la salle de concert, le jour où il atteignit sa minorité. Il était gai de penser que sa signature avait cessé d'avoir une valeur légale et que les bureaux d'enregistrement et les greffes remplis de mites s'effaçaient de son horizon"([2]); Borgès, qui invente le "livre de sable", cet "objet de cauchemar, une chose obscène qui diffamait et corrompait la réalité" - car trop réel...; La mort d'Artemio Cruz de Carlos Fuentes, Les années de Virginia Woolf, Les somnambules d'Hermann Broch, dont une analyse rapide occupera la deuxième partie de ce chapitre; mais aussi - certains diront surtout - la science fiction, genre qui a pour défi majeur nos conceptions temporelles, pour topos, le voyage dans le Temps, suivant l'oeuvre du Maître, The Time Machine de H.G. Wells; genre qui affectionne tout particulièrement la datation en ère(s), comme l'indiquent quelques titres: 2440 de Louis-Sébastien Mercier (1770); "C'était en l'an de grâce 1992" - ainsi commence le trop peu connu récit de Gabriel Tarde "Les Géants chauves" (1894)([3]); 1984 de George Orwell; Chroniques martiennes de Ray Bradbury (1951), qui vont de 1999 en 2026; 2001: Odyssée dans l'espace de Stanley Kubrick et Arthur C. Clarke (1968).

   La science-fiction démontre, à travers la comparaison de ses deux principales versions, "utopie" (voyage imaginaire dans l'espace) et "uchronie" (voyage imaginaire dans le dans le temps), que les explorations horizontales ont de loin précédé les explorations verticales (supra, "Laboratoire temporel..."). Elle met aussi en évidence le caractère à première vue incontournable de la chronologie par nous pratiquée - même les textes les plus hardis s'y rabattent, ou du moins calquent-ils leurs datations sur la "normale". Tout laisse à penser qu'en matière de temps, les limites de l'imagination sont vite atteintes, ce qui recoupe les conclusions des études cognitives déjà citées (supra, "Une histoire-fiction: l'ère de la Passion"), selon lesquelles l'espace est une catégorie bien plus élémentaire que le temps. N'est-ce pas une raison supplémentaire pour se pencher sur les rares oeuvres de fiction qui ont sérieusement remis en question ces limites?

 

 

   Une question proche, à savoir, le décalage entre "temps du monde" et "temps du texte", est au centre des études narratologiques depuis un bon demi siècle déjà. Fabula et sjuzet des Formalistes russes; story et plot dans la critique anglo-saxonne; histoire et discours de Tzvetan Todorov; récit raconté et récit racontant de Claude Brémond; histoire et récit de Gérard Genette; fabula et intrigue selon Cesare Segre; temps raconté (erzählte Zeit) et temps du raconter (Erzählzeit) de Günther Müller: l'éventail terminologique est à la mesure de l'importance qu'on y accorde aus écarts entre l'univers dont parle le texte - "diégétique", selon la terminologie de Genette - et le texte lui même. Selon la formule consacrée, la fabula serait la reconstitution chronologique et logique de faits racontés dans le désordre -leur mise en ordre, si l'on veut ([4]).

  Un livre résume cette problématique: Tristram Shandy de Laurence Sterne, livre expérimental s'il en fut. Parti de l'ambition de raconter sa vie et ses opinions, le narrateur commente ses progrès: "Je suis plus âgé d'un an ce mois-ci que je ne l'étais l'année dernière à pareil jour; et étant parvenu, comme vous voyez, presque au milieu de mon quatrième tome, - et pas au-delà du premier jour de ma vie, - il est évident que j'ai trois cent soixante-quatre jours de plus à écrire que je n'en avais quand j'ai commencé ma vie: en sorte qu'au lieu d'avoir, comme un écrivain ordinaire, avancé dans mon ouvrage en proportion de ce que j'en ai fait, - au contraire, me voici justement d'autant de volumes en arrière"([5]). Comment mieux dire l'incommensurabilité entre temps raconté et temps racontant? Victor Chklovski écrit fort justement: "Tristram Shandy est le roman le plus caractéristique de la littérature universelle"([6]).

   Pourtant, une cascade de doutes accompgne la claire disntiction entre fabula et sjuzet. A commencer par l'existence-même d'un ordre chronologique et causal en arrière-fond du texte, qu'il nous appartient de reconstituer - quel statut ontologique peut-on accorder à la fabula d'Oedipus Rex, par exemple? On s'interroge aussi sur l'intérêt que porte le lecteur à une telle reconstitution. Et en sortant de la littérature, on note que l'existence d'un ordre logique et chronologique contredit ce que la philosophie et l'expérience quotidienne nous enseignent. Cet ordre est une construction. L'ordre causal est partiellement fictif, car il résulte d'une opération a posteriori; l'ordre chronologique l'est aussi, car il n'y a pas de présent "pur", i.e. qui ne soit pas imprégné par le passé, orienté vers le futur. Or c'est sur une telle conception que repose l'histoire comme science. D'où l'intérêt des romans qui remettent en cause l'idée même de chronologie, tout en utilisant la datation en ère chrétienne.

 

 

Carlos Fuentes, La mort d'Artemio Cruz (1962)([7])

 

Tolstoï: "Quant à moi, si on m'avait demandé de quoi parlait Anna Karéniea, j'aurais eu à réécrire le livre entièrement de nouveau"([8])

 

   Rien n'illustre mieux le caractère fictif de l'ordre chronologique censé préexister au texte comme les résumés des livres. La quatrième de couverture s'en, charge souvent, qui oscille entre deux pôles: fabula ou interprétation. Celle de l'édition de poche en français de la Mort d'Artemio Cruz opte pour la fabula: "Artemio Cruz, propriétaire d'un grand journal de Mexico, est brutalement atteint d'une grave maladie. Ce personnage puissant, qui a exploité à son profit des moeurs politiques corrompus dont les grands bouleversements sociaux favorisent l'épanouissement, s'efforce, sur la frontière de la mort, d'établir le bilan de sa vie désormais achevée. Combattant de la Révolution, il a passionnément aimé, à vingt ans, une jeune fille, Regina, qu'il a retrouvée massacrée après un combat. Ce choc a marqué toute son existence, et l'idéal de sa jeunesse a fait place à une implacable volonté de puissance. Mais est-ce seulement de ce fait qu'a surgi l'Artemio Cruz de la réussite?".

.  Difficile de mieux trahir un livre, qui fait tout pour rendre une telle lecture impossible. Et comble du paradoxe, pour savoir "de quoi il est vraiment question" dans La mort d'Artemio Cruz, mieux vaut se fier à un texte qui n'en parle point: "La vie d'une personne consiste en un ensemble d'événements dont le dernier pourrait encore changer le sens de tout l'ensemble, non parce qu'il compterait plus que les précédents, mais parce qu'une fois inclus dans une vie les événements se disposent en un ordre qui n'est pas chronologique mais répond à une architecture intérieure" (Italo Calvino, "Comment apprendre à être mort" Palomar([9])).

 

   Avant de parler de l'"architecture intérieure" d'Artemio, parlons de l'architecture extérieure du roman. Celui-ci est constitué d'une série de 12 fois trois chapitres, chaque triade suivant la même matrice (pattern): JE/présent-TU/?-IL/passé. En simplifiant beaucoup, disons que les "JE" décrivent minitieusement l'agonie; les "TU" sont forcément de statut hermétique, ce qui explique les anomalies temporelles - selon Brian McHale, il s'agit de moments "hors-temps", qui concernent plus le "moi" profond que le registre temporel([10]); et les "IL" se rappellent douze journées de la vie d'Artemio Cruz, chacune ayant pour titre une date. Les voici résumées:

1. 1941: le 6 juillet: Deux scènes parallèles, Catalina et Teresa, femme et fille d'Artemio Cruz, en préparatifs du mariage de la fille, Artemio en affaires (magouilles extrêmement lucratives)

2. 1919: le 20 mai: Artemio pénètre dans la famille Bernal, en s'emparant de ses terres et dettes - et de Catalina.

3. 1913: le 4 décembre: Artemio le révolutionnaire, et mort de son grand amour, Regina.

4. 1924: le 3 juin: Artemio et Catalina, dernière chance de leur amour.

5. 1927: le 23 novembre: Artemio "vend son âme" à ses ennemis d'hier - et en tire des bénéfices importants.

6. 1947: le 11 septembre: Artemio et sa maîtresse trop jeune Lilia.

7. 1915: le 22 octobre: Le capitaine Cruz, sournois, sauvé de l'exécution - mais pas son voisin de cellule, Gonzalo Bernal, frère de Catalina.

8. 1934: le 12 août: Artemio rate un amour possible avec Laura.

9. 1939: le 3 février: Lorenzo Cruz, fils d'Artemio, trouve la mort dans la Guerre d'Espagne.

10. 1955: 31 décembre: Soirée mondaine chez Artemio et Lilia.

11. 1903: le 18 janvier: Le domaine où grandit Artemio, fils illégitime de l'ancien maître et d'une domestique mulâtre, dans la déchéance et sous le nouveau maître, son oncle - par lui tué.

12. 1889: le 9 avril: Naissance d'Artemio Cruz.

 

   le roman s'achève par un passage mêlant le "JE" et le "TU" - par la mort d'Artemio Cruz, dont l'agonie, rappelons-le, commence soixante-dix après, le 9 avril 1959.

 

   Ce résumé aussi est caricatural et incomplet; le livre donne beaucoup d'autres éléments factuels, permettant de mieux reconstituer la fabula, l'ordre chronologique et logique de la vie d'Artemio Cruz. Or c'est précisément sur l'existence-même de cet ordre que le roman nous invite à nous interroger. Certes, on peut le lire comme on lit un roman d'Agatha Christie, où le présent, l'énigme, est déchiffré grâce aux clés (clues) savamment disséminés - et dissimulés - au long du sjuzet. Une telle lecture du roman de Fuentes produirait une chaîne causale, (pré)déterministe, mais aussi cyclique, du genre injustice -> quête de la justice -> excès et désillusion (=la nature humaine), -> injustice. Lecture simpliste, que même la plupart des grands romans policiers n'autorisent guère, a fortiori ce livre qui, à chaque page, la déjoue. Deux longues citations, tirées des chapitres "exégétiques" - les "TU" - l'illustrent assez:

- "Car ton existence sera faite de tous les fils du métier, comme la vie de tous les hommes. Car tu n'auras aucune occasion de plus ou de moins que les autres de faire de ta vie ce que tu voudras qu'elle soit. Et si tu dois être telle chose, et non telle autre, c'est parce que, malgré tout, tu devras choisir. Tes choix ne nieront pas le reste de ta possible vie, tout ce que tu laisseras en arrière chaque fois que tu auras à choisir: ils ne feront que la réduire, la réduire au point qu'aujourd'hui ton choix et ton destin ne feront qu'un: la médaille n'aura plus deux faces: ton désir sera semblable à ton destin"(p.45).

- "Mais tu te rappeleras d'autres choses, d'autres jours qui, proches, lointains, repoussés dans l'oubli, étiquetés par le souvenir - rencontre et refus, amour fugace, liberté, rancune, échec, volonté - furent et seront quelque chose de plus que les noms que tu pourras leur donner: des jours où ton destin te poursuivra avec un flair de lévrier, où il te retrouvera, s'emparera de toi, s'incarnera en tes paroles et tes actes, matière complexe, opaque, adipeuse à jamais tissée avec l'autre, l'impalpable, celle de ton esprit absorbé par la matière"(p.24).

 

   Car le seul ordre ayant une réalité dans la vie d'Artemio Cruz est celui qu'il se construit lui-même de son chevet de mort, ordre fait d'excursions vers 1941, 1919, 1913, etc. C'est l'"architecture intérieure" dont parle Italo Calvino. Parce qu'il fait un appel systématique à la chronologie "extérieure", "objective", considérée comme pourvoyeuse obligée de points de repères, Carlos Fuentes est en mesure de la montrer telle qu'elle est vraiment: piège dans lequel il est si commode, si fatal de tomber.

   J'irais plus loin. La force du roman, pour moi, est dans l'interchangeabilité temporelle d'une partie des épisodes racontées. Certes, la naissance et la mort ne peuvent pas ne pas occuper le début et la fin de la fabula; les autres moments-clés d'Artemio Cruz n'ont en revanche pas de position nécessaire dans sa vie. Contrairement aux scénarii auxquels nous nous sommes habitués trop hâtivement: "Qui n'a pas de rêves révolutionnaires à 18 ans est un salaud, qui les a à 40 ans est un idiot" -, il n'y a rien d'inhérent à l'expérience de 1913 qui la prédétermine à venir avant celles de 1919, 1927, 1941; ni l'épisode de Laura (1934) avant ceux de Lilia (1947;1955). La mort d'Artemio Cruz dit qu'il n'y a pas d'ordre nécessaire. A la limite, le "salaud", dans ce roman, est celui qui croit que ce mécanisme est inéluctable - "j'ai déjà donné en rêves, à présent me voici blasé" -, parce que cela l'arrange, parce que cela arrange la société. Ce "salaud", c'est nous.

   Plus que d'interchangeabilité, il faut parler du caractère à la fois non-marqué et non-unique de l'écrasante majorité des faits. La nouvelle "Droit d'asile" d'Aljejo Carpentier([11]), si elle respecte la "chronologie", c'est-à-dire une succession de faits uniques, la mine avec les sous-titres: "Dimanche", "Lundi", "Un autre lundi (n'importe lequel)", "Un lundi qui peut être vendredi", "Vendredi ou lundi? Jeudi ou mardi prochain?", "Un jour quelconque", "Vers un mardi". Car si le récit couvre plus de deux ans, il raconte un temps presque immobile (tout au plus est-il cyclique, comme le montre la fin, où l'"anti-héros" retrouve sa case départ). Un rappel ô! combien utile que dans cette chaîne causale que représente la chronologie ne participent que très peu d'éléments de la vie d'une homme - et par extrapolation, de la vie d'un groupe; les autres sont comme des particules libres, qui pourraient se trouver pratiquement n'importe où, même s'ils ont tendance à graviter autour d'un chaînon plutôt que d'un autre. Le film de Terry Gilliam, Les Aventures du Baron de Munchausen (1988), offre une belle parodie du caractère trop marqué de la chronologie. Il commence par une scène pastorale présentée par trois panneaux: "Le XVIIIe siècle"; "Les Lumières"; "Mercredi" - que suit le siège d'une ville européenne par les Turcs. En règle générale, la datation par nous usitée en fait, en dit trop - et pas assez. Bien plus de choses nous arrivent "un mercredi", "vers 10h.", "le lendemain", "cependant", "au début de l'été", ou "une semaine après le départ des enfants", que le 29 avril 1989. Or cette redondance informative que la chronologie ne peut pas ne pas véhiculer est lourde de conséquences: linéarité, régularité, orientation, contextualisation quasi-infinie, etc. Pour employer une fois de plus le langage linguistique, on dira que la chronologie fait du Temps un système dont tous les éléments sont marqués. S'y perdent ainsi deux des caractéristiques essentielles de notre expérience du temps: les moments "neutres", et la fragmentarité; la fragmentarité étant dûe en grande partie au caractère non-marqué de presque tout ce qui nous arrive. Le lien est tout trouvé à Virginia Woolf.

 

 

Virginia Woolf: Les Années (1937)([12])

   En littérature comme ailleurs, on ne peut pas "tout" dire, "tout" décrire, comme l'ont montré des expérimentations à but exhaustif (Tolstoï et sa "caméra littéraire", Andy Warhol dans ses films-fleuves, Georges Perec dans Tentative d'épuisement d'un lieu parisien, 1975). Et surtout on ne veut pas "tout" dire, ni, même, l'essentiel. A bon nombre de questions qu'on se pose, pourtant cruciales pour la compréhension, le texte choisit de ne pas répondre, soit provisoirement, soit définitivement; au lecteur d'y remédier grâce à un travail constant de comblement de lacunes([13]). Le processus de lecture exige donc la construction continue d'hypothèses, plus ou moins sophistiquées, fondées sur ce qui est dit explicitement, sur la logique interne du monde créé par le texte, sur le genre auquel il appartient, sur notre connaissance du monde,etc. L'art de l'écrivain consiste à jouer sur ces hypothèses, et, comme le démontrent Perry et Sternberg, à laisser cohabiter des hypothèses contradictoires, entre lesquelles trancher équivaut trahir, comme c'est le cas dans la célèbre nouvelle de Henry James, The Turn of the Screw.

   La mort d'Artemio Cruz a servi à montrer que ce qui est considéré comme "lacune", selon les critères normaux de la chronologie, ne l'est pas si l'on accepte l'idée qu'il n'y a pas de chronologie extérieure. En effet, Fuentes fait tout pour que notre attention ne soit pas axée sur les questions du type "Pourquoi l'hostilité entre Artemio et Catalina?" - le livre, on l'a vu, affirme que la cause et l'effet,le destin et la vie, ne se retrouvent qu'a posteriori, pour ne pas dire post-mortem -, mais plutôt sur la cadence temporelle de la conscience de Cruz.

   Virginia Woolf, la Grande Dame du Stream of Consciousness, n'aurait certainement pas renié le roman de Fuentes. Les Années, son dernier roman, fait pourtant un choix à première vue plutôt traditionnel, qui suit, sur un demi-siècle, l'histoire d'une famille - disons une tribu - anglaise, "Les Pargiter" (c'est d'ailleurs le titre initial du roman, comme l'atteste son Journal, 2 novembre 1932). Le récit commence en 1880 et se termine au "Present Day" (c.1930), et jamais n'abandonne-t-il l'ordre chronologique - une parfaite correspondance entre fabula et sjuzet, entre temps raconté et temps racontant, rarement rencontrée en littérature, même dans le roman réaliste du XIXe siècle. Il n'est pas moins un défi à nos habitudes chronologiques - et à notre obsession de combler les lacunes. Et ceci, précisément par sa radicale fidélité à la linéarité.

   Car à dire vrai, la correspondance est trop parfaite, elle devient rapidement troublante - elle trouble le lecteur. Ceci, parce que le roman ne respecte qu'un des deux traits distinctifs de la linéarité. S'il est unidirectionnel - "trop", comme on le verra sous peu -, il n'est pas continu, loin s'en faut. Jugeons plutôt: Après le premier chapitre, "1880", qui sert d'exposition, vient "1891"; puis "1907", "1908", "1910", "1911", "1913", "1914", "1917", "1918", "Present Day". Mieux. Comme dans La mort d'Artemio Cruz, chaque chapitre raconte une à trois journées. Pour ajouter au caractère fragmentaire du roman, chaque journée est filtrée à travers la conscience d'un, deux, maximun quatre protagonistes - alors que la famille Pargiter est constituée de dizaines de personnages plus ou moins centraux (l'absence de "héros" est cruciale). Résultat: le lecteur dispose des seules informations auxquelles est exposé le "filtre" en cette journée.

  Cet handicap aurait été facilement surmonté dans un roman "traditionnel", et ce par l'usage des flashback explicites et implicites. Mais là la curiosité du lecteur bute sur l"unidirectionnalité" radicale du roman. Le roman obéit à une règle non-dite, extrêmement rarement transgressée, selon laquelle ce qui n'arrive pas dans le présent est irrattrapable. Autrement dit, les seuls éléments du puzzle dont on disposera sont ceux qui seront vécus sous nos yeux! Ainsi, chaque fois que s'engagent une pensée, une conversation qui risquent de combler les lacunes - et ce livre est fait quasi-exclusivement de lacunes...-, quelque chose empêche l'information de transpirer. Et ce dès 1891: "Now tell me about the family", demande Eugénie à son beau-frère, Colonel Pargiter; mais avant qu'il ne satisfasse sa curiosité - la nôtre -, il est interrompu par les enfants (pp.123-24). Ainsi la tante Delia, dont on a perdu toute trace depuis 1891 - en 1880 sa conscience était pourtant un "filtre" important -, voici que sa nièce, c.1930, se demande: "Qu'est-ce que je sais d'elle?"; et la seule information dont on aura droit sera celle du présent (p.353). De même, l'oncle Edward, en 1880 pressenti pour le rôle du "héros" du roman, au sujet duquel son neveu se demande, en 1930 toujours: "What had he been doing all these years?"(p.405); on ne saura guère plus que ce qui a été déjà dit avant, i.e. quasiment rien (exemple de 1910: "And Edward?" she asked. "Edward..." Rose was beginning, when Sally came in with the pudding. "Edward!" she exclaimed, catching the word." Et ça sera tout; p.168). 

   Il y a plus frustrant encore, pour notre curiosité; quand les protagonistes se souviennent, car la mémoire - la nostalgie - occupe quand même une place centrale dans leur vie, c'est pour revenir uniquement à ce que nous savons déjà... Ainsi Kitty, en 1910, se souvient d'Oxford 1880 (p.183-84); Eleanor, c.1930, d'une discussion en 1917 (p.309, p.386); North, c.1930, de 1917 toujours (p.313-14); et même quand, exceptionnellement, le flashback renvoie à ce qui ne nous a pas été conté, les paroles sont les mêmes que dans d'autres occasions (p.347 = p.286).

 

   Ce qui n'est pas sans rappeler une autre oeuvre magistrale de l'époque: Hermann Broch, Les Somnambules (1930-1932). La Romantrilogie de Broch comporte trois romans séparés par le temps, l'espace et les protagonistes: 1888 - Pasenow ou le romantisme, qui se passe à Berlin et en Prusse orientale, 1903 - Esch ou l'anarchie, qui se passe entre Cologne et Mannheim, et 1918 - Hugueneau ou le réalisme, qui est partagé entre le vallée de la Moselle et Berlin. Or si des personnages d'un roman sont croisés dans un autre, on ne saura pratiquement rien de ce qui leur est arrivé dans l'intervalle des 15 ou 30 ans.

 

  On a employé le terme "puzzle", qui implique un tableau préexistant sa reconstitution. Et l'essence-même de la chronologie pousse dans cette direction. Les Années récusent cette conception. "Puzzle", peut-être, mais où il faut se faire à l'idée que les morceaux manquant le sont définitivement; ou, selon une formule meilleure, les morceaux qui manquent n'existent pas! Car le fragmentaire n'est pas un miroir déformé du réel, il est le réel.

   Pour rendre les choses plus complexes encore, ce livre sur la durée, d'une architecture chronologique rigide, privilégie en réalité deux forces opposées à la chronologie: le présent et la répétition. Le présent, on l'a vu, qui est notre unique informateur; le présent, comme dit Eleanor, la soeur aînée des sept Pargiter, de qui, paradoxalement, nous savons le plus, alors (parce?) qu'il ne lui arrive "rien": "My life, she said to herself. That was odd, it was the second time that evening that somebody had talked about her life. And I haven't got one, she thouht. Oughtn't a life to be something you could handle and produce? - a life of seventy odd years. But I've only the present moment, she thought. Here she was alive, now, listening to the fox-trot"(p.366).

   Et la répétition. "Its like a kitten catching its tail, Peggy thought; round and round they go in circle. But it's what they enjoy, she thought; it's what they come to parties for" (p.359). Le roman abonde en techniques qui accentuent son caractère répétitif,à l'encontre de la linéarité qu'il affiche:

- Ainsi, chaque chapitre/année/journée commence par un passage sur la saison et le temps qu'il fait: 1880: printemps pluvieux; 1891: automne venteux; 1907: mi-été et chaleur; 1908: mars et vent... Et le premier passage annonce déjà la couleur: "Slowly wheeling, like the rays of a searchlight, the days, the weeks, the years passed one after the other across the sky"(p.4).

- Les mentions d'horloges, d'heures, de montres s'y comptent par dizaines: "But the bells were making their usual commotion. She hated the sound of bells; it always seemed to her a dismal sound; and then, just as one stopped, here was another beginning. They were walloping one over another; one after another, as if they would never finished. She counted eleven, twelve, and they went on thirteen, fourteen... Clock repeating clock through the damp, drizzling air" (p.61). "Since the Abbey was so near, the sound of the hour filled the room; softly, tumultuously, as if it were a flurry of soft sighs one on top of another, yet concealing something hard"(p.143); "Nobody spoke. It was very quiet. The clocks that use to boom out the hour in Westminster were silent"(p.294).

- Chaque journée est marquée par une mort ou plus: 1880 tourne autour de la mort de la mère, 1891, de celle de Parnell, en 1907, apprend-on, est morte Eugénie, en 1908, son mari Digby, 1910 voit la mort du roi, 1911, du Colonel, 1913, du chien, 1914,1917,1918, de millions, "Present Day", d'un neveu.

   Ainsi, Woolf fait appel à ce qui rend illusoire la maîtrise du Temps, dérisoire, la datation chronologique: saisons, heures, mort. Tout au plus peut-on parler de "variations sur un thème", comme dit sa plus fiable représentatrice, Eleanor: "Does everything then come over again a little differently? she thought. If so, there is a pattern; a theme, recurring, like music; half remembered, half foreseen?... a gigantic pattern, momentarily perceptible? The thought gave her extreme pleasure: that there was a pattern. But who makes it. Who thinks it? Her mind slipped." (p.369).

  

   Là aussi, un rapprochement avec Les Somnambules s'impose. Car si l'ouvrage de Broch met formellement l'accent sur la durée et sur la direction presque téléologique de l'histoire, une lecture attentive de l'ensemble révèle qu'il s'agit, de fait, de variations sur quelques thèmes obsessifs, en premier lieu l'étrangeté et la solitude de l'homme de notre époque. De nombreux indices textuels accentuent l'impression de répétition d'un roman à l'autre, ainsi Bertrnad Miller, le narrateur d'une partie de 1918 - et aussi auteur de l'"Essai sur les valeurs" - reprend des formules, des attitudes, et même le nom de Eduard von Bertrand, le presqu'auteur de l'intrigue de 1888.

 

  Il ne faut pourtant pas adhérer à cette idée de l'Eternel Retour - je n'y adhère point - pour retenir la leçon, magistrale, et qui nous ramène à Borgès. La chronologie est incontournable? Rien n'est moins sûr. Elle peut être utile, à condition de ne cesser de se battre contre ce qui fait sa force: elle est pure fiction - "chose obscène qui diffame et corrompt la réalité"... Et, comment se le cacher, en cette matière, et face à l'histoire, la littérature (expérimentale, d'avant-garde) a pris quelques bonnes longueurs d'avance.

 

   Face à la vie aussi... Le compte-rendu du roman Les Années ne serait en effet ni complet ni honnête si on ne le mettait pas en un relief bien particulier: le célèbre Journal de Virginia Woolf([14]). La lecture de ce texte nous apprend ce qu'on pouvait suspecter, à savoir que l'expérimental est plus facile en fiction qu'en vécu. Le Journal révèle un souci extrêmement pointilleux des dates, de la linéarité et de la continuité, dont le roman est une si sévère critique. Le décalage est encore plus sensible au travers la comparaison du roman et des innombrables entrées qui lui sont consacrées dans le Journal entre 1932 et 1940, toutes minutieusement "chronologisées". Pourquoi jeter la pierre aux historiens?

 

 



([1]) Jorge Luis Borgès, "Le livre de sable", in Le livre de sable, Paris,Gallimard, 1978 (1975), tra. fra. F. Rosset, citations pp.141,139,144; et voir la belle analyse qu'en fait Stephen Jay Gould, Time's Arrow, Time's Cycle. Myth and Metaphor in the Discovery of Geological Time, Harvard U.P., 1987, pp.48-49, 56, 196.

([2]) Alejo Carpentier, "Retour aux sources", in Guerre du temps et autres nouvelles, tra. fr. R.L.F. Durand, Paris, Gallimard, 1967, pp.9-32, citation p.18.

([3]) Gabriel Tarde, "Les géants chauves", Revue Bleue, 12 novembre 1894, pp. 611-619. Je remercie vivement Paul-André Rosental de cette référence.

([4]) Pour une synthèse critique et les références bibliographiques, voir Paul Ricoeur, Temps et récit, Tome II, La configuration dans le récit de fiction, Paris, Seuil, 1984, pp.92-149.

([5]) Laurence Sterne, Vie et opinions de Tristram Shandy gentilhomme, IV,13, Trad. Paris, Charpentier, 1866, T. I, p.333.

([6]) Victor Chklovski, "Le roman parodique. Tristram Shandy de Sterne", in Sur la théorie de la prose, Lausanne, L'Age d'Homme, 1973(1925), 211-244 (citation p.244).

([7]) On s'appuie sur l'édition française, tra. R. Marrast, Paris, Gallimard, "Folio", 1966.

([8]) Lettre à A. Straxov, cité par Viktor Erlich, Russian Formalism. History - Doctrine, Yale U.P., 1981(1955), p.241.

([9]) Italo Calvino, Palomar, Paris, Seuil, 1985(1983), p.121.

([10]) Je remercie vivement Brian McHale pour sa riche lecture du roman dont il m'a fait part; sur les usages, rarissimes et toujours expérimentaux, de la deuxième personne en littérature, voir son, Language and style, 18:1 (1985).

([11]) Ibid, pp.173-212.

([12]) On utilise ici l'édition américaine, Virginia Woolf, The Years, N.Y., Harcourt, Brace & Co, 1937.

([13]) Voir l'article désormais calssique de Menachem Perry & Meir Sternberg, "The king Through Ironic Eyes: The Narrator's Devices in the Biblical Story of David and Batsheba and Two Excurses on the Theory of the Narrative Text", Poetics Today, Vol 7 N° 2 (1986 [1968]), pp.275-322.

([14]) Virginia Woolf, The Diary, Ed. A.O. Bell, Vol. IV, 1931-1935 et V, 1936-1941, Londres, Hogarth Press, 1982, 1984.

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